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Filles de

Publié le 22 juin 2008 par Mgallot

"Je suis la fille du juge Boulouque, du terrorisme, des années 80, des attentats parisiens. Et je suis orpheline de tout cela. Personne ne se souvient de mon père et la vague d'attentats des années 80 à Paris se confond avec celles qui ont suivi. C'est après tout le destin des vagues de se retirer. C'était aussi le sien. J'avais 13 ans lorsque mon père a tiré, le 13 décembre 1990. Tiré sur lui, cette nuit-là. Et sur nos vies."

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Tels sont les mots de Clémence Boulouque, dont le récit "Mort d'un silence" a été adapté au cinéma par William Karel (connu dans un tout autre genre pour "Le monde selon Bush"), un film déchirant qu'Arte a eu le bonheur de rediffuser mardi dernier.

Juge anti-terroriste à partir de 1985, suite à l'attentat devant le magasin Tati, rue de Rennes à Paris, le père de Clémence Boulouque fit régulièrement la une des journaux jusqu'à son suicide. Le film "La fille du juge" reprend les mots de Clémence sur fond d'images d'archives privées et médiatiques pour raconter la petite et la grande histoire, ou comment les affaires publiques peuvent avoir des conséquences dramatiques sur une famille. On y voit en quelque sorte l'envers du décor des affaires politico-judiciaires, la manière dont elles rejaillissent sur les proches et bouleversent une enfance.

"La fille du juge" est d'abord l'autobiographie pudique d'une jeune fille devenue fem

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me au petit minois inquiet, une femme seule et un regard grave, qui trouve refuge à New York et - ironie de l'histoire - est témoin des attaques terroristes du 11 septembre. Par sa voix (celle d'Elsa Zylberstein dans le film, très juste), comme un murmure douloureux, elle dit le paradis perdu de l'enfance, ses "souvenirs baignés de clarté" d'avant les attentats parisiens, les vacances, la petite fille espiègle et joyeuse dans un foyer harmonieux. La disparition de l'innocence quand son père devient juge anti-terroriste, "cette violence qui a abîmé [s]on enfance".

Mais le film est aussi la tentative de donner une place dans la mémoire collective à son père déjà oublié de tous, qui eut "le destin de tous ceux qui font l'actualité mais ne marquent pas l'Histoire." La mémoire d'un homme meurtri et isolé dans l'exercice de ses fonc

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tions, un homme "livré aux chiens". Au fil du récit se déroulent les menaces de mort, les protections policières, les pressions médiatiques et politiques, le sacrifice du juge à la raison d'Etat (le terroriste libanais suspecté fut relâché en échange des otages français au Liban), un épisode qui interroge sur le caractère effectif de la séparation des pouvoirs dans notre démocratie. Les images disent aussi la lâcheté des responsables politiques qui se défaussent sur le juge, bouc émissaire commode, en particulier le rôle trouble de François Miterrand (où l'on reconnaît la patte "politique" de William Karel). On entend les formulations lapidaires et tranchantes des journalistes sur le "petit juge", les phrases assassines des puissants, l'abandon des confrères, et surtout on voit l'éloignement progressif d'un père, emporté par ses enquêtes et l'humiliation publique dont il est victime (il finira par être inculpé, accusé par un des responsable des attentats pour violation du secret de l'instruction). 

Sa fille grandit à l'écart, différente, essuyant les réflexions des camarades de classe, avec ses cauchemars et ses angoisses, ses nounous à revolver, la veilleuse allumée la nuit pour vaincre les démons, malgré les tentatives de ses parents de maintenir un semblant de normalité, de cacher leur peur et leur détresse, et de marcher la tête haute pour sauvegarder leur dignité.

"La fille du juge" est un superbe film sur la perte. La séparation brutale, définitive, sans une lettre d'explication, une balle tirée dans la bouc

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he, à quelques mètres: "Nous avions fait le sapin en avance cette année là, c'est lui qui me faisait le plus mal, avec ses décorations d'imbécile heureux."  Un film qui raconte l'absence, porté par les notes du piano et un récit qui n'est pas sans qualité littéraire:  "bientôt, à 26 ans, j'aurai passé plus de la moitié de ma vie sans lui, je change sans cesse l'unité de mesure de cette distance, j'arpente les dimensions de l'absence, cette nuit là il a cessé de vieillir, dans 16 ans 4 mois et 10 jours je serai son aînée, sa grande soeur, puis sa mère, je me rapproche de lui à mesure que je m'en éloigne." Ces mots pénétrants de nostalgie appellent l'empathie, même s'"il faut continuer, c'est la vie...". Un film de deuil bouleversant. J'en ai pleuré.

***

Depuis quelques années, nombreux sont les films documentaires de trentenaires qui reviennent sur leur histoire familiale. Même si "La fille du juge" n'est pas réalisé par Clémence Boulouque elle-même, le film s'inscrit dans un courant documentaire actuel fort, et étroitement lié à une génération (il n'est pas impossible d'ailleurs qu'un Vincent Delerm en soit le pendant musical). Il serait probablement très intéressant d'en analyser les fondements, il me semble que cette éclosion dit quelque chose de profond sur ce que nous sommes, nous, nés après 68, fils et filles de baby-boomers. J'ai chroniqué sur mon blog un autre film qui entre dans ce courant, "Mon père le Turc": http://lemeilleurdesmondes.blogs.courrierinternational.com/archive/2007/08/29/cinéma-à-la-première-personne.html Mais j'ai bien d'autres exemples en tête, et ceux qui suivent attentivement les programmes d'Arte ou fréquentent les festivals de ciné documentaire voient probablement de quoi je veux parler.

La même semaine,

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Arte a aussi diffusé "Georg" film à la première personne de la fille elle aussi trentenaire du peintre Georg Klusemann, Caterina Klusemann. Peut-être un peu moins abouti que "La fille du juge", ce film n'est pas sans intérêt non plus. La démarche de la cinéaste est un peu différente puisqu'elle cherche surtout à comprendre qui était son père, mort alors qu'elle avait 8 ans, empoisonné par l'alcool et les solvants qu'il utilisait pour sa peinture. "J'avais le sentiment d'avoir perdu un morceau de moi-même et j'avais besoin de le trouver... Je ne me souvenais plus de mon père." Elle cherche à reconstituer une histoire familiale et n'évoque que de manière latérale sa douleur suite à la perte du père, l'existence grise qu'elle mena entre sa mère et sa grand-mère, Polonaises toutes deux rescapées de la Shoah, "qui ont perdu leur famille et leur patrie" et sont "restées ensemble car elles n'étaient plus que deux".

Le film se présente comme une enquête, donnant la parole aux survivants, voisins, amis, membres de la famille et s'appuyant sur des films familiaux et les toiles du peintre, mort à la porte de la gloire, quand une galerie new-yorkaise lui proposait d'exposer ses toiles. Georg rencontra sa femme alors qu'elle était déjà mariée à un universitaire, ils se marièrent et décidèrent d'aller jusqu'au bout de leur rêve: s'installer dans une grande maison toscane et vivre de la peinture et des activités agricoles. C'était les an

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nées 70, et l'utopie promettait de devenir réalité. Pourtant, le bonheur espéré ne fut pas exactement au rendez-vous, la présence de la belle-mère au caractère bien trempé (elle n'a jamais pardonné à sa fille d'avoir épousé un Allemand et ne voulait à aucun prix être séparée de sa fille), l'égoïsme de l'artiste, la difficulté à gagner sa vie avec son art eurent raison de leur rêve de liberté, malgré l'apparente gaîté de Georg et l'amour qu'il portait à sa femme. Les toiles de Georg, de petits formats, disent indirectement l'enfermement dans une impasse existentielle.

Caterina ne cherche pas à régler ses comptes, ni avec son père, ni avec sa mère, mais à comprendre comment l'utopie a pu virer au cauchemar, l'idylle en illusion. Elle revient avec intelligence et mesure sur les années 70 et leurs promesses. Comme Clémence Boulouque, elle rappelle à la mémoire de tous qui fut son père, dont elle renoue avec l'oeuvre inachevée, longtemps restée muette pour elle, sa manière à lui de lutter contre les démons du passé en opposant ses couleurs vives à l'horreur infligée à ses proches, dont il refusait catégoriquement de parler. "Je peins pour me libérer de moi-même, pour me débarasser des histoires, des visions, des fantasmes et des traumatismes, de tout ce qui est en moi", écrivait-il dans son journal.

Sa fille affronte le passé qu'il éludait à sa place, en quelque sorte, à travers ce film. Un travail de mémoire pour reconstituer son histoire personnelle et vivre en paix avec les siens.

Plus d'infos sur Georg Klusemann et le film de Caterina: http://www.georgklusemann.org/


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