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Que ceux qui ne peuvent pas mourir lèvent la main – #15

Par Artemissia Gold @SongeD1NuitDete

 CHAPITRE 15

Que ceux qui ne peuvent pas mourir lèvent la main – #15

La comtoise du salon des Le Kerdaniel sonna cinq coups. Le soleil ne se coucherait pas avant une heure, mais la pièce était déjà plongée dans l’obscurité. Seule une lampe à huile à la lumière faiblarde permit à Grégoire et à Gabriel de ne pas se cogner dans les trop nombreux meubles qui encombraient le salon glacial au plafond haut. Sur les murs tapissés de tentures rouge sombre, les trophées de chasse du propriétaire semblaient guetter les deux visiteurs indécis. Les aboiements intempestifs des chiens avaient fait sortir Joseph. Malgré le vacarme de la tempête, Gabriel l’entendait hurler contre les bêtes pour leur ordonner de se taire. Intrigué, il s’approcha de l’une des étroites fenêtres dissimulées derrière des rideaux en velours tirés. Joseph se tenait dans l’entrée de la cour, guettant le seul chemin qui conduisait au manoir. Après de longues secondes où il fut contraint de braver les bourrasques, il revint vers la maison avec sa démarche claudicante, mais non moins agile. La porte d’entrée, entrainée elle-aussi par les courants d’air, claqua contre le mur avec fracas. Sans se concerter, Grégoire et Gabriel rejoignirent dans un même mouvement le vestibule. Ils y retrouvèrent Joseph qui s’était débarrassé de son couvre-chef et de sa veste qui devait beaucoup trop entraver ses mouvements pour ce qu’il s’apprêtait à faire. L’homme s’était emparé d’un fusil de chasse qui reposait sur des crochets au mur et chargeait l’arme avec des gestes sûrs.

— Que se passe-t-il, Joseph ? le questionna Grégoire.

— Les chiens ont reniflé quelque chose.

Sans s’étendre sur davantage d’explications, il sortit au pas de charge. Les deux autres le suivirent. Dans leur cage, la meute de braques allemands continuait de japper. Les moins téméraires avaient rejoint le fond de l’enclos, la queue entre les pattes et les oreilles basses. Les autres faisaient preuve d’une nervosité qui les empêchait de rester en place. Grégoire suivit leurs va-et-vient constants avec une certaine appréhension.

— C’est sans doute un animal qui rode, tenta-t-il pour se rassurer.

Devant lui, immobile en haut des marches du perron, Gabriel ignora sa remarque. Les sens aux aguets, l’immortel fixait l’entrée de la cour vers laquelle se dirigeait Joseph.

— Restez-là ! recommanda-t-il au prêtre.

Comme il dévalait les marches, Grégoire vit apparaître dans sa main une lame courte qu’il venait d’extirper de ce qu’il avait pris pour une simple canne. Joseph avait disparu de leur champ de vision en franchissant le portail ouvert. Une fois de plus, alors que Gabriel traversait la cour à grandes enjambées pour le rejoindre, cette même désagréable impression d’être observé le saisit. Il s’arrêta et leva les yeux vers les étages de la demeure. Une ombre se dessinait derrière l’une des fenêtres et disparut presque aussitôt. Probablement la fille Le Kerdaniel dont lui avait parlé l’ecclésiastique.

Soudain, l’écho d’un coup de feu atténué par la tempête emplit la cour. Habitué à réagir à ce genre de stimulus, les aboiements des chiens reprirent de plus belle. Gabriel courut vers le portail et marqua un temps d’arrêt. Il ne voyait Joseph nulle part. Le chemin, qui disparaissait par moment derrière un rocher,  était bordé d’une lande qui permettait une relative visibilité si ce n’était ce maudit brouillard qui semblait vouloir s’installer avec la nuit. Bravant les recommandations de l’immortel, Grégoire vint le rejoindre.

— Vous voyez quelque chose ?

— Retournez à l’intérieur !

