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Fausse couche au Théâtre National de Tunis : comment résister à la censure religieuse ?

Publié le 02 mars 2017 par Gonzo

Fausse couche au Théâtre National de Tunis : comment résister à la censure religieuse ?
En apparence, c’est un petit drame bien connu qui s’est joué, une fois de plus, en Tunisie. Avec des acteurs aux rôles bien rôdés : d’un côté, des religieux sourcilleux qui crient au scandale à la moindre occasion, de l’autre, des « culturels » qui leur résistent, au nom du respect des libertés individuelles.

Tout a commencé le 16 février dernier, lorsque les responsables du Théâtre National de Tunis ont reçu un acte d’huissier les sommant de retirer une de leurs affiches. Programmé depuis quelques jours, un spectacle chorégraphique – sans dialogues mais accompagné d’une lecture d’un texte (en français) – proposait en effet une réflexion sur la situation dans le pays, six ans après la « révolution du 14 janvier », sous un double titre : Fausse couche en français, et Alhâ-kum al-takâthur (ألهاكم التكاثر) en arabe.

Problème (?) : le titre arabe correspond au premier verset de la 102e sourate du Coran. L’interprétation de Denise Masson, qui fait en général autorité, donne en français : « La rivalité vous distrait », avec une note indiquant qu’il y a une « allusion à plusieurs sortes de rivalités et de concurrences ». Dans les commentaires les plus courants (je mets en lien la version anglaise, la française est vraiment très faible), cette « rivalité » est comprise comme une condamnation de la recherche des biens terrestres aux dépens de valeurs plus hautes. Dans le cadre de ce spectacle, cette dénonciation de « la course aux richesses » correspond bien aux intentions de ses créateurs (voir cet article en arabe) : dénoncer les puissants qui oublient les revendications du peuple et se gavent du pouvoir en oubliant leurs promesses. D’où le second titre, en français, pour signifier que le processus révolutionnaire a avorté.

À l’origine de la protestation contre l’utilisation d’une partie d’un verset coranique dans le titre de ce spectacle, on trouve une institution qui est une spécificité tunisienne à ma connaissance, à savoir le Syndicat des imams et cadres de mosquée (نـقــــابة الأئــمــة والعــامـلـين فـي المســاجد), affilié à la très officielle Organisation tunisienne du travail. (Au passage, on note que la « laïcisation » de l’appareil religieux n’est pas totalement inconnue dans ce pays puisque les « travailleurs du religieux » s’y voient reconnaître un statut!)

De manière beaucoup plus brutale, cette protestation face à l’utilisation de la parole divine dans un contexte inapproprié (celui d’un spectacle chorégraphique) a été reprise par un certain Ridha Jaouadi (رضا الجوادي), un imam à la réputation sulfureuse. À la fin de l’année 2015 notamment, son limogeage par le ministère des Affaires religieuses pour « collecte d’argent et gestion financière sans autorisation de la mosquée » a suscité un mouvement de soutien chez une partie de ses fidèles, dans la ville de Sfax. Proche des milieux wahhabites, cet imam aux tendances ultra-conservatrices a sauté sur l’occasion qu’offrait ce mini-scandale pour se rappeler au bon souvenir des Tunisiens en lançant, quelques jours plus tard, un spectaculaire cri d’alarme sur sa page Facebook : Urgent ! Gravissime ! Un verset coranique utilisé comme titre pour une spectacle de danse à Tunis ??? Avec une photo immorale. Que fait le Parquet ? Que fait la justice ? Que fait cet Etat dont la religion est l’islam ? Que fait ce peuple musulman ? Que font les imams ? Les députés du peuple musulman ? (عاجل وخطير جدا.. آية قرآنية توضع عنوانا لمسرحية راقصة في تونس! وفي صورة غير أخلاقية ! أين النيابة العمومية ؟ أين القضاء الشريف ؟ أين الدولة التي دينها الإسلام ؟ أين الشعب المسلم ؟ أين الأئمة ؟ أين نواب الشعب المسلم)

Face à ces protestations, aux allures de menaces, lesquelles n’ont pas tardé à se manifester semble-t-il, les responsables du Théâtre National Tunisien, dirigé par le metteur en scène Fadhel Jaïbi (الفاضل الجعايبي ), un monument dans le paysage artistique et intellectuel local, a décidé, en accord avec Néjib Khalfallah (نجيب خلف الله), le metteur en scène du spectacle incriminé, de modifier l’affiche, en barrant le titre arabe de façon suffisamment ostensible pour que la « censure » soit manifeste (voir l’image en haut de ce billet). Par la suite, ils se sont assez longuement expliqués sur ce que j’interprète comme un repli tactique :

