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Marx et les luttes politiques (3). Stratégie et tactique

Par Roger Garaudy A Contre-Nuit

La stratégie et la tactique de Marx sont la mise en oeuvre d'une méthode rigoureuse, matérialiste et dialectique. Matérialiste en ce sens qu'elle ne se fonde pas sur une conception subjective mais sur une étude objective des classes et de leurs rapports scientifiquement définis par les études économiques de Marx. Dialectique en ce sens qu'elle tient compte de la totalité des diverses classes et fractions de classes et de leurs actions réciproques dans une société donnée, qu'elle tient compte du degré de développement de chacune des forces sociales en chaque moment et qu'elle tient compte enfin des rapports entre cette société et l'ensemble des autres sociétés, par exemple de la conjoncture internationale. Une telle méthode, seule capable de fonder scientifiquement la lutte de classe du prolétariat, permet, grâce au matérialisme historique : 1. d'ouvrir les perspectives proches et lointaines de la lutte de classes ; 2. d'analyser en chaque moment, de façon objective, le rapport des forces ; 3. de déterminer la stratégie et la tactique de cette lutte, c'est-à-dire de fixer en chaque moment, en fonction des perspectives et du rapport des forces, la direction du coup principal à porter, de déterminer les alliances possibles et les forces de réserve, et enfin de définir les objectifs et les moyens mis en oeuvre suivant que l'on se trouve dans une période d'essor ou de reflux du mouvement.
Dès avant la révolution de 1848, et conformément aux principes énoncés dans le Manifeste Communiste, Marx avait pour objectif d'éviter l'isolement de la classe ouvrière en liant le mouvement ouvrier et le mouvement démocratique international. A plusieurs reprises déjà, après la révolution de 1830, s'était esquissé le projet de réunir toutes les organisations révolutionnaires d'Europe et d'opposer à la Sainte Alliance des rois une Sainte Alliance des peuples. Le 27 septembre 1847 fut fondée, avec la participation de la Ligue des communistes « l'Association démocratique internationale ». A cette occasion, Marx, qui s'était donné pour objectif de favoriser la naissance et le développement d'un grand mouvement démocratique de masse, prononça son discours « Sur le libre échange ». Dans le même esprit et avec la même préoccupation, Marx prit la parole à une manifestation commémorative de l'insurrection dé Cracovie en 1846. Marx exalta cette insurrection qui avait, dit-il, donné à l'Europe un exemple glorieux « en identifiant la cause de la nationalité à la cause de la démocratie et à l'affranchissement de la classe opprimée ». Dès le lendemain de la révolution de février à Paris, Flocon, membre du Gouvernement Provisoire, invita Marx à rentrer en France, lui écrivant : « la tyrannie vous à banni, la libre France vous ouvre ses portes, à vous et à tous ceux qui luttent pour la Sainte cause de la fraternité des peuples. » Marx quitta aussitôt Bruxelles pour Paris, traversant, depuis la frontière, les gares pavoisées où le drapeau rouge flottait à coté du drapeau tricolore.