— Vous croyez qu’il s’agit de la créature ? Je pensais qu’elle ne pouvait se manifester qu’à la nuit tombée…

Un second coup de feu, très vite suivi d’un troisième, exempta Gabriel d’une explication d’une part mal venue compte tenu du moment et d’autre part, pour y répondre, encore eût-il fallu qu’il ait une réponse à apporter. L’immortel s’élança vers direction supposée des coups de feu. Joseph s’était engagé hors du sentier. En contrebas,  la pointe où trônait la demeure n’était que rochers contre lesquels venaient s’abattre la marée montante, rendue redoutable par les conditions climatiques. Frappé par les bourrasques, Gabriel dut progresser courbé jusqu’au rivage. Là, il surplombait les pierres de granit frappées par les vagues.

— Joseph ! hurla-t-il à s’en briser les cordes vocales pour couvrir le brouhaha des éléments.

Aveuglé par une pluie fine qui venait de s’inviter, il n’aperçut qu’une vague silhouette revenant dans sa direction. Sur le qui-vive, Gabriel brandit son arme devant lui, ne pouvant distinguer si l’ombre qui se dessinait au travers de la mer de brume était humaine ou non. Il fut rapidement rassuré en reconnaissant la démarche bringuebalante de l’employé zélé du manoir. Joseph le rejoignit à bout de souffle. Afin de se faire entendre, il s’approcha au plus près de Gabriel.

— Foutu démon ! Il m’a échappé de peu ! grommela l’homme aussi naturellement que s’il parlait un lièvre qui lui aurait filé entre les pattes.

— Vous l’avez réellement vu ?

— Ce n’est pas la première fois qu’il rôde près de la maison. Il doit vous avoir à l’œil.

— Rentrons ! Je pense que vous avez beaucoup à me dire, Joseph !

Comme ils luttaient pour parcourir la centaine de mètres qui les séparaient de la maison, une réelle inquiétude se saisit de Gabriel. En quelques minutes, la pointe de Primel Trégastel  avait été engloutie par un brouillard si épais qu’on n’apercevait plus les tours du manoir pourtant tout proche. Le retour au village – qu’on aurait dû apercevoir de l’autre côté de la baie- allait être une vraie gageure. Autant plus avec la bête qui rodait. Bien qu’il tâchât de ne pas se focaliser sur Rose, fatalement, ses pensées le ramenèrent à l’adolescente restée seule à l’auberge. Il avait beau se dire qu’elle était en sécurité là-bas, une petite voix ne cessait de lui souffler à l’oreille que plus elle resterait seule, plus il y avait de chance pour qu’elle invente une nouvelle ânerie.

Gabriel et Joseph rejoignirent Grégoire dans le vestibule. Le domestique reposa son arme sur son support et pénétra dans le salon où il entreprit de raviver les braises mourantes dans la cheminée. Trempé jusqu’aux os, il s’excusa et disparut pour aller se changer.

— Qui est cet énergumène exactement ? interrogea Gabriel une fois seul avec le prêtre.

— Il travaille pour les Le Kerdaniel depuis de longues années. Joseph fait un peu office d’intendant ici. Vous avez vu quelque chose dehors ?

— Lui, oui, répondit succinctement Gabriel en s’accroupissant devant le feu pour se réchauffer les mains.

Les températures déjà basses avaient chuté drastiquement. Rose devait être morte de froid dans le tombeau glacial qui leur servait de chambre. Fichue gamine qui accaparait ses pensées plus que de raison ! Une créature s’était aventurée à quelques mètres de ce manoir et tout ce qui le préoccupait, c’était de savoir si l’effrontée avait le derrière au chaud. Gabriel pesta entre ses dents.

— Qu’est-ce qui se passe ? s’enquit Grégoire en prenant place dans l’un des fauteuils installés devant l’âtre.

