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Que ceux qui ne peuvent pas mourir lèvent la main – #16

Par Artemissia Gold @SongeD1NuitDete

Que ceux qui ne peuvent pas mourir lèvent la main – #16

Chapitre 16

Ils n’étaient partis que depuis quelques minutes qu’une certitude s’était imposée dans l’esprit de Grégoire : si ce n’était pas la bête qui aurait leur peau, ce serait tout bonnement leurs montures lancées à trop vive allure dans le brouillard. Celui de Gabriel, qui le précédait, disparut rapidement de son champ de vision, tandis que le sien devait être une créature sortie de l’enfer qui n’allait pas tarder à l’envoyer ad patres par ses brusques arrêts et embardées dues aux bourrasques. Sans doute l’animal était aussi peu rassuré que lui par le voile qui les enveloppait. Malgré ses tentatives, on y voyait comme à travers la grille d’un confessionnal. Autour de lui ce n’étaient qu’ombres indistinctes agitées par les éléments que l’imagination fertile de Grégoire s’empressait de rendre vivantes.

— Gabriel ! hurla-t-il à son comparse dont il n’entendait même plus les sabots de la monture sur le sol rocheux.

Il n’y eut même pas l’écho d’une réponse. A mesure qu’il s’éloignait de la demeure des Le Kerdaniel, Grégoire sentait une angoisse latente emballer sa respiration. Cette dernière semblait supplanter le brouhaha qui l’entourait et qui l’empêchait de percevoir si quelqu’un ou quelque chose s’approchait. Aussi manqua-t-il de s’étrangler en étouffant un cri lorsque Gabriel surgit de nulle part devant son cheval. La nervosité de sa propre monture l’obligea à quelques manœuvres pour l’apaiser. Son appel affolé l’avait alerté. L’immortel tourna autour du prêtre pour s’assurer qu’il n’y avait aucun danger alentour avant de reporter son attention vers le cavalier empêtré dans sa robe ecclésiastique qui entravait ses mouvements. Toute menace écartée, il esquissa un sourire moqueur devant la pâleur de l’homme d’église.

— Vous avez un problème mon père ? Vous êtes aussi blanc qu’une soutane papale.

— Très drôle…, grommela l’autre entre ses lèvres pincées pour ne pas lâcher une injure bien sentie. Je vous rappelle que vos capacités dépassent les miennes. Il fait quasiment nuit et avec ce brouillard, je ne pourrais même pas voir le bout de la queue d’un loup s’il me passait sous le nez !

— Vous êtes aussi une cible beaucoup facile à attaquer si vous restez sur place. En route !

Joignant le geste à la parole, Gabriel élança de nouveau son cheval au galop. Grégoire n’eut pas d’autre choix que de l’imiter s’il ne voulait pas se faire distancer.

Comme chaque soir depuis les premières attaques, les villageois s’étaient retranchés chez eux dès que l’obscurité pointait en fin d’après-midi. Compte tenu de l’apparition supposée de la créature alors qu’il ne faisait pas encore nuit, c’était sans doute peine perdue. Mais Gabriel était encore sceptique à ce sujet. La version de Joseph ressemblait plus à une mise en scène ou un avertissement qu’à une véritable menace. Malgré tout, dans le doute, valait mieux mettre le prêtre en sécurité dans son sanctuaire et s’assurer que Rose était restée sagement à l’auberge. Une fois armé comme il se devait, il pourrait ensuite aller inspecter seul les environs.

