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Marx et les luttes politiques (7). La question du parti

Par Roger Garaudy A Contre-Nuit

[NDLR: ce texte, comme les précédents de cette série, et comme le dernier qui sera publié demain, sur les luttes politiques menées par Marx, date de 1964. Des leçons peuvent en être tirées mais il n'est pas à prendre comme un catéchisme, ce dont Marx d'ailleurs aurait sans doute eu horreur. Dés 1967-1968 Roger Garaudy infléchit sa vision du "marxisme" qui en 1964 est encore fortement imprégnée de la période stalinienne. De plus en plus il décrira le marxisme comme "une méthodologie" et non comme un "catalogue de lois".]

Marx et les luttes politiques (7). La question du parti

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MARX, FONDATEUR DES PARTIS COMMUNISTES ET OUVRIERS
A deux reprises, au cours de sa vie, Marx a été le dirigeant et l'organisateur des luttes politiques de la classe ouvrière de son temps : lors de la création de la Ligue des communistes et pendant les révolutions de 1848, et lors de la création de l’Internationale à partir de 1864. Cette double expérience lui a permis de forger, à partir des principes de sa doctrine, les bases théoriques des actuels partis communistes et ouvriers. Trois traits essentiels caractérisent sa conception: — contre les conceptions utopistes, réformistes ou conspiratives, ce sont des partis fondés sur une claire conscience de leur contenu de classe ; ce sont des partis de la classe ouvrière et dont l'action est entièrement orientée par la conscience de la mission historique de cette classe ; — contre tout culte de la « spontanéité », ces partis sont fondés sur une conception scientifique du monde et sur les enseignements du matérialisme historique ; — cette fusion du mouvement ouvrier et de l’idée du socialisme scientifiquement définie, a permis de constituer ces partis en organismes de combat capables de mener avec efficacité l'assaut contre le pouvoir politique de la bourgeoisie, avec un objectif précis : la dictature du prolétariat.
L e caractère de classe fondamental des partis communistes et ouvriers a été marqué avec force par Marx dans les statuts de l'Internationale, dont l'idée maîtresse est celle-ci : « L'émancipation de la classe ouvrière doit être l’oeuvre de la classe ouvrière elle-même. » Une formulation aussi nette était une victoire du socialisme scientifique, marxiste, contre les tendances de Mazzini, qui repoussait la lutte des classes et en restait aux formes d'organisation des « carbonari », et contre le réformisme petit bourgeois des proudhoniens. Karl Marx qui avait, pendant des années, refusé de participer à quelque mouvement que ce soit, était sorti de sa réserve et avait accepté de collaborer à la création de l'Internationale « parce qu'il s'agissait d'une affaire dans laquelle il serait possible d'exercer une action importante.»
II expliquait alors à Engels : « Je savais
que, tant du côté londonien que du côté parisien figuraient des « puissances » réelles, et c'est pourquoi je me suis décidé à me départir de ma règle habituelle de refuser toute invitation de ce genre. Cette fois Marx entrait en relation avec les dirigeants réels et actifs d'un mouvement réel : ses partenaires avaient le mérite de représenter leur classe, et non plus de petites sectes aventurières et conspiratives : « L'Internationale a été fondée pour remplacer par l'organisation effective de la classe ouvrière pour la lutte, les sectes socialistes ou demi-socialistes. Les statuts primitifs ainsi que l'Adresse inaugurale le révèlent au premier coup d'oeil. D'autre part, l'Internationale n'aurait pas pu s'affirmer si la marche de l'histoire n'avait déjà mis en pièces le régime des sectes. Le développement des sectes socialistes et celui du mouvement ouvrier réel, sont constamment en rapport inverse. Tant que ces sectes se justifient (historiquement) la classe ouvrière n'est pas encore mûre pour un mouvement historique autonome. Dès qu'elle atteint cette maturité, toutes les sectes sont réactionnaires par essence. Cependant dans l'histoire de l'Internationale, on a vu se répéter ce que l'histoire montre partout. Ce qui est vieilli cherche à se reconstituer et à se maintenir à l'intérieur même de la forme nouvellement