Gabriel éluda la question d’un revers de main. Heureusement, le retour de Joseph l’exempta de confesser au prêtre ses états d’âme auxquelles il ne comprenait rien dès lors qu’il s’agissait de cette maudite rouquine. Gabriel se redressa et observa avec perplexité l’homme qui avait revêtu des vêtements toujours aussi peu conformes à sa supposée fonction d’intendant. Quand il s’avachit dans le canapé Voltaire de velours de son maître, l’immortel se demanda franchement quel genre d’employeur pouvait être Charles Le Kerdaniel pour laisser ses domestiques se comporter de la sorte.

— Qu’avez-vous vu exactement ? l’interrogea-t-il sans ambages.

Joseph renifla et passa une main osseuse dans ses cheveux humides plaqués sur son crâne. Son visage ainsi dégagé n’en était que plus étrange à regarder. Les bords de la large balafre paraissaient encore plus boursoufflés. La vieille blessure avait frôlé son yeux droit. Une légère dissymétrie provoquée par sa paupière tombante achevait de rendre le faciès de l’individu aussi peu avenant que l’arrière train d’un lycan souffrant d’hémorroïdes.

— Une chose de plus d’une toise qui s’est mise à galoper quand je l’ai prise en chasse.

Gabriel haussa un sourcil.

— Elle s’est enfuie ?

— Faut croire qu’elle n’est pas aussi téméraire qu’on le dit ou alors elle savait à qui elle avait affaire, fanfaronna l’homme en allongeant ses bras sur le dossier haut.

Ce mouvement fit remonter légèrement les manches déboutonnées de sa chemise. Un détail attira aussitôt l’attention de Gabriel : trois lettres à l’encre fanée, tatouées au creux de son poignet, qui en dirent long sur l’individu.

— Avec ce brouillard comment pouvez-vous être sûr de ne pas avoir tiré sur un pauvre bougre du coin ?

— Je sais ce que j’ai vu ! Ça n’a rien d’humain. C’est une bestiole au pelage hirsute noir comme du charbon. Elle s’est tenue suffisamment près pour que je puisse voir ses prunelles jaunes et sa gueule ouverte.

— Mais de toute évidence, pas assez près pour ne pas la manquer, ajouta Gabriel avec une pointe de sarcasme qui ne plut pas à son interlocuteur.

Ce dernier se leva en se tenant la hanche et se redressa de toute sa stature pour faire face à son interlocuteur. Malgré cela, il dût lever la tête pour trouver le regard imperturbable de l’immortel.

— Je suis moins alerte et j’y vois moins clair, mais si cette créature du diable ne s’était pas faufilée entre les rochers, je ne l’aurais pas loupée !

— Vous avez sans doute l’œil plus alerte qu’il n’y paraît : veuillez m’excuser d’avoir douté.

Joseph, piqué au vif, serra les poings et redressa le menton.

—  Il est tard et, vu le temps, je pense que Monsieur le Maire aura décidé de rester à Morlaix pour la nuit. Nous allons partir avant qu’il ne fasse nuit noire, Joseph, intervint subtilement Grégoire en se faufilant entre les deux hommes pour flatter l’épaule de l’intendant.

 — Vous seriez bien aimable de nous faire préparer deux chevaux pour faciliter notre retour, insista Gabriel avec une arrogance exagérée, au grand dam du prêtre qui à ce moment se serait volontiers retourné pour coller lui-même son poing dans la figure de l’immortel.

— Bien sûr… Je ne voudrais pas qu’il arrive quelque chose au père Anselme, grinça Joseph. Dommage que vous ne soyez pas seul. J’aurais prié pour que la bête vous coince pour tester vos propres réflexes, enquêteur de mes deux !

Sur ces mots plein de courtoisie, Joseph sortit en trainant davantage la jambe. Malgré ses airs arrogants, sa cavalcade dans la lande aurait pu lui coûter cher compte tenu de ce handicap.

— Vous avez l’art et la manière de vous faire apprécier en quelques mots, constata avec dépit Grégoire dès que l’autre eût claqué la porte d’entrée.

— C’est un don que je cultive au quotidien, répliqua Gabriel en haussant les épaules.

— Pourquoi vous êtes-vous conduit de cette manière avec Joseph ? Ce n’est pas un mauvais bougre.

