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La société des loisirs et la politique du bonheur en Arabie saoudite

Publié le 18 janvier 2017 par Gonzo
riresaoudienDistribuée par la General Entertainment Authority, photo de deux Saoudiens assistant à l’iLuminate Show, « the best new act in America ».

Allez savoir pourquoi, les sujets du roi d’Arabie saoudite ou ceux des Émirats sont malheureux ! Dans leur pays, où il n’y a ni bandes armées ni bombardements et où le revenu moyen par habitant est plus que confortable, ils vont si mal que les autorités ont dû prendre des mesures. Il y a un peu moins d’un an, la fédération des Émirats arabes unis a décidé de confier à une femme, Ouhoud al-Roumi, un « ministère du Bonheur » (وزارة السعادة), tandis que les Saoudiens mettaient en place, quelques mois plus tard, un nouvel organisme, l’Autorité supérieure des loisirs (الهيئة العامة للترفيه).

Dans le cas des Émirats, cette innovation aux allures postmodernes (ce qui va bien avec le style du pays) s’accompagnait de deux autres créations ministérielles, dédiées quant à elles à la Jeunesse et à la Tolérance. Du coup, les visées politiques de cette opération apparaissent un peu plus clairement. Pour aider la population locale quelque peu bousculée par le rythme des changements intervenus en quelques décennies, les autorités ont d’abord fait la promotion de l’identité nationale (voir ce billet où il est question de bande-dessinée). Aujourd’hui, craignant l’anomie d’une partie de la jeunesse dont certaines franges sont tentées par le passage à la violence, il s’agit de mettre en place à l’intention de cette classe d’âge des contre-feux pour réduire les risque de radicalisation (grâce à la tolérance), en s’assurant du « bonheur » de tout un chacun.

Les mesures comparables qui ont été prises un peu plus tard en Arabie saoudite permettent de comprendre à la fois le genre de « bonheur » que cherchent à promouvoir les autorités, et les enjeux sociaux et politiques d’un objectif auquel, en principe, on s’attend à ce que tout le monde souscrive sans réserve. Ce que je traduis ici par « loisirs » – en suivant les Canadiens mais j’aurais pu utiliser aussi l’expression de « temps libre » comme dans le premier gouvernement de Pierre Mauroy – correspond à l’arabe ترفيه (tarfîh), que les Saoudiens traduisent eux-mêmes en anglais par entertainment. Comme on le voit, on n’est plus au temps des grandes politiques culturelles « à la Malraux », avec des projets qui visent, comme on a voulu le faire dans l’Égypte nassérienne notamment, à « enculturer » ( ! تثقيف) le peuple. Aujourd’hui, l’objectif visé, c’est la promotion des industries de masse de la consommation et des loisirs

autiriteloisirs
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Car ce tournant en faveur de la promotion des loisirs s’inscrit dans l’ambitieux projet officiellement lancé, à la même époque d’ailleurs (avril 2016) par le régime saoudien. Dans les faits, Vision 2030 est surtout la rampe de lancement du très pressés « MBS » (Mohammed Ben Salmane), fils de l’actuel et très âgé (80 ans) roi d’Arabie, mais second dans l’ordre de succession après son oncle Muhammad (bin Nayef). C’est dans le cadre de ce projet pour bâtir une nouvelle Arabie saoudite que la General Entertainment Authority a été mise en place, sur la base d’un argumentaire essentiellement économique. Pour diversifier ses ressources et ne plus dépendre autant des revenus pétroliers, le Royaume doit à la fois faire des économies et développer de nouvelles richesses. Pour réduire les flux de Saoudiens qui se rendent, chaque fin de semaine, à Manama (Bahreïn), à Dubaï et plus loin encore (Istanbul est à la mode en ce moment), rien de mieux que la création d’une industrie locale des loisirs qui occupera, sur place, le temps libre des habitants tout en créant des emplois (100 000 selon les prévisions).

Une fois encore, il s’agit de loisirs et pas forcément de culture (pour celle-ci, il y a d’ailleurs un autre organisme, créé par la même occasion). À peine installée, la nouvelle structure s’est donc mise au travail en proposant, pour l’année 2017, un programme où les compétitions de catch rivalisent avec les courses automobiles et autres parcs d’attractions, un peu moins masculins. L’entertainment, c’est bien entendu, aussi, du cinéma, des concerts, du spectacle vivant (la stand up comedy fait un tabac partout dans la région), autant de lieux où il est quand même beaucoup plus drôle de se retrouver en famile, entre amis, et donc, inévitablement, dans des lieux où se côtoient les deux sexes (voir l’image en haut de ce billet)…

Une petite « révolution » dans un Royaume dont la vertu, définie selon les critères très conservateurs du wahhabisme, est protégée depuis sa création par les brigades de la protection des mœurs. D’ailleurs, personne ne s’y trompe et tout le monde sait sur place que l’ambition du programme Vision 2030, qui a le bonheur de coïncider avec les ambitions personnelles de l’héritier putatif MBS, consiste à desserrer un peu le carcan imposé par les tenants de la Tradition (grand T, il s’agit de l’inspiration prophétique). Un « relâchement » qui doit se faire au profit des nouvelles générations, d’autant plus « libérales » qu’elles ont en majorité achevé leur formation aux USA. Donner du bonheur aux Saoudiens, c’est donc, inévitablement, modifier les termes de l’alliance passée depuis les origines du Royaume avec le pouvoir religieux, et renverser le cours des choses qui a vu les autorités accorder leur plein soutien aux courants les plus conservateurs, surtout depuis les années 1980, après avoir senti très fort le vent du boulet lorsque des islamistes avaient pris le contrôle des Lieux saints (pour en être délogés par le commandant Barril et le GIGN). C’est pour flatter les plus conservateurs de leurs musulmans, par exemple, que les autorités du pays avaient mis un terme aux quelques spectacles (théâtre ou encore cinéma) qui brisaient un peu la monotonie de la vie saoudienne de l’époque…

mufti
Abdul Aziz ibn Abdillah Ali ash-Shaykh, actuel mufti d’Arabie saoudite.

Annoncée depuis quelque temps déjà, la réaction des religieux conservateurs ne s’est pas fait attendre. Le mufti du Royaume, un véritable épouvantail pour la jeunesse sans aucun doute, a fait savoir urbi et orbi pourrait-on dire, qu’il n’appréciait guère le programme suggéré par l’Autorité des loisirs, car les spectacles, qu’il s’agisse de musique ou de cinéma, « ne valent rien et mènent à la fornication, à la débauche et même à l’athéïsme » (لا خير فيها ومفسدة وتقود للخلاعة والمجون والإلحاد).

Un revers, incontestablement, pour « la jeune direction » (al-qiyâda al-shâbba, comprendre MBS et ses soutiens). Mais on peut penser également que les aboiements des cheikhs n’empêcheront pas la caravane du progrès et du « bonheur » de tracer sa route, comme on a pu le constater précédemment (article en arabe) lorsqu’ils s’étaient mis en tête d’interdire les téléphones portables équipés de caméras : bien entendu, ceux-ci sont partout présents aujourd’hui. D’ailleurs, on peut imaginer que les libéraux saoudiens sauront trouver des soutiens pour leur cause, sur place et à l’étranger, à l’image de la vidéo sur YouTube évoquée la semaine passée et qui met en scène une société moderne et sans tabou (ça y est, on a dépassé les 5 millions, certainement grâce aux lecteurs de CPA qui ont cliqué sur le lien !)


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