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A Rangoun, les fantômes du cinéma asiatique reprennent vie

Publié le 10 novembre 2016 par Stenograf

L’imbécilité bureaucratique peut engendrer des bienfaits. Officiellement pour protéger l’industrie cinématographique birmane, sûrement aussi pour atténuer l’influence délétère de l’étranger, le régime militaire, au pouvoir au Myanmar (ci-devant Birmanie) jusqu’en 2015, a interdit depuis des décennies le sous-titrage et et le doublage des films. L’un des effets secondaires de cette mesure a été d’exacerber la sensibilité à l’image du public birman. On le voit bien lors des projections du festival Memory, organisé à Rangoun du 4 au 13 novembre.

Une image de « Mya Ga Naing » (1934), de Tin Maung. © FESTIVAL MEMORY

Une image de « Mya Ga Naing » (1934), de Tin Maung. © FESTIVAL MEMORY

Qu’il s’agisse de découvrir un joyau enfin retrouvé du cinéma national, un classique de l’ère muette ou une rareté, les cinéphiles de l’ex-capitale birmane ont rempli la grande salle du vieux cinéma colonial Waziya (construit dans les années 1920, qui aurait accueilli Douglas Fairbanks en 1931) et celles du multiplexe voisin, où les films de patrimoine cohabitaient avec Jack Reacher (non doublé, non sous-titré, donc) et la romance bollywoodienne Ae Dil Hai Mushkil.

Le festival Memory est arrivé en Birmanie en 2015, après avoir été organisé les deux années précédentes à Phnom Penh (Cambodge). Gilles Duval et Séverine Wemaere, qui ont eu l’idée de cette manifestation, ont, à l’occasion d’une série de reprises de la programmation cambodgienne en Asie du Sud-Est, découvert les affinités entre le public de Rangoun et les films anciens, aussi extraordinaires qu’ils soient.

De liane en liane

Entre la première édition de Memory à Rangoun et la deuxième, les organisateurs ont eu le temps de faire un tour dans les archives du cinéma birman. On leur a montré ce qu’il restait de Mya Ga Naing (« La Jungle d’émeraude ») un film muet réalisé en 1934 par Tin Maung. Le gouvernement birman s’est laissé convaincre d’envoyer les éléments subsistants au laboratoire de L’Immagine Ritrovata à Bologne. Là, avec l’aide d’une copie retrouvée dans les archives est-allemandes, on a pu reconstituer la continuité de cette aventure tragique et burlesque qui met aux prises un couple d’amoureux et une dangereuse bande de voleurs de bois précieux. Le héros parcourt la jungle de liane en liane, l’héroïne se bat à main nue (elle ne résiste pas, elle se bat) contre un affreux bandit. La maladresse du récit est gommée par une énergie hors du commun.

Lors de la première, qui était aussi la soirée d’ouverture du festival, à laquelle assistaient Catherine Deneuve (oui, les spectateurs de Rangoun ont pu voir Les Demoiselles de Rochefort et Indochine) et Michel Hazanavicius (The Artist a été montré en plein air, dans un parc proche de la pagode Sule), la projection a été accompagnée par une formation d’instruments traditionnels birmans, parmi lesquels un percussionniste plus qu’enthousiaste.  Ce film délaissé reprenait autant de vie qu’au temps où il faisait oublier la domination coloniale (on ne voit pas un Britannique) aux foules du Rangoun impérial.

Le côté horrifique de la farce

A cette aune – l’excitation –, c’est la projection des Fiancées en folie (Seven Chances) qui l’a emporté haut la main. Le classique de Buster Keaton était lui aussi accompagné par un orchestre. Il était aussi doublé. Des élèves acteurs improvisaient en birman les dialogues énoncés mais jamais entendus (le film date de 1925, avant l’invention du parlant) par Keaton et ses partenaires. Pendant les fameuses séquences de poursuites, qui mettent en scène la traque de Keaton par des hordes de fiancées, une escouade de jeunes filles armées de micros HF faisaient assaut de cris aigus, révélant le côté horrifique de la farce. L’inconfort auditif (volume et fréquence) valait celui de n’importe quel concert de death metal. Mais que c’était drôle.

L’ambiance à la projection de Moranbong, chronique coréenne, de Claude-Jean Bonnardot, était plus grave. Ce film réalisé en 1959, par un Français, en Corée du Nord, est une rareté. Interdit en France lors de sa sortie en 1960 (parce que les troupes des « Nations Unies » – en fait des Etats-Unis et de leurs alliés – étaient décrites sous un jour défavorable), ce long-métrage procède d’une histoire passionnante, qui a été détaillée par Jérémy Segay, le représentant d’Unifrance à Séoul.

En 1958, une délégation française, qui compte dans ses rangs Claude Lanzmann, Chris Marker, Armand Gatti et Claude-Jean Bonnardot, passe plusieurs semaines en République populaire démocratique de Corée. Ces artistes et intellectuels, accompagnés de quelques journalistes, admirent les progrès de la reconstruction du pays (la guerre est finie depuis cinq ans) et rencontrent Kim Il-sung. La délégation française est d’assez bonne composition pour que le régime de Pyongyang encourage un étrange projet : Armand Gatti a écrit un scénario inspiré de l’opéra traditionnel pansori Le Chant de la fidèle Chunhyang. Dans sa version, les amants ne sont plus séparés par l’arbitraire féodal mais par la guerre, qui est montrée du point de vue de la population nord-coréenne, victime des bombardements et des exactions du camp soutenu par les Etats-Unis.

Une image de « Moranbong, chronique coréenne » (1959), de Claude-Jean Bonnardot. © FESTIVAL MEMORY

Une image de « Moranbong, chronique coréenne » (1959), de Claude-Jean Bonnardot. © FESTIVAL MEMORY

Dans un noir et blanc d’un lyrisme soviétique, Bonnardot exalte le courage collectif et la culture traditionnelle coréenne. Restauré par les Français dans le cadre d’une entreprise de séduction à l’égard de Pyongyang, le film a été projeté dans la capitale nord-coréenne en 2010. L’unique copie 35 mm n’était plus sortie de ses boîtes depuis. A Rangoun, elle a fasciné un public plutôt âgé, qui avait vécu les convulsions qui ont secoué l’Asie dans la seconde moitié du XXe siècle.


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