— Je n’en doute pas, mais je n’aime pas qu’on me mente et encore moins qu’on me prenne pour un imbécile.

— Je ne comprends pas…

— Avez-vous remarqué les lettres LPM tatouées sur son poignet ?

— J’avoue que non.

— LPM pour « Legio patria nostra » : la légion est notre patrie. Votre Joseph est un ancien légionnaire. Il y a des réflexes qui ne se perdent pas. S’il était assez près pour voir les prunelles jaunes et la gueule ouverte de la bête, je doute qu’elle aurait pu lui échapper.

— Quand bien même aurait-il fait un passage dans la légion étrangère, Joseph a plus de cinquante ans maintenant et n’est certainement plus aussi vaillant.

— Il n’a pourtant pas hésité une seconde à sortir et à prendre en chasse la bête. S’il s’agissait bien d’elle…

— Vous en doutez ?

— Aucun lycanthrope de ma connaissance ne se transforme en plein jour. Donc soit Joseph nous a pris pour des imbéciles et il a poursuivit un simple animal trop curieux, soit il s’agit d’autre chose et dans ce cas l’affaire va se corser car je n’ai aucune idée de ce que cela peut être. Je préfère penser qu’il s’agit de la première option : notre voyage de retour n’en sera que plus serein.

Grégoire frissonna malgré le feu qui crépitait dans son dos. Il était loin d’être un couard, mais la seconde option ne pouvait pas être écartée et cela n’était pas fait pour le rassurer.  Le village n’était pas loin, mais la faible distance n’avait pas sauvé le docteur Leguern attaqué sur ce même chemin. Gabriel, également, avait conscience du risque qu’ils prenaient à partir dans ces conditions, mais il était hors de question de rester une minute de plus dans cet endroit. Il réajusta le col de son manteau et reprit sa canne posée en travers des accoudoirs du fauteuil.

— Sortons d’ici : cette maison est des plus sinistres.

Ils attendirent quelques minutes sur le perron que l’on leur amène leurs montures. Joseph s’était volatilisé. Ce fut un garçon malingre qui se chargea de seller et de sortir les deux chevaux dans la cour. Tout le temps que dura leur attente, Gabriel trépigna d’impatience. Il n’avait qu’une hâte : retourner à l’auberge et s’assurer que Rose allait bien.

 CHAPITRE 15

Que ceux qui ne peuvent pas mourir lèvent la main – #15

La comtoise du salon des Le Kerdaniel sonna cinq coups. Le soleil ne se coucherait pas avant une heure, mais la pièce était déjà plongée dans l’obscurité. Seule une lampe à huile à la lumière faiblarde permit à Grégoire et à Gabriel de ne pas se cogner dans les trop nombreux meubles qui encombraient le salon glacial au plafond haut. Sur les murs tapissés de tentures rouge sombre, les trophées de chasse du propriétaire semblaient guetter les deux visiteurs indécis. Les aboiements intempestifs des chiens avaient fait sortir Joseph. Malgré le vacarme de la tempête, Gabriel l’entendait hurler contre les bêtes pour leur ordonner de se taire. Intrigué, il s’approcha de l’une des étroites fenêtres dissimulées derrière des rideaux en velours tirés. Joseph se tenait dans l’entrée de la cour, guettant le seul chemin qui conduisait au manoir. Après de longues secondes où il fut contraint de braver les bourrasques, il revint vers la maison avec sa démarche claudicante, mais non moins agile. La porte d’entrée, entrainée elle-aussi par les courants d’air, claqua contre le mur avec fracas. Sans se concerter, Grégoire et Gabriel rejoignirent dans un même mouvement le vestibule. Ils y retrouvèrent Joseph qui s’était débarrassé de son couvre-chef et de sa veste qui devait beaucoup trop entraver ses mouvements pour ce qu’il s’apprêtait à faire. L’homme s’était emparé d’un fusil de chasse qui reposait sur des crochets au mur et chargeait l’arme avec des gestes sûrs.

— Que se passe-t-il, Joseph ? le questionna Grégoire.

