Magazine

Cinéma : "Cartas da guerra": attention chef-d'oeuvre ! Un film d'Ivo Ferreira

Publié le 06 décembre 2016 par Paulo Lobo

Un noir et blanc somptueux dans un film portugais tourné l'an passé pour une grande partie en Angola.
"Cartas da guerra" a ouvert la Quinzaine du cinéma portugais hier soir à l'Utopia.
Je suis allé le voir sans aucune information préalable. Je n'avais pas eu le temps de lire la notice de présentation, ni aucune espèce de critique. C'est probablement dans cet état d'absolue pureté d'esprit qu'il faut aborder toute oeuvre créative.
Avant de continuer, je vous le dis tout de go : ce film est une véritable claque cinématographique. Pour mille raisons.
Il est question de lettres d'amour qu'un jeune médecin militaire dépêché en Angola en 1971 (en pleine guerre coloniale) écrit à sa femme à Lisbonne, enceinte.
Il y a donc beaucoup de voix off, mais pas que.
Antonio est médecin, mais il ambitionne de devenir écrivain ou poète, il ne sait pas encore vraiment. Ses longues missives qu'il adresse de façon métronomique à sa femme sont à la fois des chants d'amour, sa bouée de survie et des exercices stylistiques.
Antonio effectue plus de deux ans de service militaire au sein de la compagnie d'artillerie 3313. La première année, l'unité évolue dans les régions rurales de l'est de l'Angola, et doit faire face à la guerrilla incessante des groupes de libération. La plupart du temps l'ennemi demeure invisible, mais les attaques peuvent survenir à n'importe quel moment. En attendant, les soldats attendent, s'ennuient, s'exercent, fraternisent avec les populations locales, font des rondes, jouent aux cartes, écrivent à leurs parents.
J'ai été happé par ce film. Il s'immisce en vous lentement, sans forcer, comme un rêve qui vous prend dans la paume de sa main.
Il faut accepter le tempo particulier du récit. C'est lent, ça va lentement. L'atmosphère générale est empreinte de gravité, presque désespérée. Petit à petit, à travers les mots d'Antonio (lus avec une indicible douceur par une voix off féminine), nous rentrons dans sa tête, dans son corps et adoptons son regard. Rarement en tant que spectateur, j'ai été amené à percevoir aussi profondément, presque physiquement, les sensations, les peurs et émois d'un personnage de film.
Relativement sûr de lui au début de son engagement et imperméable aux vibrations de la guerre, Antonio petit à petit voit son être se fissurer de l'intérieur, et il finit par abhorrer la situation dans laquelle lui et ses camarades se trouvent enfermés. Progressivement, la folie menace de le harponner. Plus que la violence guerrière, ce sont les longues périodes de non-action qui minent les hommes et les rendent paranoïaques. Le désert des Tartares...
Ce n'est qu'à partir de la deuxième moitié du film que je commence à me douter que le film narre en fait l'expérience de l'écrivain Antonio Lobo Antunes. En cours de projection, je me rappelle avoir lu qu'il avait servi deux ans comme médecin militaire en Angola. Je comprends subitement l'extrême poésie et la beauté incroyable de toutes les lettres qu'il écrit.
Mais le film n'a pas besoin de ce fond d'histoire vraie. Il est bouleversant en lui-même.
Sur le plan visuel, quelle splendeur!! L'Angola y est filmée dans toute sa densité, son extravagance et sa générosité de gens, de coutumes et de paysages.
Sur le plan de la mise en scène, quelle épure !! Le découpage est fait au scalpel, rien n'est de trop, tout est précis, Ivo Ferreira ne laisse rien au hasard, il recherche en tous points la photogénie et la plastique des formes; tout en prenant soin de ne pas "étouffer" personnages et acteurs à l'intérieur de cet assemblage savant. Au contraire, il leur confère autonomie, vérité et humanité. L'acteur Miguel Nunes dans le rôle d'Antonio porte ainsi à bout de bras tout le drame de cette guerre lasse et cruelle. On croit à son fol et bel amour tout autant qu'à la révolte qui gronde en lui. Tous les autres rôles sont également parfaitement incarnés. Jamais on n'est dans le superficiel ou le réducteur, les êtres qui peuplent ce film sont attachants et "sympathiques" (= on souffre avec eux).
"Cartas da guerra" donne également une grande importance au décor et à la nature qui entourent les êtres : les animaux, les nuages et le vent sont aussi présents à l'image que les acteurs...
C'est un film impressionniste tout autant qu'expressionniste, je dirais. Il est question davantage d'impressions que de faits narratifs. Mais les images sont riches et fortes, dépassant largement la simple esthétique, ouvertes à plusieurs lectures.
L'ensemble ressemble à un immense film-poème, on pense à Terrence Malick ("La ligne rouge"); on pense à FF Coppola ("Apocalypse Now"), on pense à Stanley Kubrick ("Full Metal Jacket"). Le film d'Ivo Ferreira est au niveau de ce qu'ont fait de meilleur tous ces grands maîtres, tout en composant une voix et un style uniques. Il y a à la fois la vision humaniste, la réflexion métaphysique et quelque chose de très terre à terre et viscéralement significatif pour la mémoire portugaise. En effet, l'histoire des guerres coloniales n'a été que très peu racontée depuis les déclarations d'indépendance. Il faut savoir qu'en l'espace de dix ans, entre 1961 et 1973, près d'un million de jeunes portugais de plus ou moins 20 ans ont combattu dans les colonies de l'"Ultramar"; la plupart sont revenus broyés de ce conflit dont ils ne comprenaient pas le sens. Cet entêtement du pouvoir politique à ne pas lâcher les colonies et les souffrances occasionnées par la guerre ont été un des facteurs déclencheurs de la révolution des oeillets de 1974. Car à travers les soldats envoyés à la boucherie, c'est toute la population qui était meurtrie. Tous les Portugais ont un lien émotionnel et historique avec les guerres coloniales. Dans chaque famille, il y a toujours un père, un grand-père, un oncle, qui a fait l'expérience traumatisante de cette guerre. Mais cela reste un trou noir, une zone d'ombre, parce que ceux qui ont été là-bas ont toujours eu du mal à raconter les horreurs qu'ils y ont vues; et parce que les responsables politiques après le 25 avril 1974 n'ont jamais été trop enclins à revenir sur ce passé récent.
Ainsi, l'Angola est resté un mythe, à la fois paradis et enfer (comme les autres ex-colonies, le Mozambique, la Guinée-Bissau et le Cap-Vert).
Les liens qui lient les deux peuples sont profonds cependant, et il faut que les massacres qui les ont séparés soient dits. C'est aussi ce travail de réconciliation et de mémoire que fait le film d'Ivo Ferreira, avec une infinie délicatesse et en évitant tout manichéisme.
Car le coeur du film c'est l'amour d'un jeune homme envers sa femme; l'amour d'un jeune père envers sa fille; l'amour violenté par la guerre; mais l'amour victorieux de la guerre.
Cinq étoiles.

"Cartas da guerra" bénéficiera d'une deuxième projection le 14 décembre 19h à l'Utopolis. En version originale, avec sous-titres français. A ne pas rater !!!   


   

Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Paulo Lobo 1390 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte