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Supplique pour rééditer les prières étouffées d’un Canadien errant

Publié le 09 décembre 2016 par Les Lettres Françaises

10218513La décision de l’académie suédoise d’attribuer le prix Nobel de littérature à Bob Dylan a ravivé un vieux débat : les paroles d’une chanson entrent-elles dans le champ des belles lettres ? Parmi les avis divergents qui se sont fait entendre sur les rapports entre arts nobles et populaires, quelques voix ont suggéré, quitte à choisir un poète parmi les musiciens, que c’est à Leonard Cohen que la récompense aurait dû échoir.

Le succès des albums de Cohen a eu tendance à éclipser son œuvre littéraire, entamée dès 1956. Le jeune homme, encore à l’université, publie alors son premier recueil de poèmes, Let us compare mythologies. Déjà on y trouve l’écho biblique (« O détache de tes rameaux un vert rameau d’amour /Après que le corbeau sera mort pour la colombe »), et la sensualité exacerbée (des rêves scandaleux au moindre mouvement de ta bouche) qui traverseront toute son œuvre. En 1961, dans The Spicebox of Eath, le poète a troqué le rêve pour l’action : « Sous mes mains tes seins menus sont les ventres palpitants de moineaux tombés du nid ».

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Avec Flowers for Hitler (1964), Cohen introduit l’imagerie récurrente de la guerre et de la clandestinité à travers de provocants paradoxes : « L’atmosphère de torture ne m’est d’aucun réconfort / J’ai torturé … Je ne serai pas l’ivrogne qu’on dessaoule / Sous l’eau glacée des faits / Je refuse l’alibi universel. » Le poète pressent aussi son incapacité à atteindre un au-delà de la condition humaine : « Des pétales bruns volètent comme des flammèches autour des poèmes / Que je décoche aux étoiles / Mais qui s’inclinent en arcs-en-ciel / Avant d’avoir scindé le monde en deux »

Dans son roman Les Perdants magnifiques (1961), l’auteur poursuit l’idéal d’une réconciliation entre l’infini et l’éphémère, le sublime et le grotesque, le sacré et le profane. Dans cette quête d’une acceptation supérieure de l’ordre du monde, d’un « équilibre dans le chaos de l’existence », le corps est encore l’instrument privilégié pour s’élever vers « ces monstres d’amour » que sont les saints. « Le Désir est la dernière église. »

C’est parce que ses livres ne lui permettent pas de vivre que Leonard Cohen, au milieu des années 1960, se tourne vers la musique afin de prolonger son aventure poétique, sans pour autant que le succès de ses chansons ne le détourne de la littérature. Ainsi, dans Le Livre du Désir (2006), à mesure que le temps éloigne la réalisation de cette « lointaine possibilité humaine » qu’est la béatitude, le poète reconnaît, dans ce mélange caractéristique d’ironie et de solennité, ses limites et ses illusions : « Ma laisse est trop longue / Je crois que je suis libre. » Philip Glass a mis en musique 23 de ces poèmes.

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L’œuvre de Leonard Cohen est désormais close. Il faut maintenant que les éditeurs français la remettent à disposition des lecteurs ! En effet, bien que Cohen ait été traduit en France dès 1966, ses recueils de poésie sont aujourd’hui épuisés, ses deux romans sont manquants, et même l’anthologie bilingue de poèmes et de chansons, Musique d’ailleurs, parue en 1994 chez Bourgois, n’est plus disponible. Un comble pour ce Montréalais qui fait parfois entendre, au détour d’un vers, les échos d’une enfance polyglotte : « Il y a longtemps que je t’aime / Jamais je ne t’oublierai ».

N’attendons pas que les hommages se fanent sur sa tombe avant de redonner à plusieurs générations d’admirateurs les « prières étouffées » du « Canadien errant » : « Dieu, j’aime tellement de choses qu’il faudra des années pour me les reprendre une à une. »

Sébastien Banse



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