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À hauteur d’enfant

Par Balndorn
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À hauteur d’enfant
« Je vis qu’il ne plaisantait pas, et qu’il était bien décidé à l’attaque des « grosibous ». C’est lui qui était formidable, et j’eus honte de ma lâcheté.  
Alors, j’appelai à mon secours l’un de mes héros favoris : Robinson Crusoé… Si, en s’installant dans sa première grotte, il avait trouvé ces deux oiseaux, qu’aurait-il fait ? Il n’était pas bien difficile de l’imaginer : il les eût aussitôt étranglés et plumés, en remerciant la Providence, avant de les rôtir sur une broche !

Si je fuyais devant ces volatiles, je n’aurais plus le droit d’entrer dans un roman d’aventures, et les personnages des illustrations, qui m’avaient toujours regardé en face, détourneraient la tête pour ne pas voir un « cœur de squaw ».
D’ailleurs, il ne s’agissait plus de « grands-ducs », animaux puissants et farouches, dont le nom soulignait la taille et le courage, mais de « grosibous », qui me parurent infiniment moins redoutables. […]  
Restait le fantôme. Je me répétai la puissante affirmation de mon père : LES FANTÔMES N’EXISTENT PAS. Sur quoi je fis discrètement cinq ou six répétitions du signe de la croix, qui les coupe en deux. 
»
L’écriture de Marcel Pagnol est magnifique de douceur et d’empathie. Le vieil écrivain rédigeant ses Souvenirs d’enfance – ici Le château de ma mère– ne cherche pas, au contraire de beaucoup d’illustres auteurs, à instaurer une distance critique entre les sensations de sa jeunesse et la maturité intellectuelle du grand âge. Il ne cède pas non plus à l’illusion d’une narration au temps présent, dans laquelle le vieux Pagnol se confondrait avec le jeune Marcel, comme si aucune barrière temporelle ne les séparait.  
En introduisant au sein du récit subjectif un brin de distance réflexive, Pagnol pose un regard à la fois ironique et tendre sur son enfance. La narration n’est ni supérieure au personnage, ni cantonnée à ses yeux ; elle se fait aux côtés du jeune Marcel, avec lui dans son apprentissage de la vie.  
L’écriture du passage fonctionne en effet en insérant dans la description de la scène le vocabulaire imaginatif des deux enfants. Par les mots, le jeune Marcel apprivoise le couple de « grands-ducs » qui l’ont effrayé dans la grotte sous le Taoumé, lorsque son ami Lili et lui s’y étaient abrités pour échapper à l’orage. À l’âge de l’enfance, le monde s’entrevoit de manière magique, au travers d’une série de signes qu’il faut maîtriser : les mots, qui permettent d’évaluer la puissance des êtres et des choses, mais aussi les gestes, à l’image du signe de la croix, arme ultime de la religion pagano-catholique des paysans de Provence contre les esprits qui peuplent les collines la nuit venue.  
La description ne cherche ni à condamner ces rituels, ni à les louer ; le regard du jeune Marcel, à partir duquel est vue la scène, vient perturber l’écriture classique de Pagnol en y apportant le souffle des sensations enfantines. À l’image des majuscules – « LES FANTÔMES N’EXISTENT PAS » – qui marquent de manière flagrante le caractère sensationniste du texte, le lecteur contemple les réactions d’un enfant depuis l’intérieur de ses pensées (reconstituées par l’écrivain âgé). C’est donc avec amusement qu’il observe la manière dont un jeune garçon du début du xxe siècle s’imagine en nouveau Robinson Crusoé.
Céline Sciamma, réalisatrice de Tomboyet de Bande de filles et scénariste de Ma Vie de Courgette, avait un mot très juste pour dire comment se positionner par rapport aux enfants. Selon elle, « il y a deux manières de parler aux enfants : en les prenant de haut ou en se mettant à genoux. Ma Vie de Courgette est un film qui se met à genoux. »[1]  
Une expression qui convient tout à fait aux Souvenirs d’enfance de Pagnol, qui adopte un point de vue proche de l’enfant qu’il était pour retrouver la palette des sensations de la Provence.
Le château de ma mère, de Marcel Pagnol, 1957
Maxime


[1]https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-1ere-partie/celine-sciamma-ma-vie-de-courgette-est-un-film-qui-libere-la

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