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Mort d’Alexander Shulgin, « parrain » de l’ecstasy  et des nouvelles drogues de synthèse

Publié le 04 juin 2014 par Donquichotte

Le chimiste et pharmacologue américain Alexander « Sasha » Shulgin, connu pour avoir introduit la MDMA (ecstasy), est décédé ce lundi à 88 ans.

Shulgin a été une icône du mouvement psychédélique. Synthétisant plus de 230 substances psychoactives, les testant sur lui-même puis faisant des rapports détaillés de ses expériences, il a mis ses connaissances au service des usagers et des professionnels, les retranscrivant dans de nombreux livres, comme PiHKAL (Phénéthylamines que j’ai connues et aimées) et TiHKAL (Tryptamines que j’ai connues et aimées). Avec un groupe d’amis, il a testé régulièrement ses créations et développé un classement systématique des effets des différentes drogues, connu sous le nom de « Rating Scale Shulgin », avec un vocabulaire permettant de décrire les sensations visuelles, auditives et physiques. Parmi ses découvertes, les composés de la famille 2C-x (comme le 2C-B) et de la famille DOx (comme DOM) sont devenus depuis des « nouvelles drogues » très recherchées.
Shulgin a étudié la chimie organique à l’Université Harvard. Après avoir rejoint l’US Navy en 1943, il s’est intéressé à la psychopharmacologie dès la fin de la Seconde Guerre mondiale et suivra une formation postdoctorale à l’Université de Californie, à San Francisco, à la fin des années 1950.

Travaillant d’abord comme chimiste à Bio-Rad Laboratories, il rejoint ensuite Dow Chemical comme chercheur chimiste senior. Il y développe le premier pesticide biodégradable. En 1965, il choisit de poursuivre ses propres recherches en psychiatrie et pharmacologie, en organisant son laboratoire dans sa maison de Berkeley, en Californie, vite baptisée « The farm ».

Un changement majeur survient avec sa rencontre du MDMA grâce à un de ses élèves. Le MDMA a été synthétisé pour la première en 1912 dans les laboratoires Merck, mais Shulgin en développe une nouvelle méthode de synthèse. En 1976, il propose ce produit à Leo Zeff, un psychologue d’Oakland en Californie qui l’utiliser à petites doses comme une aide à la thérapie par la parole. Le MDMA se diffuse auprès de centaines de psychologues et thérapeutes américains et européens.

Deux ans plus tard, avec David E. Nichols, ils publient le premier rapport sur l’effet psychotrope du MDMA chez les humains. Ils décrivent un « état ​​de conscience altéré avec des accents émotionnels et sensuels » qui peut être comparé « à la marijuana et à la psilocybine dépourvue de la composante hallucinatoire ». Ce papier en fait le parrain du MDMA. Suite à cette publication, le MDMA est associé à la fête, il se retrouve au début des années 80, à Ibiza puis dans le reste de l’Europe et aux Etats Unis. Le MDMA est interdit en 1985, classé sur la liste I de la convention sur les substances psychoactives de 1971, ce qui n’empêche pas sa diffusion mondiale et de masse durant les années 90.

Ce qui est moins connu, c’est qu’au-delà de cette seule substance, les travaux de Shulgin sont à l’origine de l’avènement des nouvelles drogues de synthèse. Shulgin veut que sa recherche reste accessible, à des fins éducatives. Aussi, dès les débuts du Web, il met en ligne ses ouvrages TiHKAL et PiHKAL rendant accessible les procédés de synthèse de ses drogues. Des personnes reprennent ses recherches pour produire puis vendre ces « nouvelles drogues », lançant le marché en ligne. Le 2CB par exemple apparaît sur la scène européenne en 1995. Ce marché évolue au XXI siècle, avec l’apparition d’un large éventail de sites Web proposant principalement des tryptamines et des phényléthylamines, les deux familles étudiées et alimentées par Shulgin. Par exemple, le 24 mai 2004, Shulgin adresse un courriel à un psychonaut nommé Murple concernant la synthèse et les effets du 5-MeO-Dalt. Le même jour, Murple publié la synthèse 5-MeO-Dalt sur ​son site personnel. Le 25 Juin, il est proposé par un laboratoire sur le marché gris pour 200 $ le gramme.

Shulgin est un pionner de la réduction des risques appliquée aux psychédéliques. Il ne consommait pas n’importe quoi n’importe comment, inventant des stratégies adaptées à ses produits : commencer par une faible quantité de la nouvelle molécule testée, n’en augmenter les doses que progressivement, s’entourer de personnes qui peuvent intervenir en cas de problème, instaurer les temps pauses nécessaires. Il a aussi inventé les « trip reports », ces comptes-rendus minutés et au vocabulaire précis, des dosages, effets et effets secondaires d’un produit que font les consommateurs avertis de nouvelles drogues de synthèse. Ils permettent à d’autres consommateurs de réduire les risques.

Son héritage laisse une double question. Ses recherches ont été pillées par des gens sans scrupules et avides d’argent qui vendent ces nouvelles substances de synthèse sur internet sans information pour les consommateurs, et sans gage de qualité sur les produits. Ces mêmes produits sont consommés par de plus en plus d’usagers, notamment jeunes, qui ne connaissent pas les effets à anticiper, ni les bases de la réduction des risques. Ils s’exposent à des dangers réels et importants.

La réponse officielle des Etats est marquée par les hésitations de la sortie d’une inefficace politique dite « de guerre à la drogue » : l’interdiction des premiers produits n’a fait que déplacer le problème. Aussitôt interdits, ils sont remplacés par d’autres, jouant sur des différences minimes de la définition chimique. Cela a été le cas du 2C-B, remplacé par le 2C-I, puis le 2C-T-2, le 2C-T-4, puis les NBOMe. Les Etats, impuissants, cherchent d’autres façons de réguler ces produits. Des expérimentations ont lieu dans quelques pays, comme le classement de ces produits comme médicaments (Autriche, Finlande, Pays-Bas, Royaume-uni), ce qui permet d’en contrôler la vente, l’importation, et de déplacer la pénalisation du consommateurs vers le vendeur. D’autres pays, Irlande, Roumanie, Autriche, ont adopté des lois punissant la distribution, la vente ou la publicité non autorisées de ces nouvelles substances psychoactives. La commission européenne propose aux Etats membres un changement de législation promouvant une approche graduée : le classement des drogues se ferait en fonction de leur dangerosité. Pour une dangerosité faible, la commission propose de ne rien faire pénalement, pour une dangerosité moyenne, elle propose des mesures de restriction d’accès au marché de consommation (sans pénalisation du consommateur), et pour celles présentant un risque élevé, une mesure de restriction totale avec pénalisation de la fabrication à la consommation. Encore plus osée est la proposition de la Nouvelle-Zélande de légaliser les cannabinoïdes de synthèse à faible risque.

Finalement, l’héritage le plus important de Shulgin, est d’avoir anticipé l’inévitable diffusion des savoirs et connaissances sur les drogues par le web. En l’assumant, il a choisi de l’accompagner par une diffusion des stratégies nécessaires à une consommation à moindre risque, invitant les Etats à adopter une régulation autre que l’interdit pur et dur et la pénalisation de l’usage.


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