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Les Nibelungen

Par Kinopitheque12

Fritz Lang, 1924 (Allemagne)

Les Nibelungen

Bien avant l'adaptation de l'œuvre de J. R. R. Tolkien par le très fidèle Peter Jackson (la trilogie du Seigneur des anneaux, 2001-2003), Fritz Lang s'appropriait l'épopée médiévale allemande des Nibelungen (le Nibelungenlied dont la tradition, dans les manuscrits, semble se fixer au XIIIe siècle) et signait en 1924, en un extraordinaire diptyque de presque cinq heures, une œuvre épique empreinte de merveilleux.

La mort de Siegfried
Un arc-en-ciel au-dessus d'un paysage de montagnes et de forêts ouvre le premier chant " Où Siegfried terrasse le dragon ". Sous-terre, dans une forge, Siegfried, fils du roi Siegmund, façonne sa propre épée. Dès lors, baignés dans le noir et blanc brumeux des films expressionnistes allemands, l'atelier souterrain du forgeron, les créatures sylvestres assises devant et les arbres géants de la forêt plongent le spectateur dans une ambiance fantastique. Siegfried entend parler de Kriemhild, sœur du roi burgonde Gunther et, animé de l'impétuosité et de la naïveté des héros de la littérature médiévale, décide de briguer la main de la princesse. Le forgeron lui indique le chemin vers le château de Worms, résidence des Burgondes, et fait ses adieux au prince. Un fondu au noir à l'ouverture montre le danger à venir, le dragon Lindwurm. Une des images qui suit est très belle : Siegfried sur son cheval blanc qui poursuit sa route au milieu d'arbres immenses. Le combat contre le dragon près des chutes d'eau (qui annoncent les flots de sang de la bête) est le premier acte de bravoure de Siegfried. Il en est récompensé puisqu'en se baignant dans le sang du monstre, il acquiert une invulnérabilité totale, ou presque... Une feuille morte reste collée à son épaule et désigne son talon d'Achille.

Dans le deuxième chant (" Où Volker narre à Kriemhild les exploits de Siegried "), la cour des Burgondes est présentée et chaque image est un tableau : de profil, le ménestrel Volker et sa vielle à archet ; la tête posée sur son poing, le roi Gunther siégeant sur un trône de bois au très haut dossier (voir L'excommunication de Robert le Pieux de Jean-Paul Laurens, 1875) ; devant la fenêtre, dans un halo de lumière, la princesse en train de broder ; à l'écoute du ménestrel, deux archers sur un banc... Tous ces thèmes rappellent ceux des toiles préraphaélites. La forteresse de Worms n'a rien des châteaux du Moyen Age ni de celui néo-médiéval de Neuschwanstein. Haute et massive, elle se distingue surtout par son une extrême sobriété, ses murs droits et les larges courbes de ses portes et fenêtres. A elle seule, la forteresse instaure une certaine solennité et constitue le théâtre approprié pour la gravité des événements à suivre... Le rêve prémonitoire de Kriemhild (un dessin animé aux traits sombres) les annonce. Siegfried poursuit sa route et pénètre en un lieu sinistre où près d'un arbre mort, il tombe nez à nez avec Alberich le Nibelung qui, à condition d'être épargné, lui cède le trésor de son peuple (de petits êtres vivant sous terre). C'est dans les grottes des Nibelungen que Siegfried acquiert entre autres trésors l'épée Balmung. Arrivé à Worms, il eut été trop simple que le héros obtienne sans effort la main de Kriemhild. Le voilà donc reparti pour la lointaine Islande, de laquelle il doit ramener la farouche Brünhild, une guerrière qui habite un château au milieu d'un lac de feu...

C'est Hagen de Tronge qui est l'assassin de Siegfried. Ce vassal de Gunther, dont la silhouette et la tenue ne dépareilleraient de celles des gardes de la fontaine de Minas Tirith que par leur noirceur, est l'homme duquel Kriemhild cherche à tirer vengeance. Un plan superbe met dos à dos la princesse vêtue de blanc et le sombre chevalier, elle, accablée par la mort de Siegfried et recroquevillée, lui, debout, la tête baissée.

Seconde partie : la vengeance de Kriemhild
Kriemhild perd son innocence et se vêt de noir. Elle se mue en une déesse de la guerre et à maintes occasions, par sa posture, peut faire penser à une étude assez connue du peintre Carlos Schwabe intitulée La vague (1906 ; une femme dans un long drapé blanc pointe l'observateur du tableau d'un index accusateur). La princesse veuve profite d'un second mariage avec Attila, roi des Huns (incarné par une sorte de Nosferatu couronné, celui joué par Max Schreck dans le film de Friedrich-Wilhelm Murnau en 1922), pour réfléchir à sa vengeance. À l'occasion de la naissance de son fils (qui d'ailleurs évite à Rome d'être assiégée par les troupes hunniques), elle demande à Attila d'inviter Gunther, Hagen et ses autres frères burgondes. Le banquet organisé devient le point de départ d'une sanglante bataille entre Huns et Burgondes qui occupe près de la moitié du film. Le palais-même d'Attila devient lieu de siège lorsque s'y retranchent Gunther et les siens... Lors de la dernière séquence, au milieu des flammes, après que des centaines de barbares et de chevaliers aient péri, Kriemhild obtient vengeance, mais à quel prix ?

La musique de Gottfried Huppertz qui accompagne les cinq heures de film est tout aussi épique que les aventures dont il est fait le récit. La seconde partie de l'œuvre (La vengeance de Kriemhild) est peut-être visuellement moins riche que la première, mais elle conserve un souffle qui porte le spectateur jusqu'au bout. Cinq années avant de laisser le premier chef-d'œuvre de science-fiction du cinéma avec Metropolis, Fritz Lang offrit avec Les Nibelungen la première transposition sur grand écran d'un récit fantastique médiéval. Que rêver de mieux comme introduction au cinéma du genre plus tard appelé heroïc-fantasy que cette éblouissante fresque ?

Interprétations politiques
Nous nous contenterons ici de deux citations : " [Les œuvres expressionnistes], et en particulier celles de Lang, dont Les Nibelungen (1924), à travers son exaltation de l'héroïsme germanique d'antan [Les Nibelungen est dédié au peuple allemand], semblent annoncer les cérémonials nazis de Nuremberg. Sans doute le fait que le cinéaste ait pour partenaire et scénariste Thea von Harbou, laquelle s'empressa d'adhérer au parti nazi dès 1933, explique-t-il cela ? ", Regis Dubois, Une histoire politique du cinéma, Arles, Sulliver, 2007, p. 32.

" [Un des] piège[s pour l'analyste] consiste à " lire " dans un film toute la société et l'histoire du temps, présentes, passées et surtout à venir - combien d'analyses du Cabinet du Dr Caligari ou de M laissent entendre que leurs auteurs avaient prédit Hitler et le nazisme... Interprétation rétroactive qu'il convient de tempérer, et d'attribuer à l'intention de l'analyste bien plus qu'à celle de l'œuvre ou de l'auteur. ", Francis Vanoye, Anne Goliot-Lété, Précis d'analyse filmique, Paris, Nathan, 1992, p.47.


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