Nous devions alors faire un choix. Nous aurions pu laisser l’affiche telle quelle sur la voie publique et invoquer le droit constitutionnel à la liberté de création artistique. L’histoire récente des différentes mobilisations violentes à la suite de prêches fanatiques appelant à protéger le sacré et châtier les mécréants est malheureusement éloquente. Nous craignions d’être instrumentalisés pour déclencher une démonstration de force (…) Même si c’est bien le Théâtre National Tunisien et son directeur général qui ont été menacés par les fanatiques religieux, nous ne souhaitons pas nous positionner en victimes. Nous avons précisément fait le choix d’éviter la position de martyrs. Plus que jamais, la société civile, les artistes ont besoin de s’unir pour répondre à cette attaque qui ne doit pas rester impunie, car elle en augure peut-être d’autres. Il faut serrer les rangs pour résister aux velléités d’intrusion des intégristes dans la création artistique. C’est pourquoi un débat de fond sur la question sera organisé bientôt au 4ème Art. Nous ne devons pas nous tromper d’ennemi.

Cette décision, émanant d’un des hauts lieux de la résistance culturelle, a surpris, et même choqué. Parlant d’auto-censure, Thameur Mekki, sur le site Nawaat, évoque une « capitulation [qui] n’est pas qu’un simple choix individuel qui n’a de conséquences que sur soi. Le fait que le TNT concède que les fondamentalistes lui tracent une ligne rouge constitue un précédent. Il ouvre la porte aux conservateurs de tout bord de se poser en censeurs et leur donne une légitimité. Une nébuleuse qui a jusqu’ici perdu toutes ses batailles menées pour rétrécir le champ du possible depuis 2011. » Dans le même sens, et toujours sur Nawaat, Shiran Ben Abderrazzak dénonce « la censure des imbéciles » sans exonérer les responsables du TNT :

« Les censurés, quant à eux, ne réalisent même pas qu’ils sont censurés, myopes qu’ils sont et convaincus que le monde s’arrête au petit microcosme des relations incestueuses entre faux-maîtres et vrais-disciples et s’accablent mutuellement. Pour eux, il s’agit de ne pas faire de vague, de ne pas être empêché de travailler, de ne pas risquer l’anathème. Il ne s’agit pas d’aller bêtement à la confrontation directe. Mais une fois que nous avons provoqué cette confrontation, ne pas aller à la confrontation est un signe de lâcheté ou d’hypocrisie. La Culture, au sens large, est un processus de conscientisation collective positif ou négatif. Structurer le secteur de la culture, en tant que faction active et consciente d’elle-même et de son rôle dans cette guerre des consciences, implique aussi de savoir critiquer fermement les errements des uns qui se répercutent sur tous les autres. En cela comme en d’autres choses, il faut apprendre à tenir la ligne. »

Ces critiques qui émanent manifestement d’une jeune génération exaspérée par cette reculade dans laquelle elle voit un manque de courage et/ou de lucidité (et les réseaux sociaux offrent un panorama de réctions bien plus virulentes), on les retrouve brillamment reprises dans un article au vitriol signé par un certain « jbb » sur le site Tunisie numérique : « En résumé, et pour rester dans la tonalité du titre français, le TNT a vraiment fait fausse couche, c’est le cas de le dire, le titre arabe de sa dernière création s’est avéré un mort-né. La direction du TNT, enceinte de sa dernière production, a privilégié l’avortement à la césarienne, de crainte peut-être que sa montagne n’accouche d’une souris. Une vraie IVG intellectuelle ! »

De là où j’écris ces lignes – une France (encore) fort paisible… –, je ne me sens pas en droit (ni même en mesure) de prendre parti dans ce débat. Je note tout de même qu’il est loin d’être inédit (consulter à ce sujet l’onglet Tunisie par exemple). J’ajoute également au dossier le fait que le syndicat des imams, à l’origine de la mise en demeure par voie d’huissier, a subitement fait marche arrière. Son secrétaire-général, Fadhel Achour (الفاضل عاشور ) s’est exprimé pour dire que rien n’empêchait d’utiliser une citation coranique dans ce contexte.

Injonction politique « venue d’en haut » (mais pas du Très-Haut) ou bien volonté de ne pas se laisser déborder par l’extrémisme d’un Ridha Jaouadi implicitement critiqué parmi les prétendus « défenseurs du dogme » ? Je laisse à mieux informé que moi le soin de répondre à cette question (les commentaires – polis ! – sont faits pour cela). Je signale également les remarques de Youssef Seddik qui rappelle que le Coran n’a pas inventé la langue arabe et qu’on ne voit pas pourquoi il faudrait se priver d’employer le mot « vache » au prétexte que c’est le titre d’une sourate ! Il précise encore que bien d’autres œuvres artistiques (les feuilletons religieux iraniens par exemple : voir ce billet) ont cité de près et de loin le livre saint, y compris en Tunisie, sans que personne ne s’en offusque.

Enfin, je note que les Tunisiens ont en quelque sorte « de la chance » de pouvoir mener ce genre de débats : dans le monde arabe, aujourd’hui, c’est loin d’être gagné partout… Un état de fait qu’il faut savoir préserver, tout le monde est au moins d’accord sur ce point.


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