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Ibsen à l’envers

Publié le 12 novembre 2016 par Les Lettres Françaises

Pour Lorraine de Sagazan, le couple n’est pas seulement un observatoire privilégié de l’état des rapports humains : c’est l’élément central d’un laboratoire théâtral où l’intime se déploie sans quatrième mur. Dans toute sa cruauté. Assistante de Thomas Ostermeier sur les répétitions du Mariage de Maria Braun de Fassbinder en 2014, la jeune metteuse en scène, fondatrice de la compagnie La Brèche déploie un théâtre critique qui, dans sa manière de traiter du genre et des rapports hommes-femmes, se place dans la lignée du dramaturge et cinéaste allemand. Celui du Mariage, mais plus encore des Larmes amères de Petra von Kant, où le foyer est l’unique théâtre de la déliquescence des rapports. Après Démons de Lars Noren, Lorraine de Sagazan adapte une autre tragédie d’intérieur : Une maison de poupée d’Ibsen.

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On y retrouve les mêmes comédiens que dans la création précédente, rejoints par Romain Cottard dans le rôle de Torvald Helmer, le mari de Nora incarnée par Jeanne Favre. Ils excellent dans ce nouveau huis clos chez un couple bourgeois, où Lorraine de Sagazan poursuit avec brio sa libre exploration de textes bien connus des répertoires modernes et contemporains. Pas plus que dans Démons, la metteuse en scène ne se livre à des excentricités scénographiques. Au milieu d’un dispositif tri-frontal, le plateau figure un intérieur divisé en deux espaces : le salon, avec une grande table façon créations collectives, et le reste de la maison figuré par un espace cuisine et des coulisses semi-apparentes. Juste un peu trop dépouillé pour paraître rassurant, ce décor fait du public un invité plus ou moins officiel du couple qui s’apprête à fêter avec quelques amis son traditionnel avant-Noël. Célébration qui, bien sûr, vire à l’hystérie.

La transformation opérée par Lorraine de Sagazan sur le texte d’origine est d’emblée visible. Dans sa Maison de poupée, les vêtements sont un élément de langage à part entière, et ceux de Jeanne Favre disent le pouvoir et le contact avec le monde extérieur, tandis que ceux de Romain Cottard parlent plutôt popote et bricolage. Si dans Démons, l’adaptation visait surtout à transformer le rapport scène-salle, celle-ci est plus profonde : elle touche aux personnages, qui tout en restant fidèles à l’esprit d’Ibsen sont ancrés dans notre époque. C’est donc Nora qui semble s’épanouir en tant qu’avocate pendant que Torvald garde les enfants et écrit de mauvaises chansons. Mais tout est plus complexe : on finit par apprendre qu’en secret, ce dernier a fait jouer ses relations pour trouver un poste à son épouse.

L’inversion ne change rien au malheur du couple. Écrit en grande partir à partir d’improvisations, le texte est pour chaque comédien une partition aux multiples basculements. Jeanne Favre passe sans transition de femme fatale et sûre d’elle à créature blessée dans son orgueil. Et de type apparemment pathétique, Romain Cottard se révèle manipulateur et misogyne sans presque rien changer à son jeu. Grâce à un léger supplément de dureté peut-être, et quelques répliques un peu cinglantes. Quant à Lucrèce Carmignac, actrice principale de Démons avec Antonin Meyer Esquerré – ici une relation de travail de Nora – elle est un élément perturbateur troublant. À l’image de l’ensemble, qui fait bien plus qu’interroger les acquis du féminisme. Cruel jeu de masques, cette Maison de poupée questionne la nature des rapports humains dans l’ère capitaliste.

On regrette seulement le monologue intérieur de Nora, qui défile sur le mur du fond à la fin du spectacle. Une longue sidération silencieuse aurait suffi. Ces mots ont tendance à réduire le drame à une question de genre, alors que tous les comédiens s’illustrent par leur ambiguïté. Heureusement, la force du reste fait de cette fin un simple bémol.

Anaïs Heluin


Maison de poupée, librement inspiré de la pièce d'Henrik Ibsen 
Par Lorraine de Sagazan, le 22 novembre 2016 au Préau, CDN de Vire (14).
www.lepreaucdr.fr


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