— Les chiens ont reniflé quelque chose.

Sans s’étendre sur davantage d’explications, il sortit au pas de charge. Les deux autres le suivirent. Dans leur cage, la meute de braques allemands continuait de japper. Les moins téméraires avaient rejoint le fond de l’enclos, la queue entre les pattes et les oreilles basses. Les autres faisaient preuve d’une nervosité qui les empêchait de rester en place. Grégoire suivit leurs va-et-vient constants avec une certaine appréhension.

— C’est sans doute un animal qui rode, tenta-t-il pour se rassurer.

Devant lui, immobile en haut des marches du perron, Gabriel ignora sa remarque. Les sens aux aguets, l’immortel fixait l’entrée de la cour vers laquelle se dirigeait Joseph.

— Restez-là ! recommanda-t-il au prêtre.

Comme il dévalait les marches, Grégoire vit apparaître dans sa main une lame courte qu’il venait d’extirper de ce qu’il avait pris pour une simple canne. Joseph avait disparu de leur champ de vision en franchissant le portail ouvert. Une fois de plus, alors que Gabriel traversait la cour à grandes enjambées pour le rejoindre, cette même désagréable impression d’être observé le saisit. Il s’arrêta et leva les yeux vers les étages de la demeure. Une ombre se dessinait derrière l’une des fenêtres et disparut presque aussitôt. Probablement la fille Le Kerdaniel dont lui avait parlé l’ecclésiastique.

Soudain, l’écho d’un coup de feu atténué par la tempête emplit la cour. Habitué à réagir à ce genre de stimulus, les aboiements des chiens reprirent de plus belle. Gabriel courut vers le portail et marqua un temps d’arrêt. Il ne voyait Joseph nulle part. Le chemin, qui disparaissait par moment derrière un rocher,  était bordé d’une lande qui permettait une relative visibilité si ce n’était ce maudit brouillard qui semblait vouloir s’installer avec la nuit. Bravant les recommandations de l’immortel, Grégoire vint le rejoindre.

— Vous voyez quelque chose ?

— Retournez à l’intérieur !

— Vous croyez qu’il s’agit de la créature ? Je pensais qu’elle ne pouvait se manifester qu’à la nuit tombée…

Un second coup de feu, très vite suivi d’un troisième, exempta Gabriel d’une explication d’une part mal venue compte tenu du moment et d’autre part, pour y répondre, encore eût-il fallu qu’il ait une réponse à apporter. L’immortel s’élança vers direction supposée des coups de feu. Joseph s’était engagé hors du sentier. En contrebas,  la pointe où trônait la demeure n’était que rochers contre lesquels venaient s’abattre la marée montante, rendue redoutable par les conditions climatiques. Frappé par les bourrasques, Gabriel dut progresser courbé jusqu’au rivage. Là, il surplombait les pierres de granit frappées par les vagues.

— Joseph ! hurla-t-il à s’en briser les cordes vocales pour couvrir le brouhaha des éléments.

Aveuglé par une pluie fine qui venait de s’inviter, il n’aperçut qu’une vague silhouette revenant dans sa direction. Sur le qui-vive, Gabriel brandit son arme devant lui, ne pouvant distinguer si l’ombre qui se dessinait au travers de la mer de brume était humaine ou non. Il fut rapidement rassuré en reconnaissant la démarche bringuebalante de l’employé zélé du manoir. Joseph le rejoignit à bout de souffle. Afin de se faire entendre, il s’approcha au plus près de Gabriel.

— Foutu démon ! Il m’a échappé de peu ! grommela l’homme aussi naturellement que s’il parlait un lièvre qui lui aurait filé entre les pattes.

— Vous l’avez réellement vu ?

— Ce n’est pas la première fois qu’il rôde près de la maison. Il doit vous avoir à l’œil.

— Rentrons ! Je pense que vous avez beaucoup à me dire, Joseph !

