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L’Art, terre de miction

Publié le 21 janvier 2017 par Savatier

figures_pissantesBeaucoup d’œuvres mériteraient un examen à la loupe. Peut-être la méthode rendrait-elle suspect aux yeux des gardiens de musée tout visiteur qui se livrerait à cet exercice, mais elle se révélerait instructive, car on pourrait ainsi découvrir, souvent dans les plans éloignés des tableaux, de curieux personnages surpris en train d’uriner là où on ne les attendait pas. C’est à cette thématique peu commune que l’historien de l’art Jean-Claude Lebensztejn vient de consacrer un très intéressant essai, Figures pissantes 1280-2014 (Editions Macula, 168 pages, 26 €). Le sympathique Manneken-Pis qu’il cite en introduction nous est familier. Il ne soulève chez le passant aucune indignation. Pas plus que n’inquiétaient dans l’Antiquité tardive où elles firent leur apparition, les figures du « puer mingens » (gamin urinant) qui ornaient, notamment, des sarcophages romains.

Dès les premières années de la Renaissance, ces bambins rieurs et sans-gêne se multiplièrent, dans les enluminures de livres, les sculptures, les peintures. Nulle connotation sexuelle n’était présente chez ces « putti » ; on leur prêtait plutôt une symbolique de prospérité, de fécondité et peut-être aussi de facétie, comme lorsque le marmot, que rien ne dissimule, n’hésite pas à se soulager face aux regardeurs dans Scènes de la vie du jeune Tobie (vers 1500) de Giuliano Bugiardini. On pourrait encore citer Bacchus enfant de Guido Reni (vers 1637) peint buvant du vin tout en urinant, dans une sorte de « mouvement diurétique perpétuel ».

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Plus inattendu, sans doute, est ce personnage minuscule satisfaisant ses besoins naturels contre une muraille à l’arrière-plan d’une huile sur panneau de Rogier van der Weyden, Saint Luc dessinant la Vierge (vers 1435-1440). Les petites filles furent bien moins nombreuses dans cette iconographie et, précise l’auteur, leurs représentations revêtaient souvent une symbolique alchimique. Il est vrai que Fulcanelli avait évoqué cette question, s’agissant d’un angelot féminin faisant dans un sabot présent au plafond de l’Hôtel Lallemant de Bourges, dans Le Mystère des cathédrales.

L’auteur dresse un étonnant catalogue de ces « figures pissantes » où se retrouvent, non pas des marginaux, mais les artistes les plus renommés, de Mantegna à Le Sueur, de Lorenzo Lotto à Jérôme Bosch, en passant par Rubens, Michel-Ange, François Boucher ou Rembrandt. Ce dernier fut l’un des rares de son temps à mettre en scène une femme surprise en pleine miction, dans une eau-forte (La Femme qui pisse, 1631) sans doute transgressive puisqu’apparaissait une fente vulvaire que les conventions de l’art bannissaient depuis la Grèce, mais dépourvue d’une pilosité pubienne qui constituait un autre tabou esthétique majeur – le réalisme avait, alors, atteint ses limites.

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Au cœur du XIXe siècle puritain, bambins, angelots et adultes ne dispensent plus de « pluie dorée ». La miction devient inconvenante, pratique honteuse hors de la sphère privée ; elle perd son innocence symbolique ou ludique pour se retrouver dans quelques illustrations d’ouvrages érotiques, des photographies de scènes de lupanar à la rubrique « ondinisme » ou sur des cartes postales qui relèvent de la plaisanterie de garçon de bain. L’interdit crée la déviance ; James Ensor, dans sa gravure Le Pisseur (1887), le laisse entrevoir par un graffiti inscrit sur le mur visé par son personnage où l’on peut lire « Ensor est un fou » ; et que dire du fétichisme peu connu de Jules Michelet pour les fluides corporels de sa jeune épouse Athénaïs, attesté dans son journal intime ?

Ce raidissement moral explique-t-il que, depuis le milieu du XXe siècle, cette thématique soit reprise par les artistes dans un souci de provocation esthétique, voire de revendication de pratiques extrêmes ? La vieille mécanique action/réaction est à l’œuvre et, à côté de la très belle Pisseuse de Picasso, les performances des actionnistes viennois semblent le suggérer, de même que les peintures à l’urine de Warhol ou le Piss Christ d’Andres Serrano.

Riche de 161 illustrations qui témoignent de la qualité de l’enquête minutieuse menée par l’auteur, cet essai aussi érudit que malicieux dévoile un corpus largement ignoré jusqu’à présent, insolite.

Illustrations : Guido Reni, Bacchus enfant (vers 1637) – Lorenzo Lotto, Vénus et Cupidon (vers 1525).


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