Dans le Manifeste Communiste Marx ne s'était pas contenté de brosser une fresque magistrale de l'évolution
historique, de dessiner la trajectoire du développement
du système capitaliste jusqu'au moment où les contradictions économiques et les luttes de classe qu'il engendrait nécessairement le conduiraient à sa propre destruction. Il indiquait aussi la position que devait prendre le prolétariat dans les grands pays européens pour défendre ses intérêts de classe. En dehors de l'Angleterre, où la bourgeoisie dominante avait remporté la victoire contre le chartisme, et de la Russie tsariste, où l'autocratie et l'absolutisme d'essence féodale étaient encore tout puissants, les problèmes se posaient de manière profondément différente en France où, contre la bourgeoisie dirigeante alliée à la royauté se dressaient les classes moyennes et le prolétariat, et en Allemagne, où l'ensemble de la bourgeoisie, appuyé par les classes moyennes et le prolétariat, s'opposait au régime absolutiste et féodal encore prédominant. Marx avait souligné, dans le Manifeste Communiste, que seul le prolétariat était une classe révolutionnaire jusqu'au bout car il tendait non à réformer mais à abolir le régime capitaliste. Mais Marx combattait et a toujours combattu l'idée qu'en face de la classe ouvrière toutes les autres classes ne forment qu'une masse réactionnaire. En 1875, une fois encore, dans sa Critique du programme de Gotha, Marx s'élèvera avec force contre cette conception de Lassalle : « c'est une absurdité que de faire des classes moyennes, conjointement avec la bourgeoisie, et, par-dessus le marché, des féodaux, une même masse réactionnaire en face de la classe ouvrière. Marx accordait une telle importance au rôle de ces classes moyennes qu'il disait des paysans : « Tout dépend, en Allemagne, de la possibilité de soutenir la révolution prolétarienne par une réédition, sous une forme quelconque, de la guerre des paysans. » La tactique et la stratégie devaient être différenciées suivant le degré de développement économique et social des différentes classes. En France, où la grande bourgeoisie avait accédé au pouvoir et ne visait plus, comme en 89, à détruire le régime économique et social existant, mais au contraire à l'aménager au mieux de ses intérêts, le prolétariat devait soutenir les classes moyennes dans leur lutte contre cette grande bourgeoisie. En Allemagne au contraire, où toute la bourgeoisie se dressait contre le régime féodal, il devait aider à détruire celui-ci et à le remplacer par le régime capitaliste, une révolution bourgeoise à un stade beaucoup plus avancé du développement économique et social que celui des précédentes révolutions anglaises et françaises, pouvant constituer le prélude d'une révolution prolétarienne. A la lumière de cette analyse Marx orienta son action dans les révolutions de France et d'Allemagne. A peine arrivé à Paris Marx eut à s'opposer à une tentative aventuriste d'immigrés allemands, belges, italiens et polonais qui voulaient exporter militairement la révolution de Paris en provoquant des soulèvements révolutionnaires dans tous les pays. Marx, dès le 6 mars, dans une manifestation publique, s'éleva contre la formation d'une légion allemande, forte de 2000 hommes qui se préparait à passer la frontière. Il montrait que cela aboutirait à un massacre inutile des révolutionnaires les plus ardents. Marx ramait alors contre le courant et il dut rompre avec le club démocratique qui prenait partie pour le poète Herwegh et la légion. Les « ultrarévolutionnaires»
accablèrent Marx le « raisonneur »
qui, à l'heure où les « vrais » révolutionnaires devaient manier les armes, faisait des conférences d'économie politique et transformait les ouvriers en doctrinaires. Ce que Marx avait prévu arriva : Lamartine, expert en provocations, avait laissé cette légion s'organiser à Paris sous la direction d'un agent secret à la solde de la Prusse, Bornstedt, et avait, en même temps, laissé se préparer les troupes prussiennes de telle sorte que cette légion fut anéantie dès qu'elle eut franchi le pont de Kehl. Marx qui, tout en fréquentant le club central de la Société des Droits de l'Homme et du citoyen, dirigé par Barbes, avait constitué le « club des ouvriers allemands»
(qui avait son siège au café de la Picarde, rue