acquise. L'histoire de l'Internationale a été une lutte continuelle du Conseil général contre les sectes et les tentatives d'amateurs qui dans le cadre de l'Internationale, cherchaient à s'affirmer contre le mouvement réel de la classe ouvrière. » Toute l'histoire du mouvement ouvrier depuis Marx est dominée par cette lutte idéologique et politique pour que la classe ouvrière ne tombe pas sous l'influence de la petite bourgeoisie. C'est l'idée maîtresse de Marx en ce qui concerne le parti. Tirant, pour la classe ouvrière, les enseignements des révolutions de 1848, dans une « Adresse du Conseil central à la Ligue des communistes », en mars 1851, Marx écrivait : « L e parti ouvrier a besoin de se présenter avec le maximum d'organisation, d'unité et d'autonomie s'il ne veut pas, comme en 1848, être de nouveau entraîné à la remorque de la bourgeoisie et exploité par elle. » Mettant les communistes en garde contre les petits-bourgeois démocrates prêchant l'union et la réconciliation dans un seul grand parti d'opposition, Marx insistait pour que l'union ne se réalise pas sous une telle forme qui ferait du prolétariat une force d'appoint pour la bourgeoisie libérale, et il donnait ces directives : « annihiler t'influence des démocrates bourgeois sur les ouvriers... en ne perdant pas un seul instant
de vue l'organisation autonome du parti
du prolétariat.» Trente ans plus tard, en septembre 1879, dans une « Lettre circulaire à Bebel, Liebknecht, Bracke et autres»,
à un moment où beaucoup d'intellectuels se tournaient
vers le socialisme, Marx et Engels, dénonçant les «  tentatives pour mettre en harmonie les idées socialistes superficiellement assimilées avec les opinions théoriques les plus diverses que ces messieurs ont ramenées de l'Université ou d'ailleurs », donnaient ce conseil : « Lorsque ces individus venant d'autres classes se joignent au mouvement prolétarien, la première chose à exiger est qu'il n'y fassent pas entrer les résidus de leurs préjugés bourgeois ou petits-bourgeois... mais qu’ils fassent leurs, sans réserve, les conceptions prolétariennes. Il s'agit de créer une organisation de classe, fondée sur une théorie scientifique, et d'instituer la discipline d'une armée au combat.
Le caractère scientifique de cette conception de la classe ouvrière est marqué avec force par Marx dans sa lutte contre la conception proudhonienne de la spontanéité. Nous sommes ici aux antipodes des conceptions bourgeoises et social-démocrates d'une « liberté » et d'une « démocratie » fondée sur la « spontanéité » des masses. Cette idée de la « spontanéité » est étroitement liée à la conception bourgeoise selon laquelle la « liberté»
est une propriété native de l'homme, un attribut
éternel, et qui s'oppose à la nécessité.
Proudhon, le premier, a opposé avec force, ce qu'il appelle le « socialisme gouvernemental » au « socialisme démocratique »l ou encore « la révolution par en haut, par la dictature », à la « révolution par en bas... par l'initiative des masses. » Il combat « l'idée jacobine » selon laquelle « la révolution sociale est le but ; la révolution politique (c'est-à-dire le déplacement de l'autorité) est le moyen. » Selon Proudhon le socialisme ne peut se construire par la dictature du prolétariat, en se servant du pouvoir politique, à la manière dont le capitalisme s'était libéré des entraves féodales, en se servant du pouvoir politique, par la dictature de la bourgeoisie. « Le socialisme, écrit-il, a donné en plein dans l'illusion du jacobinisme. » Il formule ainsi son programme : « Plus de parti. « Plus d'autorité. «  Liberté absolue de l'homme du citoyen. « En trois mots, voilà notre profession de foi politique et sociale. » La prétention de construire le socialisme sans un «  parti » ouvrier et socialiste et sans dictature du prolétariat, est aujourd'hui encore proclamée assez fréquemment, pour que la réfutation du proudhonisme n'ait nullement perdu son actualité. « Il implique contradiction, écrit Proudhon, que le gouvernement puisse jamais être révolutionnaire, et cela par la raison toute simple qu'il est gouvernement. La société seule, la masse pénétrée d'intelligence, peut, se révolutionner elle-même, parce que seule, elle peut déployer rationnellement sa spontanéité... toutes les révolutions . . .
