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Le chef d'État aux petits oignons

Publié le 18 février 2017 par Desfraises
De la routine jaillit l'aventure (allégorie)
Je m'ennuie dans mon boulot. Je m'attache à y remédier. Chaque jour. Différemment. J'ai ma technique : l'observation, la contemplation, la rêverie, l'échange avec mes pairs.
Le quotidien d'un réceptionniste d'hôtel est pourtant riche. Entre la répétition de mêmes tâches, jour après jour, la prise de consignes auprès des collègues, les rapports à imprimer, les réservations à vérifier (qui paie quoi, qui préfère quoi, qui souhaite quoi), l'accueil physique ou téléphonique, les demandes banales, extraordinaires ou ridicules, la consultation des OTA's (Booking, Expedia et tous les tours opérateurs), l'administratif, les procédures, les e-mails, les factures proforma, les visites prévues ou impromptues, les check-in les check-out, les clients à satisfaire ou à déloger, et j'en passe des vertes et des pas piquées des hannetons, se loge mon ennui précité.
La période calme augmente substantiellement la propension à bayer aux corneilles.
Je joue. Je joue à Guess My Age, non pas à la télé mais à la réception. À chaque arrivée de client, les formalités, la photocopie du passeport, je glisse un regard appuyé vers ma collègue pour lui proposer de scruter Monsieur et Madame ou Monsieur et Monsieur pendant que je les accueille. Lorsque ces derniers ont pris possession de leurs appartements, je demande à ma voisine de deviner leur âge. Et généralement elle se trompe, en leur faveur.
Il nous est également demandé de renseigner le cardex (nom, prénom, adresse postale et électronique, téléphone, date de naissance) dans le logiciel maison. Comme, une fois sur deux, l'adresse ressemble plus à des pattes de mouches qu'à l'écriture humaine, je consulte Google pour m'aider au déchiffrage. Je profite de l'occasion pour copier-coller l'adresse dans Google Maps qui me conduit ensuite sur Google Street View où je contemple ébaubi le biotope de mes clients. Aujourd'hui je parcours la tête dans les nuages une vaste avenue bordée d'arbres à Orlando, Floride.
Il m'arrive également de googliser mes clients et d'apprendre qu'un tel a gravi le K2 (deuxième plus haut sommet de la planète), qu'un autre travaille dans la tour voisine de Donald T. sur la 5e Avenue à New York.
Je dois dare-dare remballer mes voyages immobiles car nous recevons une délégation présidentielle. Tout le monde est sur le pont et le petit doigt sur la couture du pantalon. Je serre la pince au chef d'État et bredouille une salutation dans sa langue. Le directeur, la responsable régionale des ventes, les réceptionnistes accompagnent la douzaine d'éminences à leurs chambres. Les bagages viennent ensuite. Les étiquettes ne correspondent visiblement pas aux propriétaires des valises - peut-être est-ce une mesure de sécurité que sais-je. Un accompagnateur nous aide à identifier et répartir les bagages par étage. Dans la précipitation, une valise a échappé à notre vigilance. Elle est entre les mains de l'équipier que nous avons réquisitionné. L'appréhension de la boulette nous saisit soudain. Les ascenseurs étant accaparés, je monte les marches quatre à quatre à la recherche de notre ami équipier que l'occupant de la chambre 627 vient d'éconduire. Trop tard. Elle n'est pas au client, me dit-il en me désignant une valise orpheline. Tu as donc parlé au Président, dis-je, laconique.
Une assistante nous demande de réserver une table Chez Francis, "brasserie de luxe" parisienne à 10 minutes en taxi. Et de lui commander une soupe à l'oignon. Qui n'est pas au menu. Nous insistons auprès de la brasserie, qui n'en a cure. Nous nous obstinons en précisant le caractère présidentiel de la visite et essuyons une deuxième douche glacée d'indifférence. Dans un éclair de lucidité, ma collègue nous apprend que le restaurant d'à-côté peut nous la préparer. Quatre appels téléphoniques plus tard, la soupe à l'oignon est remise à la délégation qui aura à charge de véhiculer le chef d'État... et sa soupe à l'oignon jusqu'à la "brasserie de luxe" (qui a brutalement perdu en prestige) où nos amis finiront la soirée.
Notre responsable régionale des ventes, une lueur facétieuse dans le regard, me chuchote : voilà une journée que tu pourras raconter sur ton blog.
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* Mon précédent billet sur ma vie d'hôtelier
* Post scriptum :
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