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Jacques Yonnet, chroniques de l’infraville

Publié le 13 octobre 2016 par Les Lettres Françaises

troquets_de_paris_0Toute sa vie, Jacques Yonnet a poursuivi ce qu’il appelait son « œuvre patiente de découverte de l’infraville ». Lorsqu’à la fin des années 1950 le journal l’Auvergnat de Paris lui confie une chronique consacrée aux bistrots, c’est un nouveau prétexte à sillonner « ces rues sournoises, saturées de poésie millénaire » pour en faire revivre les légendes qu’il faut « autant de temps pour roder et polir qu’un galet dans la mer pour prendre sa forme harmonieuse et définitive de galet ».

Ainsi l’Auvergnat de Paris eut-il « la primeur de l’histoire de la colombe, du violon qui vole, du cheval vert, du joueur de flûte des bords de Bièvre, de bien d’autres… ». Malgré l’annonce en 1970 d’un « florilège qui, rassemblé, verra le jour dans l’année qui vient », Yonnet mourut sans tenir promesse. Les éditions de l’Echappée nous offrent aujourd’hui Troquets de Paris, une sélection de ses chroniques qui vient s’ajouter au seul ouvrage publié du vivant de Yonnet, Rue des Maléfices (1954), pour former un bref corpus dont se détachent trois motifs : l’exploration inlassable du vieux Paris, le goût du merveilleux, et l’expérience de la Résistance.

Jacques Yonnet naît en 1915. Bien qu’élevé dans une famille socialiste, le jeune homme est un esprit libre réfractaire aux dogmes et aux étiquettes. Il entreprend des études de droit tout en lisant Francis Carco, Paul Fort, André Salmon, les surréalistes, et les historiographes de la capitale. Mobilisé, blessé, puis évadé au cours de la « drôle de guerre », il revient à Paris où il se jette dans la résistance, par goût du risque.

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En 1943, dans l’Armée des ombres, Kessel notait à chaud : « La France est une prison, mais l’illégalité est une évasion extraordinaire. » Chez Yonnet aussi, la clandestinité est vécue comme une opportunité de choisir et d’agir réellement, d’éprouver sa liberté et sa vie. « Le danger rôde partout. Je le renifle chaque fois. Je suis alors extrêmement maître de moi ; tous les sens tendus, prêt à tous les miracles, « survolté ». C’est la Résistance vécue au temps présent qui donne aux éléments par ailleurs disparates de Rue des maléfices son unité et place le récit sous tension. Dans les Troquets de Paris, Yonnet revit déjà l’occupation avec la nostalgie des mauvais souvenirs constitutifs d’une jeunesse qui s’éloigne : « Les personnes allergiques à l’ordre gammé (ce qui était mon cas), trouvions refuge (…) chez Robert Pignol (…) un bistrot-hôtel à la salle minuscule, rue Maître-Albert, en plein quartier de la Maube chère à Bruant. Nous y connûmes des heures inoubliables, des nuits entières durant, toutes lumières occultées, toutes portes verrouillées. » Là, Yonnet est en sécurité. « Ma ville veille sur moi. »

L’écrivain en restera toujours persuadé : « Nous avons la chance inouïe de vivre au sein d’une ville-miracle, qui, elle-même, vit de sa vie propre. » Paris, qui a dix fois barricadé ses rues, « possède ses armes secrètes. Depuis cet été elle a libéré des soupapes de sûreté qui font partie d’un dispositif merveilleux, connu d’elle seule », constate Yonnet, en écho à l’intuition de Léon-Paul Fargue qui prophétisait que « les avions ennemis, en cas de guerre, seraient frappés par le murmure d’histoire, d’élégance et d’amour qui se dégage de Paris ».

Dans les bistrots du Vème arrondissement, on perpétue cette « mode des lieux francs » qui consiste à « se trouver de plain-pied avec le quidam qui vous fait vis-à-vis. » Yonnet y fait des rencontres décisives : un gitan mystagogue, et un bandit d’honneur, disciple de Villon, qui l’initie « aux courants mystérieux qui font palpiter la Ville dans ses veines les plus secrètes. »

Le hors-la-loi et le Résistant reconstituent la carte des « lieux-phosphore » qui s’embrasent périodiquement, des « lieux prédestinés » qui exercent leur impérieuse attirance sur les personnes « hors-série » : « C’est maintenant un fait incontestable que les moindres paroles, les gestes les plus anodins, prennent en certains lieux et à certaines heures une importance, un poids inusités. »

Yonnet se refuse à opposer la science « cartésienne » à l’étude du merveilleux qui « nous baigne, nous entoure, nous pénètre » : « Aujourd’hui, à la lumière de découvertes sensationnelles que l’on accomplit chaque jour, je ne mets nullement cette science du micro-climat sur le compte d’un « surnaturel » de plus en plus suspect et flou dont nous n’avons que faire. » Il y a, dans ces phénomènes, « beaucoup plus à réfléchir qu’à rêver, à contrôler qu’à admettre. » Chez Yonnet l’athée, il ne s’agit pas de foi, mais de connaissance, de gnose : « A quoi, et à quoi bon, croire, quand on sait ? » D’autres avaient eu avant lui l’idée que « depuis des millénaires l’occultisme avait présidé aux plus extraordinaires manifestations de la science « révélée » aux hommes ».

