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La chronique de Guillaume Richez : L’heure de plomb de Bruce Holbert

Par Anneju71 @LesMotordus

La chronique de Guillaume Richez : L’heure de plomb de Bruce Holbert

La chronique de Guillaume Richez : L’heure de plomb de Bruce Holbert

"Ensemble, ils observèrent le feu brûler en crépitant. Elle se pencha pour l'embrasser, oblitérant le ciel. Il resta aussi immobile que possible, de peur que ce moment ne lui échappe. Elle avait la peau orange dans la lumière des flammes. Elle ferma les yeux, son visage devint blanc comme une feuille de papier attendant d'être couverte par l'écriture d'un garçon. Il suivit le contour de sa mâchoire et de son menton avec ses paumes rugueuses, il sentit la finesse de ses cheveux. Elle laissa aller sa tête entre les doigts de Matt et il la garda ainsi, heureux d'en supporter le poids."

Hiver 1918, une tempête de neige s'abat sur l'État de Washington. Luke et son frère Matt, deux adolescents de quatorze ans vivant dans un patelin qui compte moins de cent âmes, trouvent refuge chez la maîtresse d'école, Linda. Luke ne survivra pas à cette nuit glaciale. Pas plus que son père, parti à la recherche de ses deux jeunes garçons.

Rien de tel qu'un drame familial pour commencer un roman noir. L'Heure de plomb est une saga qui balaye une demi siècle, non de l'Histoire de l'Amérique, comme on peut le lire dans la préface (cette Histoire-là est reléguée en arrière-plan), mais de l'existence de Matt, Wendy, Linda, Lucky, Roland, Garrett et Horace, ces personnages solitaires qui se débattent avec leur destin, luttant pied à pied avec une nature hostile, croqués sur le vif par Bruce Holbert, "derrière une charrue ou juchés sur un animal, tirant la poignée d'une scie ou penchés sur un poulet en train de cuire dans une marmite".

Des hommes et des femmes saisis en plein labeur. Et rarement l'étymologie du mot travail n'aura eu autant de sens ( travail vient du latin tripalium qui désigne un instrument de torture). Car c'est autant les hommes qui sont mis à la torture, que cette terre qu'ils labourent, cette terre aride qui produit si difficilement ses fruits, aussi difficilement que les femmes de ce roman parviennent à enfanter, parfois pour donner naissance à des enfants mort-nés.

Le travail des hommes, le travail des femmes, le travail de la terre : tel est le crédo de Bruce Holbert dans cet hymne à la nature, un roman qui illustre parfaitement le genre du nature writing, parfois jusqu'à ses limites.

À travers le regard de Matt, le romancier américain révèle la beauté enfouie sous les apparences, le jardin d'Eden caché sous les terres brûlées, perdu dans ces contrées rocheuses et désertiques où l'auteur a grandi, ce paradis perdu de l'Ouest américain, dissimulé aux yeux des profanes, ceux qui ne savent pas voir (Horace, l'homme paresseux, et Garrett, l'homme cupide).

Matt, homme fruste sensible à la poésie des paysages, utilise des agates de rivière polies pour tracer le nom de sa bien-aimée, Wendy. Car pour Matt, la nature est un livre sacré, la musique du fleuve et de la rivière l'apaise comme la musique des mots de la Bible que lui lisait sa mère.

Pour lui, "chaque jour, chaque geste était un sacrement, le firmament au-dessus de sa tête était le plafond de sa chapelle, la terre en était le sol et la lumière n'avait besoin d'aucune fenêtre colorée pour se faire sacrée".

La nature est un temple, une terre sacrée où l'on ensevelit ses morts.

Matt s'étonne de voir des rosiers fleurir au-dessus des tombes de son frère Luke et de leur père, dans une région où les roses poussent rarement. Et Roland, père malheureux, a choisi d'inhumer les corps de ses deux enfants mort-nés, ainsi que celui de sa femme, "sur une hauteur" où "l'eau [...] coulait en permanence", faisant le vœu qu'ils "n'entendrai[ent] jamais le silence", au pied d'un arbre, gravant leurs noms "si profondément dans l'écorce de l'arbre que la sève coula de la blessure pendant toute une année".

La terre retourne à la terre, les cendres aux cendres, la poussière à la poussière.

Lisez certains passages à haute voix. Vous vous apercevrez que votre voix s'élève en incantation.

En prière.

L'Heure de plomb ( The Hour of Lead) de Bruce Hobert, traduit de l'anglais (États-Unis) par François Happe, éditions Gallmeister, " Nature writing ", septembre 2016


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