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[Cinemania 2016] Elle – Talent de brute

Par Julien Leray @Hallu_Cine

Quoi que l’on puisse penser du film en lui-même, la candidature d’Elle de Paul Verhoeven pour représenter la France aux prochains Oscars reste une très belle idée. Inattendue et très inusitée. Dans un milieu aussi codé (pour rester poli) que peut l’être le cinéma français, ça peut certes paraître peu, mais pas moins osé.

Le cinéma de Verhoeven, un peu à l’instar de Park Chan-wook quant à sa radicalité (mais sans commune mesure quant à sa dimension politique, rageusement engagée), sent le souffre, la provocation, et n’hésite pas à jouer des interdits, surtout des non-dits. À piétiner les symboles et les acquis (ce que ne lui ont d’ailleurs toujours pas pardonné les États-Unis).

Sur ce(s) point(s) précis, je ne saurais que trop vous conseiller la lecture du très bon ouvrage collectif Paul Verhoeven, Total Spectacle, dans lequel Axel Cadieux, Benoit Marchisio, Hugues Derolez, Linda Belhadj et Julien Abadie reviennent en profondeur sur les obsessions et les combats du maître hollandais qui, films après films, auront infusés l’ensemble de son oeuvre.

Une constante chez Verhoeven : questionner la morale, le sacré, tout comme l’identité.

Elle, son premier film « français », s’inscrit lui-aussi pleinement dans cet héritage, à la fois dynamiteur de codes, miroir acide de mœurs, charge sociale frontale et sans pudeur.

Continuant son entreprise de déconstruction amorcée lors de ses débuts néerlandais, exacerbée au cours de ses opus hollywoodiens, Paul Verhoeven s’attaque avec Elle à un sujet brûlant s’il en est, plus que jamais à l’heure actuelle : le viol et le harcèlement sexuel.

Tout le monde se souvient du tollé qu’avaient à l’époque provoquées l’hypersexualité et les séquences de nudité de Basic Instinct (en particulier un plan de Sharon Stone qui en aura choqué beaucoup, fait fantasmer certains, laissé de marbre les moins puritains). Dites-vous qu’avec Elle, le poids des années n’a rien atténué chez Verhoeven de sa férocité, ni de son goût pour provoquer.

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Au final, comme souvent chez ce dernier, l’agression de Michelle (ce sur quoi le film a été principalement vendu) est moins l’enjeu que le détonateur. Même si Verhoeven y revient régulièrement (tel un trauma pouvant resurgir à tout instant), l’acte en tant que tel, l’intéressent assez peu. Ses motifs et ses conséquences, en revanche, vont faire, plus sûrement, le lit des expérimentations du « Hollandais Violent ».

Et avec elles, l’exploration de la sexualité assumée d’une sexagénaire (soyons honnêtes, rarement évoquée, en particulier au ciné), de la question de l’auto-justice (ou vigilantisme) et de la défiance envers la légitimité des autorités,  de notre rapport aux faits et aux images, de l’abus physique et moral parental sous couvert d’un jeu pervers et narcissique entre victime et bourreau… En d’autres termes : un sacré terreau, où n’ont guère de place les idéaux.

Le tout sent le souffre, le sexe, le sang (et le foutre). Verhoeven s’est lâché, et sort tout l’attirail sulfureux qu’il lui était possible d’utiliser.

La bande-annonce du film a pu vous faire douter ? Vous êtes bien face à un pur film de ce dernier, soyez rassurés.

En dépit de cet académisme de surface finalement trompeur, la patte Verhoeven, son sens visuel surtout, distillent ainsi leur venin par petites touches, finissant par infuser et pervertir de l’intérieur un genre aux atours traditionnellement très sclérosés (le mélodrame, le bobo-parisien – pour la faire courte – à la Christophe Honoré).

Si l’esthétique générale pourra rebuter les inconditionnels du bonhomme, nourris au caviar depuis des décennies et qui devront là se contenter d’un ensemble plus générique, il faut tout de même souligner le très bon travail de mise en scène (en particulier l’utilisation des décors, dont la banalité apparente finit pourtant par devenir diablement étouffante), tout comme le soin apporté aux cadrages et au découpage toujours cohérents de l’image, portant le propos avant tout par le mouvement plutôt que par les mots.

Ce qui n’empêche pas Elle d’être bavard. Très. Trop. Merci à Philippe Djian et à son – assez médiocre – scénario.

Aussi aboutis soient-il, les effets et le sens visuel de Paul Verhoeven ne compensent ainsi jamais pleinement les failles d’un récit pas toujours bien écrit. À de nombreux dialogues soit trop théâtraux soit surjoués, répondent des enchaînements d’événements et de rebondissements d’une toute relative crédibilité. Bien que réalisme ne soit en rien gage de qualité, l’essentiel reste de pouvoir y croire. Difficile dans le cas de Elle de se laisser manipuler, et donc de se faire consciemment avoir.

Un exemple parmi d’autres : si l’idée de placer le personnage de Michelle à la tête d’un studio de jeux vidéo se comprend d’un point de vue thématique (l’art ludique, souvent médiatiquement dépeint comme média décadent, violent, lubrique), jamais celle-ci ne s’avère traitée de manière suffisamment satisfaisante pour se montrer convaincante. Les performances sonnent faux, au même titre que les dynamiques et les interactions entre les persos. Sans compter la symbolique bien appuyée quant au classique lieu commun du jeu vidéo, forcément misogyne et hypersexualisé.

Le problème ne restant pas tant d’aborder de front pareille question ni de remettre en cause la légitimité de sa représentation, que de le faire sans apporter une quelconque valeur ajoutée, un traitement réellement différenciant.

En fait, toute la problématique de Elle se trouve-là : comment insuffler du sang neuf lorsque l’on a déjà atteint les sommets et presque tout raconté ?

Dans un jeu de miroir saisissant avec Michael Mann et son (malheureusement…) faible Blackhat, Verhoeven semble s’enliser dans une redite de ses exploits passés, sans réussir, malgré un savoir-faire toujours présent, à se renouveler. D’où une certaine tendance à la surenchère dans la provoc’ un peu toc, dont on aurait pu se passer.

Malgré ses lacunes, ses excès et ses ratages, il se dégage toutefois d’Elle une fascination constante, empêchant de prendre la tangente. Aussi antipathique qu’il soit, le personnage de Michelle, concentré de fragilité brisée, de fureur, d’élégance et de répugnance, captive tout autant qu’il intrigue.

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Si Isabelle Huppert/Michelle sort autant du lot, c’est peut-être certes dû en partie à des seconds rôles pas vraiment au niveau (manichéens, un peu idiots). Plus sûrement grâce à une interprétation juste et angoissante, attirante et totalement repoussante, jamais appréciable ni vraiment détestable.

Finalement à l’image du film. On a beau souvent grincer des dents face à des choix artistiques et narratifs décevants, la maîtrise formelle de Verhoeven et le magnétisme d’Isabelle Huppert arrivent à les outrepasser, pour placer Elle, malgré tout, au-dessus de la mêlée.

Me voilà donc bien embêté. J’aurais voulu encensé Elle, j’en suis sorti déçu. Trop captivé et envoûté pourtant pour le dénigrer vraiment. Une attraction-répulsion aussi chaude qu’inconfortable, aussi irritante qu’incandescente.

Une semi-déception, donc, mais diablement intéressante !



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