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« Que la volonté ‘agisse’ comme suggestion, disons suggestion magique, qui en douterait ? », s’interrogeait Gabriel Marcel. On sait depuis les travaux de Nicholas Goodrick-Clarke l’influence des sociétés occultes sur les nazis et ce qu’ils surent en tirer de psychologie dévoyée pour magnétiser les foules. « Les meneurs d’hommes, (…) possèdent la science infuse du temps sclérosé. Ils jouent avec les secondes vides comme sur un damier », note Yonnet. « Une fraction de temps fixé, figé, de temps mort, enfoncée comme un coin dans les rouages les plus merveilleusement huilé du plus lucide des esprits : et voilà tout le mécanisme foutu par terre, prêt à assimiler toutes les disciplines, à entériner les plus monstrueuses aberrations, collectives surtout. »

Ainsi, dans le contexte de la guerre, cet intérêt pour les forces invisibles, qui ne sont pas toutes maléfiques, ne tient ni d’une distraction ni d’un délire. C’est plutôt que la bataille se joue aussi « dans un « monde parallèle » qui, loin d’être l’antithèse de notre « quotidien » banal et tant sous-estimé, en figurerait à la fois le complément, le prolongement et la parodie. »

Une fois démontées les barricades de la Libération, Yonnet continue à « explorer patiemment (…) jusqu’aux moindres culs-de-sac de cette cité à tiroirs » pour « dresser une carte de la ville-mystère ». Si le périmètre Maubert-Mouffetard demeure son quartier de prédilection, Yonnet n’est pas insensible aux autres arrondissements qu’il parcourt pour l’Auvergnat. Partout il emporte son goût de l’histoire et de l’anecdote. Le cocasse, l’insolite en toute chose retiennent l’attention de ce conteur hors pair.

Cependant quelque chose est en train de changer. Les urbanistes mutilent Paris. On détruit les Halles, on construit une voie express sur les berges. « Il ne se passe pas de trimestre que ne soient jetés bas des pâtés d’immeubles encore parfaitement habitables, et qui possèdent leur « personnalité » aux yeux des êtres sensibles », déplore Yonnet. « Mais les impératifs du moment sont aux grands ensembles, à l’univers alvéolaire inventé pour faire crever d’ennui, si nous n’y prenons pas garde, les gens que nous sommes. »

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Plusieurs années avant l’Assassinat de Paris de Louis Chevalier, Yonnet témoigne déjà de la « destruction systématique, consciente, cynique parce que mûrement concertée, du Paris dont nous avons tous, naguère encore, goûté le charme incomparable, irremplaçable, que nous croyions protégé à jamais ». Ce volume fait de Yonnet le témoin du « reconditionnement » de Paris — on emploierait aujourd’hui « réhabilitation » et son corollaire, « gentrification » : « Les gens modestes, éjectés comme des malpropres, déracinés, désemparés, dédommagés de façon dérisoire — ou pas du tout — s’en iront continuer d’exister dans des périphéries de carton-pâte… »

Le propre des chroniques est de signaler le passage du temps. Une nouvelle société émerge, plus prospère, plus unifiée. Les personnages qui peuplaient la Rue des Maléfices, peu à peu disparaissent, se transforment en figurants dans un décor pour touristes : « Nos actuels clochards, racleurs de poubelle, truands en perte de vitesse, mendigots chevrotants, barbus désabusés, regrettent leur prestige des autrefois-naguères où ils croyaient représenter une classe sociale bien distincte », constate Yonnet, peu de temps avant sa mort, en 1974. « Ce ne sont plus, maintenant, que des figurants, considérés et tolérés comme tels. »

Sébastien Banse

Jacques YONNET, Troquets de Paris. 
Avec 50 dessins de l’auteur
Editions de l’Echappée, 368 pages, 22 €

Soirée d'inauguration du Festival des Troquets de Paris 
Mardi 1er novembre, à partir de 19 heures
Au Motif (villa Marcel-Lods, passage de l’Atlas, 75019 Paris)


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