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Tunisie : les lacunes du processus de justice transitionnelle

Publié le 07 décembre 2016 par Unmondelibre
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Le lancement officiel des auditions publiques des témoignages des victimes de la dictature, est aujourd’hui au centre du débat en Tunisie. Entre un discours idéalisateur d’un côté, et un regard sceptique voire méprisant de l’autre, quelle lecture objective peut-on faire de cet événement ?

Permettre aux victimes de la dictature de témoigner publiquement de leurs souffrances, revêt une signification symbolique indéniable. Permettre à une personne, de reprendre, de façon détaillée, la scène du crime dont elle était la victime, et de faire son deuil, ne serait ce que partiellement, est d’une importance capitale pour leur « reconstruction » psychologique. En effet, cet acte quasi-théâtral, a réussi par apporter à la mise à nue des atrocités commises depuis l’indépendance, un caractère officiel certain. Autrement dit, ces auditions publiques, étant organisées par une instance constitutionnelle au financement public, en plus d’être retransmises en direct par la télévision nationale, laisse entendre une forte implication directe de l’Etat et une reconnaissance de sa part. Naturellement, l’Etat n’aurait pas accepté d’y procéder, en l’absence de pression exercée, de manière constante, par l’ensemble des acteurs de la société civile tunisienne depuis la chute de Ben Ali. C’est pourquoi, cela devrait s’analyser en un succès lié à la révolution de 2010-2011. Cependant, eu égard au poids de l’héritage autoritariste, il semble peu évident que ce qui est fait, puisse être suffisant.

D’abord, il serait bon de rappeler que la justice transitionnelle poursuit, en premier lieu, un but de sensibilisation et de conscientisation. En d’autres termes, par la reconnaissance des erreurs commises par le passé, on apprend à ne plus jamais reproduire ça dans l’avenir. Ainsi, l’ignorance et l’oubli des crimes commis ne permettront jamais de bien tourner la page. Dans cette perspective, il faudrait que l’Instance Vérité et Dignité (IVD) se dote des moyens nécessaires afin qu’elle puisse mener à bien sa mission. La justice transitionnelle devrait viser, non seulement la classe politique, mais l’ensemble de la société et surtout sa jeunesse. Ainsi, l’IVD devrait inclure dans son champ d’activité les établissements scolaires, les établissements d’enseignement supérieur, ainsi que les maisons de jeunes. Car l’ultime garantie de non-répétition n’est autre que l’intériorisation de la valeur du système des droits de l’Homme par le Tunisien de demain.

Ensuite, l’on observe aisément une absence de volonté de poursuivre en justice les auteurs des exactions. De cette manière, on risque d’ériger le processus de justice transitionnelle en un système de blanchiment de la dictature. Les Tunisiens ont besoin de voir leurs agresseurs, grands ou petits, répondre de leurs fautes. Par essence, la justice transitionnelle ne se substitue guère aux juridictions conventionnelles. Par ailleurs, exclure la punition des auteurs des crimes dans le but d’éviter l’anarchie, ne ferait que nourrir chez les victimes le désir de vengeance.

Quant à la réparation, elle ne saurait se suffire d’un seul aspect financier. En effet, l’article 11 de la loi organique relative à l’instauration de la justice transitionnelle et à son organisation, dispose que : « la réparation est un régime fondé sur l’indemnisation matérielle et morale ». Déjà, la présentation d’excuses officielles auprès des victimes, et de l’ensemble de la société tunisienne, n’a pas encore été faite. La non-présentation de ces excuses freine l’intégralité du processus de réconciliation nationale, et vide toute réparation matérielle de son sens.

La réconciliation nationale, quant à elle, semble être un argument du pouvoir plutôt qu’un projet politique rassembleur. Ainsi, on demande aux victimes d’adhérer à l’idée d’une réconciliation qui consacre l’impunité des leurs bourreaux. Certes, toute réconciliation a un prix. Mais, ce prix, c’est aux auteurs du tort de le payer.

La ratification par la Tunisie du Traité de Rome régissant la Cour Pénale Internationale, met à la charge de l’Etat de lutter contre l’impunité. Il serait alors incohérent d’adhérer aux efforts de la communauté internationale en la matière, et d’encourager l’impunité sur le plan interne. L’Etat tunisien a adhéré à la justice transitionnelle, bien qu’il l’ait fait sous la contrainte. Ainsi, des réformes courageuses conformes à l’esprit de la Constitution de 2014, sont plus qu’urgentes.

En effet, pour s’assurer de la non-répétition des crimes qui ont été commis, il faudrait entamer une réforme globale de l’appareil judiciaire, de sorte qu’il garantisse l’égalité de tous les citoyens devant les règles du Droit. Aujourd’hui encore en Tunisie, l’indépendance des juges n’est pas un acquis. A dire vrai, le ministre de la Justice élabore, à titre d’exemple, une politique pénale, laquelle sera imposée aux juges d’instruction. Il parait peu évident, qu’un juge puisse instruire, dans une impartialité irréprochable. Ce défaut d’impartialité n’est pas sans rapport avec la justice transitionnelle. En effet, la mainmise du pouvoir exécutif sur le pouvoir judiciaire, n’est pas pour garantir la non-répétition. Car c’est justement en raison de l’ingérence du politique dans les affaires judiciaires, qu’il a été possible de faire des procès politiques. D’où la nécessité de  redéfinir l’organisation de l’ensemble de l’appareil judiciaire, et surtout de limiter l’influence de l’exécutif sur le ministère public. Ce système a déjà fait l’objet de condamnation par la Cour européenne des droits de l’Homme en 2010.

Bref, le gouvernement et la société civile sont amenés à investir plus d’énergie pour mener à bien ce processus de justice transitionnelle. En définitive, le chemin vers la réconciliation nationale passe par celui de la lutte pour l’Etat de droit et la chasse à l’impunité, les deux vont de paire.

Amir Mastouri, étudiant en Droit à l’Université Toulouse 1 Capitole. Le 7 décembre 2016.


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