 L’obscurité s’était abattue sur le village, mais il était bien trop tôt pour que les lanternes de l’auberge – seuls éclairages de la place du village- ne soient allumées. Gabriel descendit prestement de cheval et attacha les rênes à l’anneau de bronze qui ornait la façade. A l’intérieur, quelques très rares clients étaient attablés près de l’âtre tandis que d’autres s’étaient installés au comptoir derrière lequel trônait Jacques LeBihan. Par un curieux phénomène familier à Gabriel, les discussions se turent dès qu’il ouvrit la porte. Le nez baissé sur leur consommation, les hommes présents lui jetèrent des regards à la dérobée, les visages fermés et peu avenants. Il traça droit devant lui sans s’arrêter et ne s’attarda pas sur les messes-basses qu’il entendit dans son dos lorsqu’il arriva en haut de l’escalier. Tout en fouillant dans ses poches pour retrouver la clé de la chambre, il ne pouvait se débarrasser de ce mauvais pressentiment qui ne l’avait pas quitté depuis son altercation avec l’adolescente. Aussi fut-il à peine surpris en ouvrant la porte d’être accueilli par un courant d’air glacial qui fit claquer les battants de la fenêtre ouverte. Outre la chambre désertée par sa prisonnière évadée, le regard de l’immortel fut attiré par son sac de voyage posé devant le poêle. Une manche de chemise noircie dépassait de la porte en fonte. Sur l’instant, Gabriel ne sut pas s’il devait laisser éclater sa colère ou se laisser envahir par l’angoisse de la savoir dehors avec ce qui rôdait. Il opta finalement pour la colère, plus facile à gérer dans ce cas et qui le rendrait plus efficace. Le premier à en faire les frais fut l’aubergiste qui choisit bien mal son moment pour réclamer le paiement de la nuit suivante au pied de l’escalier. Aussi imposant soit-il, l’homme se retrouva cloué contre la table la plus proche malgré les clients qui s’y trouvaient attablés. Stupéfaits par la réaction de l’étranger, ces derniers se relevèrent d’un bond sans pour autant intervenir, trop âgés pour rivaliser avec le jeune homme à la force peu commune.

 — Où est le gamin ? grinça-t-il à quelques centimètres du visage rougeaud de l’aubergiste, tenu fermement par le col de son gilet.

— Je… Je n’en sais rien…

— Gabriel ! Lâchez-le ! intervint Grégoire.

Ce dernier, qui ne s’était pas résolu à rentrer chez lui pour passer la soirée au coin du feu, écarta les clients qui lui barraient le chemin jusqu’aux deux hommes. Gabriel lâcha prise, pas parce qu’on venait de lui intimer, mais parce qu’il était clair que Rose n’avait pas alerté toute l’auberge en partant. Sans se préoccuper des spectateurs éberlués qu’il bouscula sur son passage, il se précipita dehors, Grégoire sur les talons.

— Rentrez chez vous ! lui intima-t-il en dénouant les rênes de son cheval.

— Que se passe-t-il ?

— Rose s’est enfuie !

Atterré par la nouvelle, son bras qui le protégeait des gifles du vent retomba contre sa robe détrempée.

— Je viens avec vous !

— Sûrement pas ! Je n’ai pas le temps de m’occuper de vous ! objecta Gabriel en montant d’un geste leste en selle.

Il n’entendit pas la réponse de Grégoire. Lancé au galop, il prit sans réfléchir la direction de la route qui les avait conduits jusque dans ce maudit village.

~*~

La chose rôdait, quelque part, derrière le rideau opaque, dans les bois inhospitaliers dans lesquels elle s’était aventurée sans réfléchir. Haletante, Rose tenta de la localiser afin de ne pas se jeter dans la gueule du loup. L’expression ne pouvait pas être plus concrète qu’à cette seconde. Pourtant, malgré ses efforts pour maîtriser sa respiration bruyante, il lui semblait que la bête pouvait se trouver n’importe où. Le vent faisait craquer les branchages au dessus de sa tête. Peut-être le grondement entendu n’était-il que le fruit de son imagination… Sans quitter les sous-bois sombres des yeux, Rose recula de quelques pas sur le chemin en direction du village. En courant, elle serait de retour à l’auberge en moins de dix minutes. Elle ne se perdit plus en conjectures, n’écoutant plus que la panique qui lui comprimait la poitrine, elle dévala à toute vitesse la pente sur quelques mètres avant d’être brutalement déséquilibrée. Un coup violent au milieu des omoplates la fit chuter sur les pierres coupantes du chemin. Ces dernières lui lacérèrent les paumes, mais la douleur des coupures n’était rien en comparaison de celle qu’elle ressentait dans son dos. Celle-ci avait étouffé son cri, l’empêchait de respirer, se diffusait comme un poison qui tétanisait tous ces membres. Un liquide chaud trempa rapidement sa chemise. Etendue sur le sol gelé, Rose ne parvenait plus à faire un seul mouvement. Elle ferma farouchement les yeux. De toute manière, elle n’y voyait plus rien : la nuit avait tout englouti. Malgré le sang qui tapait dans ses tempes de manière assourdissante, elle perçut des pas lourds s’approcher. Le front collé au sol, elle n’osa faire aucun geste comme si, stupidement, cette position pouvait faire fléchir le cours des événements. Après tout, son père lui avait appris qu’il ne fallait jamais regarder un chien dangereux dans les yeux. C’était bien la même chose, non ? Rose s’accrocha à cette idée saugrenue tant qu’elle put pour ne pas céder à la panique.

Cela ne dura que le temps pour la créature de s’approcher, à tel point que son souffle fétide vint frôler sa nuque. Rose ne put alors réprimer une plainte mêlée de sanglots. Elle la sentait au dessus d’elle, flairant ses cheveux puis les lacérations que ses griffes avaient laissées sur son dos. Ses ongles, à elle, griffèrent la terre gelée pour tenter de se dégager, de ramper même si c’était peine perdue. L’initiative fut accueillie d’un grondement sourd, puis un poids s’abattit sur la plaie à vif ; une patte, probablement, qui lui arracha un hurlement de douleur et de panique. Elle se protégea instinctivement la tête de ses bras et n’osa pas se recroqueviller. La chose semblait vouloir jouer avec elle comme un chat avec une souris moribonde. Même si elle ne pouvait la voir, elle sentait sa truffe renifler obstinément la plaie. Puis soudain, Rose sentit une légère pression, presque une caresse, atténuée par l’épaisseur de son manteau. Si ce ne fut en rien douloureux, en revanche, le rugissement qui s’en suivit failli la rendre sourde. Elle se tassa comme elle put, s’attendant à subir le coup de griffe ou de crocs fatal, quand, étrangement, elle ne sentit plus la présence la bête au dessus d’elle.

Rose resta encore de longues secondes immobiles tant à cause de la douleur de plus en plus vive que du doute qui s’était emparé d’elle. Dans son esprit, c’était tout simplement impossible que la créature se soit évanouie en la laissant en vie. Elle allait sans aucun doute revenir et elle ne pourrait plus lui échapper. Le sang qui s’échappait de sa blessure détrempait sa chemise et plus les minutes s’égrenaient plus elle sentait une froide torpeur l’envahir. Bouger était exclu, crier encore moins tant sa gorge était nouée par l’angoisse. Elle tenta d’ouvrir les paupières, mais son regard se heurta à l’obscurité. Face au néant, au froid et à la douleur, la dernière once de courage de la jeune fille éclata comme une bulle fragile. Elle sanglota en silence, la joue meurtrie par le sol dur sur laquelle elle reposait. Elle aurait la mort la plus stupide qui soit : même une créature sanguinaire n’avait pas voulu d’elle. Au moins, en mourant là, elle avait échappé à la colère de Gabriel, pensa-t-elle. Ses pensées de moins en moins claires se raccrochèrent à l’immortel. Elle imaginait son regard d’acier que ses sourcils dansants rendaient toujours expressif même lorsqu’il tentait de rester de marbre. En se concentrant, elle pouvait même entendre sa voix rocailleuse du matin quand il avait passé la nuit dehors ou lorsqu’il était irrité.

— Rose !

La jeune fille sursauta. Perdue dans une semi-inconscience, elle se demanda si son imagination n’était pas entrain de la trahir en lui donnant de faux espoirs. Pourtant, le choc des sabots d’un cheval sur la terre dure lui semblait plus que réel. Elle tenta de relever la tête vers l’orée du bois. Elle ne vit rien. En revanche, ce fut l’effort de trop pour son corps meurtri.

Toute reproduction totale ou partielle du texte est interdite sans l’autorisation de l’auteur

Que ceux qui ne peuvent pas mourir lèvent la main – #16

Chapitre 16

Ils n’étaient partis que depuis quelques minutes qu’une certitude s’était imposée dans l’esprit de Grégoire : si ce n’était pas la bête qui aurait leur peau, ce serait tout bonnement leurs montures lancées à trop vive allure dans le brouillard. Celui de Gabriel, qui le précédait, disparut rapidement de son champ de vision, tandis que le sien devait être une créature sortie de l’enfer qui n’allait pas tarder à l’envoyer ad patres par ses brusques arrêts et embardées dues aux bourrasques. Sans doute l’animal était aussi peu rassuré que lui par le voile qui les enveloppait. Malgré ses tentatives, on y voyait comme à travers la grille d’un confessionnal. Autour de lui ce n’étaient qu’ombres indistinctes agitées par les éléments que l’imagination fertile de Grégoire s’empressait de rendre vivantes.

— Gabriel ! hurla-t-il à son comparse dont il n’entendait même plus les sabots de la monture sur le sol rocheux.

Il n’y eut même pas l’écho d’une réponse. A mesure qu’il s’éloignait de la demeure des Le Kerdaniel, Grégoire sentait une angoisse latente emballer sa respiration. Cette dernière semblait supplanter le brouhaha qui l’entourait et qui l’empêchait de percevoir si quelqu’un ou quelque chose s’approchait. Aussi manqua-t-il de s’étrangler en étouffant un cri lorsque Gabriel surgit de nulle part devant son cheval. La nervosité de sa propre monture l’obligea à quelques manœuvres pour l’apaiser. Son appel affolé l’avait alerté. L’immortel tourna autour du prêtre pour s’assurer qu’il n’y avait aucun danger alentour avant de reporter son attention vers le cavalier empêtré dans sa robe ecclésiastique qui entravait ses mouvements. Toute menace écartée, il esquissa un sourire moqueur devant la pâleur de l’homme d’église.

— Vous avez un problème mon père ? Vous êtes aussi blanc qu’une soutane papale.

— Très drôle…, grommela l’autre entre ses lèvres pincées pour ne pas lâcher une injure bien sentie. Je vous rappelle que vos capacités dépassent les miennes. Il fait quasiment nuit et avec ce brouillard, je ne pourrais même pas voir le bout de la queue d’un loup s’il me passait sous le nez !

— Vous êtes aussi une cible beaucoup facile à attaquer si vous restez sur place. En route !

Joignant le geste à la parole, Gabriel élança de nouveau son cheval au galop. Grégoire n’eut pas d’autre choix que de l’imiter s’il ne voulait pas se faire distancer.

Comme chaque soir depuis les premières attaques, les villageois s’étaient retranchés chez eux dès que l’obscurité pointait en fin d’après-midi. Compte tenu de l’apparition supposée de la créature alors qu’il ne faisait pas encore nuit, c’était sans doute peine perdue. Mais Gabriel était encore sceptique à ce sujet. La version de Joseph ressemblait plus à une mise en scène ou un avertissement qu’à une véritable menace. Malgré tout, dans le doute, valait mieux mettre le prêtre en sécurité dans son sanctuaire et s’assurer que Rose était restée sagement à l’auberge. Une fois armé comme il se devait, il pourrait ensuite aller inspecter seul les environs.

