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[Portrait] Chez Becky, dans la maison d’enfance du fondateur de Couchsurfing

Publié le 20 février 2017 par Alanlimo @ChristoChriv

[Portrait] Chez Becky, dans la maison d'enfance du fondateur de Couchsurfing

Couchsurfing n'aurait pas pu naître ailleurs qu'ici. Dans ce décor où les White Mountains du New Hampshire, dominent l'horizon et laissent éclater leurs indécentes couleurs. En automne, le paysage est vert, rouge, doré, orangé - en hiver, il est tout blanc. Mais, quelle que soit la saison, le décor invite à la randonnée, aux voyages, à la rêverie, aux rencontres sur un bout de piste ou de sentier, que Becky ne se lasse jamais d'explorer.

Becky, 64 ans, est la mère de Casey Fenton, le fondateur de Couchsurfing. C'est dans cette maison qu'il a grandi, aux côtés de sa mère, petite femme fluette à l'air un peu absent ; c'est dans cette maison que nous serons hébergés pendant trois jours, au hasard d'une Couchrequest où rien ne laissait douter de l'identité de notre hôte, si ce n'est sa date d'inscription : 2002. C'est-à-dire deux ans avant l'existence officielle du site, selon Wikipédia.

Nous l'avions contacté parce que sa maison était sur notre route du retour au Canada ; et parce qu'elle semblait heureuse d'emmener ses invités marcher dans la montagne dès que le temps le permettait. Parce qu'elle adorait les longues discussions intellos, métaphysiques et passionnées, sur tous les sujets de la vie. Parce qu'elle se proposait de nous partager son expérience sur les processus de guérison naturelle, et que nous étions vraiment très curieux à ce sujet. Alors, sur le chemin de sa maison, on se préparait à passer notre première soirée avec elle à discuter de tout et de rien autour d'un dîner ; mais, à peine le pied posé sur le perron, la voilà qui nous emmène dans un resto du coin où défilent des chanteurs et des guitaristes de la région. " J'adore venir ici " répète-elle souvent, entre deux morceaux de vie chantés et composés par les musiciens. " Venir ici, c'est un peu comme faire du Couchsurfing sans avoir à parler de soi-même. On se contente de venir dans un endroit qui n'est pas chez nous, on pose les pieds sous la table, on mange de bons petits plats, et on écoute quelqu'un nous raconter un bout de sa vie, très intime, peut-être même si intime qu'il n'oserait jamais en parler à ses amis les plus proches. Mais, parce que nous sommes un public anonyme, parce qu'il y a sa guitare, ce mec n'hésite pas à déposer ses tripes sur la table et à nous laisser libre de faire ce qu'on veut avec ce qu'il nous raconte. On peut s'en aller, on peut rester. On peut aller le voir à la fin du show, ou se contenter de reprendre une bière en pensant aux souvenirs qu'il vient de nous chanter " .

C'est aussi là, qu'elle nous demande comment nous avons connu Couchsurfing. Je lui raconte qu'en 2008, au cours de mon premier voyage Zellidja dans les Guyanes, il me fallait rassurer l'association qui m'envoyait au bout du monde en leur montrant que j'allais bel et bien être hébergé par de parfaits inconnus. Et elle ? " Oh, le fondateur, c'est mon fils. C'est pour ça que j'adore demander aux gens comment ils ont commencé le Couchsurfing " .

Et la voilà qui nous raconte l'histoire du site. Le voyage de Casey en Islande, en 1999. Elle, qui le pousse à se faire héberger par des étudiants locaux afin de réellement s'imprégner de la culture islandaise et de faire des rencontres beaucoup plus riches, beaucoup plus marquantes que celles qu'il pourrait faire à l'hôtel ou en auberge de jeunesse. Lui, qui a l'idée de contacter TOUS les étudiants de l'université de Reykjavik à travers une liste de diffusion. Et leur surprise, à tous les deux, lorsqu'il reçoit plus d'une centaine de réponses positives d'étudiants curieux de rencontrer ce jeune américain du New Hampshire qui veut voyager dans leur pays en échangeant le plus possible avec des locaux ; et lui, qui se met à imaginer quelque chose qui permettrait à chaque voyageur de vivre la même expérience en un tour de clic.

On lui parle de ce qu'est le site, aujourd'hui, en 2016. De nouveaux inscrits qui utilisent Couchsurfing comme un site de rencontre, en harcelant les utilisatrices aux jolis minois - " ceux-là ne resteront pas longtemps, lorsqu'ils se rendront compte que ça ne marche pas" . D'utilisateurs historiques, déçus que le site cherche à devenir rentable et à gagner de l'argent, et qui se tournent vers des solutions alternatives. Est-il moral d'utiliser les données des profils pour faire du profit ? " Avant de se plaindre, personne n'aurait à vendre quoi que ce soit si les utilisateurs se mettaient dans la tête que ça coûte une somme monstrueuse de faire tourner Couchsurfing. Rien que le coût des serveurs ... " C'est pas faux. Si chaque utilisateur de Facebook acceptait de payer 0,20 € par mois, Mark Zuckerberg n'aurait pas à vendre nos données personnelles. Mais, ce qui est vrai pour Facebook l'est aussi pour Couchsurfing : si tout le monde s'offusque de voir ses données vendues au plus offrant, seule une minorité accepterait de payer pour ces mêmes services. Couchsurfing tente de le faire, en proposant à ses membres d'être " vérifié " pour 20 €, assurant ainsi un meilleur taux de réponses positives à ses demandes. Résultat ? Très peu l'ont fait, par rapport au nombre de personnes inscrites sur le site.

