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Emprise de poids. Initiation au body-building. Compte-rendu

Publié le 24 février 2017 par Antropologia

Emprise de  poids. Initiation au body-building. Compte-rendu   Éric Perera, L’Harmattan, Paris, 2017.

214 pages.

Jusqu’où un chercheur peut/veut/doit-il aller  pour  accéder à l’objet  de son enquête ? Question certes classique  à  laquelle chaque chercheur répondra de manière singulière. En tout cas, ses  choix détermineront la qualité et la nature des informations recueillies. Puis viendront d’autres choix,  ceux inhérents  à  la restitution de l’enquête par  l’écriture.

A  l’origine d’une recherche, il y a  le plus souvent un étonnement et  une curiosité. A l’aube d’une  inscription en doctorat de sociologie, c’est une rencontre fortuite avec des bodybuilders  qui va en déterminer le sujet. Comme le chercheur s’engage avec ce qu’il est, c’est  en tant qu’homme sportif qu’Éric Perera va aborder l’enquête sur un  monde  clos  et mal connu,  celui  du  culturisme. Il va  donc nous proposer  une  connaissance de l’intérieur, autrement difficile d’accès.

Son livre, qui se lit aisément, s’inscrit  dans ce que l’on peut nommer une anthropologie de l’expérience, dans laquelle l’enquêteur est davantage qu’un  « observateur participant ». Il est un acteur à part entière  soumis à  des conditions de performance s’il entend poursuivre l’expérience. Celle-ci est d’ailleurs centrale dans le livre, l’écriture à la première personne est aussi écriture  sur sa personne.  Éric Perera rencontre d’abord un coach, Clovis, à qui il dit vouloir travailler sur la préparation physique. Celui-ci lui propose alors une inscription à la salle et la participation aux séances d’entraînement qu’il conduit. En acceptant, l’auteur ne  soupçonne pas l’ampleur de l’engagement demandé, ne sait pas encore à quel point il a « signé pour en chier », pour reprendre l’expression du coach.

Le récit à la première personne de l’initiation repose d’abord sur une description « chirurgicale » des  prescriptions de Clovis, diététiques (quantités, effets, coût mensuel…) et athlétiques : description minutieuse des séances d’entraînement, exposé clinique des souffrances. Éric Perera franchit les  différents  paliers de l’apprentissage sous  le contrôle omniscient du coach, personnage fascinant, sculpteur aguerri de matière  vivante. Car l’auteur  se focalise sur  Clovis et  sa  science  précise  et  exacte, qui contrôle les  corps, personnalise ses conseils, assoit son autorité  par  des  mécanismes et dispositifs  très  finement  analysés. La description de l’emprise qui se met progressivement en place au fil de l’initiation pour le chercheur, de la lecture pour le lecteur est un des intérêts du livre. Pas le seul.

Éric Perera se trouve à un moment tiraillé entre ses deux objectifs : être bodybuilder, être docteur en sociologie, qui deviennent  antagonistes. Le premier semble prendre le pas sur le second. Coupé de son entourage par une pratique  totalisante qui  l’isole,  il est happé par le groupe qui l’accueille, celui des culturistes. Page 110 il  écrit : Pour rester intégré au groupe et éviter cet isolement, mon engagement corporel sans aide chimique devient de plus en plus important, mais les résultats physiques obtenus sont insatisfaisants et mettent toujours en danger mon intégration. Même en poussant jusqu’au bout la simulation de prise de produits, les performances corporelles restent révélatrices et cette stratégie ne trompe personne. Les astuces ou les parades du « faire semblant »s’avèrent ici limitées pour accéder à certaines informations. Son laboratoire de recherche lui a fait signer l’engagement de ne prendre aucun produit dopant. Simuler la prise  de produits ne dupe surtout pas  le coach,  qui sanctionne cela par  une mise à l’écart insupportable au postulant au  statut de bodybuilder.  La  nécessité de  collecter des  informations devient  alors semble-t-il  une  justification fragile.  L’auteur est « pris » au sens  où  J. Favret-Saada a pu l’être par la sorcellerie.

La transgression permettra d’accéder au monde secret du dopage, produits, pratiques, business du coach, discours d’autojustification de celui-ci… On trouvera là  un  nouvel aspect très intéressant développé en fin d’ouvrage.

Le  récit circonstancié et passionnant de 8 mois d’enquête requérant un engagement aussi total puisqu’elle a modifié la diététique, le rapport au corps, les relations aux proches de l’auteur mais aussi mis en danger son intégrité physique, a permis de mettre au jour les différentes étapes de l’apprentissage du bodybuilder, le fonctionnement d’un groupe sous l’emprise d’un coach, les mécanismes par lesquels celui-ci soumet ses élèves mais aussi de découvrir de l’intérieur l’accès au dopage, sa pratique, les discours légitimants qui l’entourent. La force du texte aurait cependant pu dispenser l’auteur d’une « tentative de théorisation » pas forcément des plus convaincantes, reposant notamment sur une bibliographie fragile et hétéroclite.

Le livre intéressera également les chercheurs sur des points plus particulièrement épistémologiques, celui déjà évoqué de l’engagement mais aussi la réflexion sur le « temps de l’écriture » ou plus précisément sur la nécessité de mettre à distance l’expérience afin de pouvoir l’analyser puis la restituer, ce qui suppose sortir des ambiguïtés que génère cette double quête, celle de devenir culturiste, celle d’accéder au grade de docteur.

Colette Milhé



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