Saint-Denis) conseilla aux ouvriers de rentrer isolément et sans tapage en Allemagne pour créer, dans les grands centres, des organisations ouvrières révolutionnaires dirigées par des membres de la ligue des Communistes. Marx lui-même s'installa à Cologne, le plus grand centre industriel de l'Allemagne d'alors et s'attacha d'abord à établir des contacts et des liens avec les organisations ouvrières fondées avant la révolution. Sous son impulsion une grande agitation se développa dans toute la Rhénanie. Des pétitions couvertes de milliers de signatures réclamaient des réformes radicales. Le centre vivant du mouvement était l'association ouvrière de Cologne, à la fois noyau d'un mouvement syndical, cercle d'études et club politique. La préoccupation essentielle de Marx était alors de ne pas couper le prolétariat de l'ensemble du mouvement démocratique. Pour la première fois dans l'histoire de l'Allemagne la révolution de mars avait créé on Parlement pour tonte l'Allemagne. Marx n'hésita pas à renoncer provisoirement à toute propagande communiste qui eût entraîné la rupture entre la bourgeoisie et le prolétariat dans la nécessaire lutte commune qu'ils devaient mener contre la réaction féodale et monarchique. Ici encore Marx se heurta aux « ultras-révolutionnaires », tels que le dirigeant local de la Ligue des Communistes Gottschalk qui préconisait le boycott des élections sous prétexte de refuser tout compromis toute entente, même passagère, avec les groupes démocratiques. Marx condamna le mot d'ordre de boycott qui conduisait la gauche à renoncer au combat politique au profit de la réaction. Marx écrivait alors dans la Nouvelle Gazette Rhénane : « nous ne nourrissons pas l'espoir utopique que soit proclamée dès maintenant une république allemande une et indivisible, mais nous demandons aux soi-disant partis radical et démocratique de ne pas confondre te point de départ de la lutte et du mouvement révolutionnaire avec leurbut final. Il ne s'agit pas de la réalisation de telle ou telle opinion, de telle ou telle idée politique, il s'agit de comprendre la marche d'une évolution. » Marx montrait que la tactique sectaire de Gottschalk conduisait non seulement à rompre l'alliance momentanée entre le prolétariat et la bourgeoisie dans la lutte contre l'absolutisme mais même à couper les ouvriers tes plus avancés des grandes masses ouvrières. Marx en créant la Nouvelle Gazette Rhénane, entendait exercer une profonde influence sur l'orientation du dit mouvement démocratique. En 1884, Engels rappellera une fois encore le sens profond de la stratégie et de la tactique de Marx à cette époque : « Lorsque nous avons fondé un grand journal en Allemagne nous ne pouvions lui donner qu'un drapeau : celui de la démocratie ; mais celui d'une démocratie qui, en toute occasion mettrait en évidence le caractère spécifiquement prolétarien qu'elle ne pouvait pas encore arborer une fois pour toutes. Si nous n'avions pas accepté cela... nous n'avions plus qu'à confesser le communisme dans une quelconque feuille de chou et à fonder une secte au lieu d'un grand parti d'action. Mais nous n'avions aucun goût à prêcher dans le désert ; nous avions trop bien étudié les utopistes pour cela. Et ce n'est pas pour cela que nous avions établi notre programme ». Lorsque, à partir du 1erjuin 1848, Marx fut nommé rédacteur en chef de la Nouvelle Gazette Rhénane, le journal devint le plus influent de toute l'Allemagne, l'organe du grand parti d'action qui devait animer la révolution démocratique allemande. Marx évitait systématiquement tout ce qui aurait pu rompre le front unique des démocrates allemands. Pendant plusieurs mois il ne traita pas dans les colonnes du journal des intérêts et des tâches propres aux ouvriers dans la Révolution ; il ne soulignait pas davantage la distinction entre démocratie prolétarienne et démocratie bourgeoise : « Le prolétariat, écrivait Marx, doit marcher avec la grande armée démocratique, à l'extrême pointe de l'aile gauche, mais en se gardant toujours de rompre sa liaison avec le gros de l'armée. Il doit être le plus impétueux à l'attaque, et son esprit combatif doit animer l'armée donnant l'assaut à la Bastille. Car la Bastille n'est pas encore prise, l'absolutisme n'est pas encore battu. Et tant que la Bastille sera debout, les démocrates devront rester unis. Le prolétariat n'a pas le droit de s'isoler, il doit, aussi dur que cela puisse lui paraître, repousser tout ce qui pourrait le séparer de ses alliés. »
Roger Garaudy
Karl Marx
pages 266-272 Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest Libellés : Marx, Roger Garaudy

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