Comme ils luttaient pour parcourir la centaine de mètres qui les séparaient de la maison, une réelle inquiétude se saisit de Gabriel. En quelques minutes, la pointe de Primel Trégastel  avait été engloutie par un brouillard si épais qu’on n’apercevait plus les tours du manoir pourtant tout proche. Le retour au village – qu’on aurait dû apercevoir de l’autre côté de la baie- allait être une vraie gageure. Autant plus avec la bête qui rodait. Bien qu’il tâchât de ne pas se focaliser sur Rose, fatalement, ses pensées le ramenèrent à l’adolescente restée seule à l’auberge. Il avait beau se dire qu’elle était en sécurité là-bas, une petite voix ne cessait de lui souffler à l’oreille que plus elle resterait seule, plus il y avait de chance pour qu’elle invente une nouvelle ânerie.

Gabriel et Joseph rejoignirent Grégoire dans le vestibule. Le domestique reposa son arme sur son support et pénétra dans le salon où il entreprit de raviver les braises mourantes dans la cheminée. Trempé jusqu’aux os, il s’excusa et disparut pour aller se changer.

— Qui est cet énergumène exactement ? interrogea Gabriel une fois seul avec le prêtre.

— Il travaille pour les Le Kerdaniel depuis de longues années. Joseph fait un peu office d’intendant ici. Vous avez vu quelque chose dehors ?

— Lui, oui, répondit succinctement Gabriel en s’accroupissant devant le feu pour se réchauffer les mains.

Les températures déjà basses avaient chuté drastiquement. Rose devait être morte de froid dans le tombeau glacial qui leur servait de chambre. Fichue gamine qui accaparait ses pensées plus que de raison ! Une créature s’était aventurée à quelques mètres de ce manoir et tout ce qui le préoccupait, c’était de savoir si l’effrontée avait le derrière au chaud. Gabriel pesta entre ses dents.

— Qu’est-ce qui se passe ? s’enquit Grégoire en prenant place dans l’un des fauteuils installés devant l’âtre.

Gabriel éluda la question d’un revers de main. Heureusement, le retour de Joseph l’exempta de confesser au prêtre ses états d’âme auxquelles il ne comprenait rien dès lors qu’il s’agissait de cette maudite rouquine. Gabriel se redressa et observa avec perplexité l’homme qui avait revêtu des vêtements toujours aussi peu conformes à sa supposée fonction d’intendant. Quand il s’avachit dans le canapé Voltaire de velours de son maître, l’immortel se demanda franchement quel genre d’employeur pouvait être Charles Le Kerdaniel pour laisser ses domestiques se comporter de la sorte.

— Qu’avez-vous vu exactement ? l’interrogea-t-il sans ambages.

Joseph renifla et passa une main osseuse dans ses cheveux humides plaqués sur son crâne. Son visage ainsi dégagé n’en était que plus étrange à regarder. Les bords de la large balafre paraissaient encore plus boursoufflés. La vieille blessure avait frôlé son yeux droit. Une légère dissymétrie provoquée par sa paupière tombante achevait de rendre le faciès de l’individu aussi peu avenant que l’arrière train d’un lycan souffrant d’hémorroïdes.

— Une chose de plus d’une toise qui s’est mise à galoper quand je l’ai prise en chasse.

Gabriel haussa un sourcil.

— Elle s’est enfuie ?

— Faut croire qu’elle n’est pas aussi téméraire qu’on le dit ou alors elle savait à qui elle avait affaire, fanfaronna l’homme en allongeant ses bras sur le dossier haut.

Ce mouvement fit remonter légèrement les manches déboutonnées de sa chemise. Un détail attira aussitôt l’attention de Gabriel : trois lettres à l’encre fanée, tatouées au creux de son poignet, qui en dirent long sur l’individu.

— Avec ce brouillard comment pouvez-vous être sûr de ne pas avoir tiré sur un pauvre bougre du coin ?

— Je sais ce que j’ai vu ! Ça n’a rien d’humain. C’est une bestiole au pelage hirsute noir comme du charbon. Elle s’est tenue suffisamment près pour que je puisse voir ses prunelles jaunes et sa gueule ouverte.