se sont accomplies par la spontanéité du peuple. »'
Le culte proudhonien de la spontanéité a un fondement mystique. Proudhon n'a pas su, par une analyse scientifique des idéologies et de leurs racines sociales, découvrir que « les idées dominantes sont les idées de la classe dominante », et par conséquent, que tout abandon à la « spontanéité » permettrait le triomphe des idées de la classe dominante. Faisant ainsi abstraction du rôle de l'idéologie de la classe dominante dans la pensée et l’action des masses dominées, il prête à leur « spontanéité » une sorte de vertu mystérieuse et providentielle. « C'est le peuple, écrit-il, qui, à la longue, sans théorie,
par ses créations spontanées, modifie, réforme, absorbe
les projets des politiques et les doctrines dés philosophes, et qui, créant sans cesse une réalité nouvelle, change incessamment la base de ta politique et de la philosophie. »l Il y a là, selon lui, un développement de l'histoire comparable à l'évolution de la nature ; une germination organique du nouveau, en vertu des « lois éternelles de l'ordre » et de « la loi de développement, la logique immanente de l'humanité ».   De cet acte de foi dans la Raison immanente au développement providentiel de l'histoire, découle la conclusion politique fondamentale de Proudhon : «  Une révolution est une explosion de la force organique, une évolution de la société du dedans au-dehors ; elle n'est légitime qu'autant qu'elle est spontanée, pacifique et traditionnelle.» Ainsi, faute de s'être livré à la critique fondamentale des idéologies, et d'en avoir dégagé les racines de classe, Proudhon va se trouver à la remorque de l'Idéologie bourgeoise, à la fois par son anarchisme, qui transpose en mots d'ordre de révolte illusoire l’individualisme qui est la loi même de la société bourgeoise, par son réformisme, qui appelle révolution ce qui n'est que l'adaptation et les replâtrages nécessaires de la société capitaliste bourgeoise cherchant à surmonter, sans se renier elle-même, les contradictions qui naissent aux diverses étapes de son développement, par son esprit petit-bourgeois, qui fait la critique du capitalisme non pas de «.gauche », en montrant les contradictions
qui le minent et leur nécessaire dépassement
par le passage du capitalisme à son contraire : le socialisme, mais « de droite », en prêchant la conciliation et l'amenuisement des contradictions, c'est-à-dire un idyllique et impossible retour à une étape artisanale ou libérale du capitalisme que ses propres lois conduisent à une concentration accrue et à un impérialisme impitoyable.
Le parti, selon la conception de Marx, se forme et se forge dans une lutte permanente contre cette idéologie petite bourgeoise à laquelle le proudhonisme a donné sa forme systématique3. Au lieu d'abandonner la classe ouvrière à la spontanéité, à l’irrationalisme, et à l'aveuglement de l'instinct, qui n'est en réalité qu'une impulsion venue des préjugés inculqués aux masses par la classe dominante, Marx met l'accent sur le rôle de la conscience et de la science. Le Parti est l'interprète conscient du mouvement historique réel. Rappelons la définition de Marx : « Il ne s'agit pas de savoir ce que tel ou tel prolétaire ou même le prolétariat tout entier se propose momentanément comme but ; il s'agit de savoir ce que le prolétariat est et ce qu'il doit historiquement faire conformément à son être. » Le Parti n'est donc pas la résultante mécanique, une simple addition des désirs spontanés de chacun de ses membres conçus comme individus isolés, à la manière de la bourgeoisie. Il n'est pas non plus une somme d'organisations
conçues sur ce modèle, mais un système, un« tout », un organisme vivant.
La dictature du prolétariat est son but. La science marxiste-léniniste des lois objectives du développement lui permet de découvrir les moyens d'atteindre ce but. Tel est le fondement de l'unité du parti. Cette unité permet seule d'orienter en chaque moment la classe ouvrière en lui donnant conscience de son unité comme classe et de la mobiliser pour accomplir sa tâche historique. A travers le parti la classe prend conscience d'elle-même et de son rôle. La classe ouvrière, ce n'est pas seulement une collection d'ouvriers jouant le même rôle économique de producteurs de plus-value dans l'ensemble du système capitaliste ; c'est, grâce au parti, avec la conscience socialiste qu'il lui apporte, une force unique orientée vers la destruction de ce système, comme sa négation. Par le parti qui réalise « la fusion du socialisme et du mouvement ouvrier » la classe n'est plus seulement « en soi » mais « pour soi », pour reprendre le langage de Hegel et de Marx. Dès que se desserrent les liens entre la classe ouvrière et son parti, ce sont des masses de prolétaires qui retombent dans le champ d'attraction de la bourgeoisie. A qui demande : où est la classe ouvrière ? Marx répond:
elle est là où un homme ou un groupe d'hommes
