Magazine Politique

La barrière de la langue entre The Independent et Al-Ahram

Publié le 08 décembre 2016 par Gonzo
La barrière de la langue entre The Independent et Al-AhramL’article de Noha El-Sharnouby « dénoncé » par Metro (http://metro.co.uk/)

Régulièrement dénoncé par l’universitaire et blogueur Asad AbuKhalil (ici par exemple), MEMRI (The Middle East Research Institute comme il se nomme pompeusement) continue à distiller son venin depuis bientôt vingt ans. À force de traductions adroitement biaisées, ou même carrément tronquées, et surtout en opérant un choix parfaitement tendancieux dans les nouvelles qu’il sélectionne, MEMRI contribue à façonner l’image du monde arabe dans les médias, pas seulement anglophones, car ses articles sont largement relayés par des journalistes, ignorants ou complaisants.

Il m’est déjà arrivé de mentionner au passage (ici) tout le mal que je pensais de ce prétendu site « académique », mais sans m’y arrêter vraiment dans la mesure où je préfère, dans ces chroniques, me consacrer à ce qui se raconte dans les médias du monde arabe. Pour autant, il me semblait important d’alerter ceux qui, de bonne foi, cherchent à s’informer sur ce qui se publie en arabe et utilisent, éventuellement sans malice, les traductions si gracieusement offertes par la sélection du MEMRI. L’article que vient de publier Nour Abu Farraj (نور أبو فراج) dans le Safir me permet de le faire, sans déroger à la ligne éditoriale de CPA. La traduction que je donne ci-dessous permettra aux lecteurs francophones de découvrir comment un journaliste arabe analyse cette « revue de presse » à l’intention du public occidental. Un article que MEMRI, justement, n’est pas près de traduire !

La barrière de la langue entre The Independent et Al-Ahram.

Un gouffre sépare l’opinion publique occidentale de ce qui s’écrit et se publie dans la presse et les médias arabes. La langue est un sérieux obstacle, en plus de l’absence d’intérêt de beaucoup d’Occidentaux, en raison d’un sentiment de « supériorité culturelle », par rapport à ce que diffusent les tribunes du Tiers-Monde. C’est une bonne raison pour s’étonner de l’attention portée par The Independent, puis The Telegraph et The Guardian, et d’autres encore, à un article écrit par la journaliste égyptienne Noha El-Sharnouby dans le quotidien Al-Ahram le 23 août 2016, à la rubrique « Opinions libres » et sous le titre « Est-ce qu’on nous trompe à ce point-là ? »

Le texte commence par le récit de ce qui est arrivé à un enfant musulman d’une école de New York, qu’on a obligé à avouer qu’il était un terroriste. S’indignant qu’on associe de la sorte islam et terrorisme, Noha El-Sharnouby revient sur la version nord-américaine des événements du 11 septembre, sur l’identité de leurs auteurs et sur l’entraînement qu’ils ont reçu dans une école de pilotage aux USA. Elle reprend également des arguments bien souvent évoqués sur le laps de temps qui s’est écoulé entre les explosions, ou encore sur les déplacements des avions dans l’espace aérien américain en dépit de la sophistication des systèmes de sécurité. De but en blanc, elle parle ensuite du nombre de volontaires étrangers au sein de Daech pour tenter de prouver, sans beaucoup de rigueur, qu’il s’agit d’une organisation fabriquée par l’Occident. « N’est-il pas étonnant, écrit-elle ainsi, que les membres de Daech fassent tous la même taille, qu’ils aient tous le visage aussi pâle et qu’ils aient tous à leur bras les mêmes montres de luxe ? »

The Independent a été le premier à s’intéresser à ce texte d‘Al-Ahram, en publiant un article sous le titre : « Les médias égyptiens officiels affirment que Daech est une fabrication de l’Occident et que les événements du 11 septembre ont été perpétrés par l’Occident pour justifier la guerre contre le terrorisme ». Sans livrer la moindre analyse, l’article se contente de traduire des passages du texte d’El-Sharbouny, accompagné de commentaires du type : l’auteure affirme, l’auteure met en doute, etc. Il se conclut sur le rappel du recul de la démocratie et du droit à l’expression en Égypte selon les rapports de l’organisation Reporters sans frontières. À grands coups de couper-coller, d’autres médias se sont empressés de reprendre, sans la moindre modification, la traduction du texte d’El-Sharnouby. La version publiée par The Independent continue à circuler aujourd’hui encore comme un témoignage de ce qui se publie dans la presse égyptienne.

Inutile de s’attarder sur les noms des médias américains et occidentaux qui ont repris l’article car The Independent et The Guardian, quelles que soient leurs qualités, n’ont fait en l’occurrence qu’utiliser et diffuser une marchandise fabriquée ailleurs. En effet, c’est le MEMRI (l’Institut de recherche des médias du Moyen-Orient) qui est vraiment à l’origine de l’affaire en traduisant un article vendu à travers un réseaux de grands journaux, sans se donner la peine d’enquêter sur son auteure, sur sa réputation et son expérience au sein d’une profession qui possède une longue histoire de journalistes de qualité qui auraient mérité qu’on s’intéresse à ce qu’ils avaient écrit et qu’on le traduise. Compte-tenu du nombre de ceux qui ne connaissent pas l’arabe dans le monde, une organisation telle que MEMRI joue un rôle central dans le choix de ce que l’on doit connaître en Occident des médias moyen-orientaux. Elle joue le rôle bien connu du crible, du contrôleur qui décide de ce que l’on laissera passer à l’intention des millions de lecteurs qui ne connaissent pas l’arabe.

Il suffit d’un seul coup d’œil sur la page d’accueil du MEMRI pour comprendre la stratégie qui préside à ses choix de « traduction et de publication ». Fondé en 1998 « pour enrichir la discussion sur les politiques des USA au Moyen-Orient », il publie les discours des religieux musulmans les plus extrémistes qu’on entend sur les chaînes télévisées radicales. Tout en prétendant offrir une image des « médias du Moyen-Orient », il traite en priorité des questions de terrorisme, de tout ce qui attise l’extrémisme et les confrontations sanglantes.

Le vrai problème dans cette affaire, c’est que la théorie qui met en avant la responsabilité politique des USA dans les événements du 11 septembre ainsi que le rôle de l’Occident dans la création de Daech se fonde sur un certain nombre d’arguments et de faits qui méritent discussion, en Occident comme dans le monde arabe, chose qui s’est d’ailleurs produite dans un film aussi célèbre que celui du réalisateur américain Michael Moore, Farenheit 9/11. Pour ne rien dire des dizaines d’études et de livres publiés partout dans le monde par des analystes politiques et des penseurs qui apportent des éléments convaincants sur les gains politiques et économiques pour l’Occident de sa guerre contre le terrorisme. On peine à comprendre par conséquent cet intérêt tardif pour cet article de Noha El-Sharnouby, d’autant plus qu’il est ni brillant, ni profond dans ses analyses. Il s’agit plutôt d’un aimable bavardage qui passe d’un sujet à un autre, lançant des accusations à la légère sous prétexte de défendre l’islam, voire Daech. Mais c’est précisément ce qui convient aux médias occidentaux : ils montrent ainsi que les arguments qui accusent l’Occident d’avoir nourri le terrorisme ne sont que des fables qui ne méritent pas un examen sérieux.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Gonzo 9879 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines