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Joie d'écrire, joie de vivre

Par Balndorn
Joie d'écrire, joie de vivre
« Pêle-mêle, au hasard du coup de filet, les algues profondes, où dort la vie mystérieuse des grandes eaux, avaient tout livré : les cabillauds, les aigrefins, les carrelets, les plies, les limandes, bêtes communes d'un gris sale, aux taches blanchâtres ; les congres, ces grosses couleuvres d'un bleu de vase, aux minces yeux noirs, si gluantes qu'elles semblent ramper, vivantes encore ; les raies élargies, à ventre pâle bordé de rouge tendre, dont les dos superbes, allongeaient les nœuds saillants de l'échine, se marbrent, jusqu'aux baleines tendues des nageoires, de plaques de cinabre coupées par des zébrures de bronze florentin, d'une bigarrure assombrie de crapaud et de fleur malsaine ; les chiens de mer, horribles, avec leurs têtes rondes, leurs bouches largement fendues d'idoles chinoises, leurs courtes ailes de chauves-souris charnues, monstres qui doivent garder de leurs abois les trésors des grottes marines. Puis, venaient les beaux poissons, isolés, un sur chaque plateau d'osier ; les saumons, d'argent guilloché, dont chaque écaille semble un coup de burin dans le poli du métal ; les mulets, d'écailles plus fortes, de ciselures plus grossières ; les grands turbots, les grandes barbues, d'un grain serré et blanc comme du lait caillé ; les thons, lisses et vernis, pareils à des sacs de cuir noirâtre ; les bars arrondis, ouvrant une bouche énorme, faisant songer à quelque âme trop grosse, rendue à pleine gorge dans la stupéfaction de l'agonie. Et, de toutes parts, les soles, par paires, grises ou blondes, pullulaient ; les équilles minces, raidies, ressemblaient à des rognures d'étain ; les harengs, légèrement tordus, montraient tous, sur leurs robes lamées, la meurtrissure de leurs ouïes saignantes ; les dorades grasses se teintaient d'une pointe de carmin, tandis que les maquereaux, dorés, le dos strié de brunissures verdâtres, faisaient luire la nacre changeante de leurs flancs, et que les grondins roses, à ventres blancs, les têtes rangées au centre des mannes, les queues rayonnantes, épanouissaient d'étranges floraisons panachées de blanc de perle et de vermillon vif. Il y avait encore des rougets de roche, à la chair exquise, du rouge enluminé des cyprins, des caisses de merlans aux reflets d'opale, des paniers d'éperlans, de petits paniers propres, jolis comme des paniers de fraises, qui laissaient échapper une odeur puissante de violette. Cependant, les crevettes roses, les crevettes grises, dans des bourriches, mettaient, au milieu de la douceur effarée de leurs tas, les imperceptibles boutons de jais de leurs milliers d'yeux ; les langoustes épineuses, les homards tigrés de noir, vivants encore, se traînant sur leurs pattes cassées, craquaient. »
Paragraphe d'aspect abrupt et terrifiant duquel s'écoulent de vives eaux de toutes couleurs !
Oreb de la langue !
Amour fertile et fusionnel de l'art et de la vie !
Rien de plus esth-éthique que cette description d'un étal de poissonnerie par Zola, si ce n'est les descriptions des autres lieux de la vie qui abondent dans l’œuvre du grand romancier.
La prose est ici à son apogée, car elle unit charnellement la variété et l'unité : tous ces poissons ont certes en commun de venir de la mer, mais chacun d'eux diffère des autres, et c'est sur cette singularité que se fonde la beauté de ce texte.
Sa grande vertu repose sur une loi subtile : etc interdit. Tout le paragraphe pourrait se résumer en une formule générique et classificatrice telles que « tous ces poissons », « toute cette marchandise », « etc... », mais cela ne serait qu'une description désabusée d'un monde dont la chaleur se serait vidée. Au contraire, si Zola fait le choix d'une exhaustivité de la description réaliste, c'est pour célébrer toute cette profusion de chairs, toute cette abondance de désirs, toute cette gamme quotidienne et vivante de plaisirs. Le réalisme de ce texte, c'est l'adéquation d'un style et d'une réalité : la langue tourne dans la bouche autant de fois que nécessaire, car oublier ne serait-ce que l'écaille d'un poisson, ce serait nier la vérité du monde et de ses habitants.
Aussi Zola se confronte-t-il ici au délicat exercice de la variation au sein de la répétition, exercice qu'il réussit avec brio ; cherchez deux adjectifs identiques, vous n'en trouverez pas : car les êtres sont toujours faits de différences infimes mais essentielles. Plus adroits encore sont les camaïeux littéraires : ainsi du rouge, passant du « tendre » au « saignant » en passant par « une pointe de carmin » et du « vermillon vif », de même que le blanc, à la fois « pâle », « de nacre », « de perle » ou « d'opale ». Toutes ces variations chromatiques composent un merveilleux arc-en-ciel, celui d'une nature morte qui reprend vie sous nos yeux de lecteur ébahi par tant de génie.
Et cet arc-en-ciel ne rime qu'avec lui-même ; Zola n'a nul besoin de passer par des références classiques, mythologiques ou artistiques pour éclairer la beauté de ces êtres. Métaphores et comparaisons ne font que renvoyer à des éléments du quotidien, dans un vertigineux mélange du grotesque et du sublime, du beau et du laid, tels que ces « sacs de cuir noirâtre », ces « crapauds », ces « fleurs malsaines », et surtout, ces « jolis petits paniers de fraise ». Humilité du quotidien, humilité de l'écrivain. L'art de Zola n'a pas une existence in vitro, dans ce vase clos qu'est l'Art pour l'Art ; il est une fleur qui s'épanouit par et dans notre monde.
L'éthique de Zola, c'est ainsi de choisir un style qui fasse éclore la vie parmi des êtres et des choses autrement restés, littéralement, lettres mortes. L'art n'est pas une fin en soi, et cette description n'a rien d'une vaine et gratuite beauté ; elle est la mise en mouvement littéraire d'un monde, considéré comme trivial par les défenseurs de la grandeur de l'art, qui trouve ici son plein accomplissement. L'art est engagement, car il est moteur de vie. L'art est le tuteur qui fait jaillir d'un sol dédaigné ses plus belles fleurs, comme ses plus beaux poissons.


Le Ventre de Paris, d’Émile Zola, 1873    

Maxime

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