a conscience de la mission historique de la classe ouvrière et se bat pour l'accomplir. Entre le moment de la dissolution de la Ligue des communistes et celui de la fondation de la Première Internationale, Marx et Engels se considèrent constamment comme les représentants du « parti prolétarien », alors pourtant qu'ils ne sont à la tête d'aucune organisation ouvrière, mais, souligne Marx en 1859 en recevant une délégation du club ouvrier de Londres, ce mandat est « contresigné par la haine exclusive et générale » que lui vouent « toutes les classes du vieux monde et tous les partis ». Le caractère d'organisation de combat de ce Parti est souligné fortement par Marx dans sa Critique du programme de Gotha. « Le but final du mouvement politique de la classe ouvrière est naturellement la conquête du pouvoir politique ; à cet effet il faut naturellement une organisation préalable de la classe ouvrière... Là où la classe ouvrière n'est pas suffisamment organisée pour mener une campagne décisive contre le pouvoir collectif, c'est-à-dire contre le pouvoir politique des classes dominantes, il faut, en tout cas, l'y entraîner par l'agitation continuelle contre l'attitude adoptée en politique par les classes dominantes, attitude qui lui est hostile. Sinon elle reste un jouet entre leurs mains ». Les formes d'organisation du parti ne résultent pas d'un choix arbitraire : elles correspondent, à chaque étape du développement historique, aux objectifs que la classe ouvrière peut s'assigner. Par exemple, « le parti d'un type nouveau », qui s'est créé en Russie sous l'impulsion de Lénine et qui est devenu le modèle de tous les partis communistes et ouvriers dans le monde, est né de la nécessité d'adapter la stratégie, la tactique et l'organisation du parti ouvrier aux possibilités révolutionnaires ouvertes par le pourrissement du capitalisme, par l’impérialisme. L'idée maîtresse de la conception marxiste du Parti c'est que les principes et les méthodes d'organisation découlent de l'objectif à atteindre : la dictature du prolétariat Le parti est une organisation de combat Mais ce combat a un caractère particulier : il est orienté par une connaissance des lois objectives du développement historique qui trace les perspectives de la classe ouvrière, et permet de découvrir scientifiquement, par l'analyse des conditions objectives, tes moyens de vaincre. C’est pourquoi la discipline, dans une telle organisation de combat ne peut être fondée sur la mystique irrationnelle du chef, mais sur la claire conscience du but, la science et la critique des moyens, l'analyse objective des conditions. Cette discipline, faite de conscience et de lucidité, assure la cohésion maxima du parti, en exigeant une élévation constante du niveau de conscience et de culture de chacun pour forger l’instrument de libération du prolétariat Comment le parti aurait-il sa pleine efficacité dans le combat s'il ne pouvait agir comme un tout organisé, s'il tolérait que continuent à se considérer comme des éléments constitutifs, des parties du tout, des individus ou des groupes qui pactisent avec l'ennemi ou qui, consciemment ou inconsciemment, colportent à l'intérieur du parti l’idéologie de l'ennemi et jouent un rôle de désorganisation. L'ennemi de classe, qu'il s'agisse du patron dans l'usine ou du pouvoir dans l'Etat, constitue un tout organisé, La dispersion des forces, en face de lui, conduit à l'échec. Or, la faiblesse du prolétariat vient précisément de l'éparpillement et du rôle de désagrégation que joue le système patronal en imposant la concurrence entre ouvriers. De là découle la nécessité constante de la lutte contre l'opportunisme qui, sous toutes ses formes, exprime toujours la pénétration de l'idéologie de la classe dominante dans les rangs de la classe ouvrière. La tâche fondamentale du parti, c'est donc de lutter inflexiblement pour construire et pour rétablir l'unité de la classe : de transformer cette identité de la condition de producteur de plus-value, qui fait l'unité mécanique, virtuelle, abstraite, de la classe, en une unité vivante, et en acte de conscience et de volonté, orientée vers le combat pour la destruction du capitalisme et la construction du socialisme. Une telle conception du Parti exclut, par son principe même tout dogmatisme. « Il ne saurait y avoir de dogmatisme, écrivait Lénine, là où le critère suprême et unique de là doctrine est dans sa correspondance avec le processus réel du développement économique et social.»
Le dogmatisme réduirait à l'impuissance le parti
ouvrier parce qu'il le rendrait incapable de déterminer sa stratégie et sa tactique en fonction d'une analyse concrète de la réalité du moment. Cette analyse concrète requiert la participation de tous, l'utilisation attentive de l'expérience propre de chacun. Le parti a alors cette fonction supérieure de connaissance qui assimile les expériences particulières de chacun de ses membres grâce à la méthode scientifique commune à tous. La critique et l'autocritique sont la loi de développement de ce savoir qui est la condition de l'action efficace, c'est-à-dire de la victoire de la classe ouvrière.
Roger Garaudy, Karl Marxpages 285 à 296
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