 L’obscurité s’était abattue sur le village, mais il était bien trop tôt pour que les lanternes de l’auberge – seuls éclairages de la place du village- ne soient allumées. Gabriel descendit prestement de cheval et attacha les rênes à l’anneau de bronze qui ornait la façade. A l’intérieur, quelques très rares clients étaient attablés près de l’âtre tandis que d’autres s’étaient installés au comptoir derrière lequel trônait Jacques LeBihan. Par un curieux phénomène familier à Gabriel, les discussions se turent dès qu’il ouvrit la porte. Le nez baissé sur leur consommation, les hommes présents lui jetèrent des regards à la dérobée, les visages fermés et peu avenants. Il traça droit devant lui sans s’arrêter et ne s’attarda pas sur les messes-basses qu’il entendit dans son dos lorsqu’il arriva en haut de l’escalier. Tout en fouillant dans ses poches pour retrouver la clé de la chambre, il ne pouvait se débarrasser de ce mauvais pressentiment qui ne l’avait pas quitté depuis son altercation avec l’adolescente. Aussi fut-il à peine surpris en ouvrant la porte d’être accueilli par un courant d’air glacial qui fit claquer les battants de la fenêtre ouverte. Outre la chambre désertée par sa prisonnière évadée, le regard de l’immortel fut attiré par son sac de voyage posé devant le poêle. Une manche de chemise noircie dépassait de la porte en fonte. Sur l’instant, Gabriel ne sut pas s’il devait laisser éclater sa colère ou se laisser envahir par l’angoisse de la savoir dehors avec ce qui rôdait. Il opta finalement pour la colère, plus facile à gérer dans ce cas et qui le rendrait plus efficace. Le premier à en faire les frais fut l’aubergiste qui choisit bien mal son moment pour réclamer le paiement de la nuit suivante au pied de l’escalier. Aussi imposant soit-il, l’homme se retrouva cloué contre la table la plus proche malgré les clients qui s’y trouvaient attablés. Stupéfaits par la réaction de l’étranger, ces derniers se relevèrent d’un bond sans pour autant intervenir, trop âgés pour rivaliser avec le jeune homme à la force peu commune.

 — Où est le gamin ? grinça-t-il à quelques centimètres du visage rougeaud de l’aubergiste, tenu fermement par le col de son gilet.

— Je… Je n’en sais rien…

— Gabriel ! Lâchez-le ! intervint Grégoire.

Ce dernier, qui ne s’était pas résolu à rentrer chez lui pour passer la soirée au coin du feu, écarta les clients qui lui barraient le chemin jusqu’aux deux hommes. Gabriel lâcha prise, pas parce qu’on venait de lui intimer, mais parce qu’il était clair que Rose n’avait pas alerté toute l’auberge en partant. Sans se préoccuper des spectateurs éberlués qu’il bouscula sur son passage, il se précipita dehors, Grégoire sur les talons.

— Rentrez chez vous ! lui intima-t-il en dénouant les rênes de son cheval.

— Que se passe-t-il ?

— Rose s’est enfuie !

Atterré par la nouvelle, son bras qui le protégeait des gifles du vent retomba contre sa robe détrempée.

— Je viens avec vous !

— Sûrement pas ! Je n’ai pas le temps de m’occuper de vous ! objecta Gabriel en montant d’un geste leste en selle.

Il n’entendit pas la réponse de Grégoire. Lancé au galop, il prit sans réfléchir la direction de la route qui les avait conduits jusque dans ce maudit village.

~*~

La chose rôdait, quelque part, derrière le rideau opaque, dans les bois inhospitaliers dans lesquels elle s’était aventurée sans réfléchir. Haletante, Rose tenta de la localiser afin de ne pas se jeter dans la gueule du loup. L’expression ne pouvait pas être plus concrète qu’à cette seconde. Pourtant, malgré ses efforts pour maîtriser sa respiration bruyante, il lui semblait que la bête pouvait se trouver n’importe où. Le vent faisait craquer les branchages au dessus de sa tête. Peut-être le grondement entendu n’était-il que le fruit de son imagination… Sans quitter les sous-bois sombres des yeux, Rose recula de quelques pas sur le chemin en direction du village. En courant, elle serait de retour à l’auberge en moins de dix minutes. Elle ne se perdit plus en conjectures, n’écoutant plus que la panique qui lui comprimait la poitrine, elle dévala à toute vitesse la pente sur quelques mètres avant d’être brutalement déséquilibrée. Un coup violent au milieu des omoplates la fit chuter sur les pierres coupantes du chemin. Ces dernières lui lacérèrent les paumes, mais la douleur des coupures n’était rien en comparaison de celle qu’elle ressentait dans son dos. Celle-ci avait étouffé son cri, l’empêchait de respirer, se diffusait comme un poison qui tétanisait tous ces membres. Un liquide chaud trempa rapidement sa chemise. Etendue sur le sol gelé, Rose ne parvenait plus à faire un seul mouvement. Elle ferma farouchement les yeux. De toute manière, elle n’y voyait plus rien : la nuit avait tout englouti. Malgré le sang qui tapait dans ses tempes de manière assourdissante, elle perçut des pas lourds s’approcher. Le front collé au sol, elle n’osa faire aucun geste comme si, stupidement, cette position pouvait faire fléchir le cours des événements. Après tout, son père lui avait appris qu’il ne fallait jamais regarder un chien dangereux dans les yeux. C’était bien la même chose, non ? Rose s’accrocha à cette idée saugrenue tant qu’elle put pour ne pas céder à la panique.