— Mais de toute évidence, pas assez près pour ne pas la manquer, ajouta Gabriel avec une pointe de sarcasme qui ne plut pas à son interlocuteur.

Ce dernier se leva en se tenant la hanche et se redressa de toute sa stature pour faire face à son interlocuteur. Malgré cela, il dût lever la tête pour trouver le regard imperturbable de l’immortel.

— Je suis moins alerte et j’y vois moins clair, mais si cette créature du diable ne s’était pas faufilée entre les rochers, je ne l’aurais pas loupée !

— Vous avez sans doute l’œil plus alerte qu’il n’y paraît : veuillez m’excuser d’avoir douté.

Joseph, piqué au vif, serra les poings et redressa le menton.

—  Il est tard et, vu le temps, je pense que Monsieur le Maire aura décidé de rester à Morlaix pour la nuit. Nous allons partir avant qu’il ne fasse nuit noire, Joseph, intervint subtilement Grégoire en se faufilant entre les deux hommes pour flatter l’épaule de l’intendant.

 — Vous seriez bien aimable de nous faire préparer deux chevaux pour faciliter notre retour, insista Gabriel avec une arrogance exagérée, au grand dam du prêtre qui à ce moment se serait volontiers retourné pour coller lui-même son poing dans la figure de l’immortel.

— Bien sûr… Je ne voudrais pas qu’il arrive quelque chose au père Anselme, grinça Joseph. Dommage que vous ne soyez pas seul. J’aurais prié pour que la bête vous coince pour tester vos propres réflexes, enquêteur de mes deux !

Sur ces mots plein de courtoisie, Joseph sortit en trainant davantage la jambe. Malgré ses airs arrogants, sa cavalcade dans la lande aurait pu lui coûter cher compte tenu de ce handicap.

— Vous avez l’art et la manière de vous faire apprécier en quelques mots, constata avec dépit Grégoire dès que l’autre eût claqué la porte d’entrée.

— C’est un don que je cultive au quotidien, répliqua Gabriel en haussant les épaules.

— Pourquoi vous êtes-vous conduit de cette manière avec Joseph ? Ce n’est pas un mauvais bougre.

— Je n’en doute pas, mais je n’aime pas qu’on me mente et encore moins qu’on me prenne pour un imbécile.

— Je ne comprends pas…

— Avez-vous remarqué les lettres LPM tatouées sur son poignet ?

— J’avoue que non.

— LPM pour « Legio patria nostra » : la légion est notre patrie. Votre Joseph est un ancien légionnaire. Il y a des réflexes qui ne se perdent pas. S’il était assez près pour voir les prunelles jaunes et la gueule ouverte de la bête, je doute qu’elle aurait pu lui échapper.

— Quand bien même aurait-il fait un passage dans la légion étrangère, Joseph a plus de cinquante ans maintenant et n’est certainement plus aussi vaillant.

— Il n’a pourtant pas hésité une seconde à sortir et à prendre en chasse la bête. S’il s’agissait bien d’elle…

— Vous en doutez ?

— Aucun lycanthrope de ma connaissance ne se transforme en plein jour. Donc soit Joseph nous a pris pour des imbéciles et il a poursuivit un simple animal trop curieux, soit il s’agit d’autre chose et dans ce cas l’affaire va se corser car je n’ai aucune idée de ce que cela peut être. Je préfère penser qu’il s’agit de la première option : notre voyage de retour n’en sera que plus serein.

Grégoire frissonna malgré le feu qui crépitait dans son dos. Il était loin d’être un couard, mais la seconde option ne pouvait pas être écartée et cela n’était pas fait pour le rassurer.  Le village n’était pas loin, mais la faible distance n’avait pas sauvé le docteur Leguern attaqué sur ce même chemin. Gabriel, également, avait conscience du risque qu’ils prenaient à partir dans ces conditions, mais il était hors de question de rester une minute de plus dans cet endroit. Il réajusta le col de son manteau et reprit sa canne posée en travers des accoudoirs du fauteuil.


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