" Et puis, ce n'est pas tout : c'est le gouvernement américain qui a obligé Couchsurfing à devenir une entreprise, et à renoncer au statut associatif " renchérit-elle, entre deux récits de voyage en Alaska où son fils, Casey, s'est acheté plusieurs terrains qui ne sont accessibles qu'avec son hélicoptère. " Bien sûr qu'il gagne de l'argent, pourquoi est-ce que ce serait mal ? Devrait-il se contenter de vivre dans un petit appartement sous prétexte que son idée est belle ? S'enrichir n'est pas un pêché, pourvu que ce qu'il a créé puisse aider d'autres personnes à être heureuses " .

Personnellement, je suis plutôt d'accord avec cette vision des choses. Personne ne devrait pouvoir reprocher à Casey de récolter les fruits de son idée, de son travail, et de nier la réalité des centaines de milliers, des centaines de millions de rencontres enrichissantes et de moments de vie créés par son site. Mais, ce qui m'a beaucoup étonné avec Becky, c'était sa vision du monde à double-tranchant : une compassion, une compréhension et un amour infinis pour ses proches, ceux qu'elle aime et connaît ; une intransigeance et une mise en doute permanente vis-à-vis des autres. Elle n'était pas capable de comprendre pourquoi Couchsurfing devait renoncer à son statut associatif, tout en ne comprenant pas pourquoi les gens reprochaient à son fils de s'enrichir avec son site.

Retour chez elle. Nuit passée dans le salon, qui sert de salle d'attente à ses patients, qui viennent la voir pour ses dons de magnétiseuse. Au réveil, un thé face aux montagnes, et de longues discussions sur la vie, où sa voix grave m'évoque le parler des cowboys de westerns. On croise d'autres invités qui, eux, paient un AirBnb dans les chambres à l'étage - le Couchsurfing pour les rencontres, l'AirBnb pour payer les taxes d'habitation. Ils s'en vont ; elle nous invite à dormir les deux nuits suivantes à l'étage, dans la chambre d'enfance de Casey, puisqu'on a passé la nuit dernière à parler de lui.

Ses enfants, sa maison et son potager sont les trois plus grandes fiertés de sa vie. Les piles de tomates, de patates et de courges à l'entrée sont là pour témoigner du triomphe de ce dernier ; et, entre deux conseils pour réussir à faire pousser des poireaux, la voilà qui fond en larmes inexplicablement. Parler de poireaux lui rappelle une visiteuse AirBnb qu'elle a eu l'année précédente. Une rencontre qui l'a profondément marquée, car il a suffit de la voir une seule fois pour qu'elle se mettre à fondre en larmes. " Son mari m'a dit que sa femme avait également fondu en larme, au même moment que moi, alors qu'elle était à l'étage et moi au rez-de-chaussé " me dit-elle. " Je ne comprenais pas ce qui nous arrivait, mais avec le recul, je suis maintenant persuadée que, dans nos vies antérieures, cette femme et moi étions sœurs. Qu'elle, est morte à Auschwitz, tandis que j'ai survécu " .

Elle avait cette manière de confier ce genre de choses très intimes, et de s'en aller d'un coup, comme si, soudain, toute compagnie lui était insupportable. Elle pouvait être fleur bleue, et nous raconter avec une naïveté adolescente ses incertitudes, elle qui cherche encore l'amour à 63 ans. Elle pouvait nous parler avec passion de Bernie Sanders - " je suis dans son équipe ! " - et maugréer contre les médias, " qui nous manipulent constamment" . Elle avait cette manière d'être, très humaniste, pleine d'amour et de compassion pour ceux qui l'entouraient, tout en répétait son refus du monde actuel où domine le sentiment qu'on nous ment en permanence. Le 11 septembre, un complot de la CIA " sans aucun doute" . Le fluor dans les dentifrices, une invention " pour empoisonner les gens et faire la fortune des industries pharmaceutiques " . Et, sans transition, elle nous raconte ses envies de rester active, son amour des White Mountains et du vent, de la glace et des montagnes ; son voyage en Patagonie, l'envie de continuer à chercher les plus beaux endroits sur Terre. Elle nous parle des érables, de la couleur des feuilles et des arbres dans un discours passionné, passionnant ; et, de façon très américaine, nous confie rêver de suivre un stage de survivalisme un jour.

Bref, une rencontre de voyage tout en complexités qui, aujourd'hui encore, me laisse drôlement songeur. A l'image de la plupart des personnes que j'ai rencontré grâce au Couchsurfing ; et qui, toutes, ont laissé en moi un petit quelque chose, un petit grain à moudre impérissable au fond de mes souvenirs.


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