Cela ne dura que le temps pour la créature de s’approcher, à tel point que son souffle fétide vint frôler sa nuque. Rose ne put alors réprimer une plainte mêlée de sanglots. Elle la sentait au dessus d’elle, flairant ses cheveux puis les lacérations que ses griffes avaient laissées sur son dos. Ses ongles, à elle, griffèrent la terre gelée pour tenter de se dégager, de ramper même si c’était peine perdue. L’initiative fut accueillie d’un grondement sourd, puis un poids s’abattit sur la plaie à vif ; une patte, probablement, qui lui arracha un hurlement de douleur et de panique. Elle se protégea instinctivement la tête de ses bras et n’osa pas se recroqueviller. La chose semblait vouloir jouer avec elle comme un chat avec une souris moribonde. Même si elle ne pouvait la voir, elle sentait sa truffe renifler obstinément la plaie. Puis soudain, Rose sentit une légère pression, presque une caresse, atténuée par l’épaisseur de son manteau. Si ce ne fut en rien douloureux, en revanche, le rugissement qui s’en suivit failli la rendre sourde. Elle se tassa comme elle put, s’attendant à subir le coup de griffe ou de crocs fatal, quand, étrangement, elle ne sentit plus la présence la bête au dessus d’elle.

Rose resta encore de longues secondes immobiles tant à cause de la douleur de plus en plus vive que du doute qui s’était emparé d’elle. Dans son esprit, c’était tout simplement impossible que la créature se soit évanouie en la laissant en vie. Elle allait sans aucun doute revenir et elle ne pourrait plus lui échapper. Le sang qui s’échappait de sa blessure détrempait sa chemise et plus les minutes s’égrenaient plus elle sentait une froide torpeur l’envahir. Bouger était exclu, crier encore moins tant sa gorge était nouée par l’angoisse. Elle tenta d’ouvrir les paupières, mais son regard se heurta à l’obscurité. Face au néant, au froid et à la douleur, la dernière once de courage de la jeune fille éclata comme une bulle fragile. Elle sanglota en silence, la joue meurtrie par le sol dur sur laquelle elle reposait. Elle aurait la mort la plus stupide qui soit : même une créature sanguinaire n’avait pas voulu d’elle. Au moins, en mourant là, elle avait échappé à la colère de Gabriel, pensa-t-elle. Ses pensées de moins en moins claires se raccrochèrent à l’immortel. Elle imaginait son regard d’acier que ses sourcils dansants rendaient toujours expressif même lorsqu’il tentait de rester de marbre. En se concentrant, elle pouvait même entendre sa voix rocailleuse du matin quand il avait passé la nuit dehors ou lorsqu’il était irrité.

— Rose !

La jeune fille sursauta. Perdue dans une semi-inconscience, elle se demanda si son imagination n’était pas entrain de la trahir en lui donnant de faux espoirs. Pourtant, le choc des sabots d’un cheval sur la terre dure lui semblait plus que réel. Elle tenta de relever la tête vers l’orée du bois. Elle ne vit rien. En revanche, ce fut l’effort de trop pour son corps meurtri.


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