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Emprise de poids. Entretien avec l’auteur, Eric Perera.

Publié le 13 mars 2017 par Antropologia

Tu évoques finalement peu les propos des autres bodybuilders, ils sont au demeurant peu présents  (sinon physiquement) dans ton livre. Est-ce juste un parti pris ou as-tu si peu partagé avec eux  pendant ces quelques mois ?

Que l’on soit débutant ou body-builder, le coach met en place le même dispositif  contraignant, que mon immersion met en évidence. Ainsi, je fais le choix de placer mon expérience au centre de l’ouvrage comme fil rouge. De ce fait, je décris les entraînements lorsque je travaille avec les body-builders lors de ma 1ère séance puis à partir de la phase rebond glucidique. Les séances avec eux sont particulièrement soutenues et on échange très peu, chacun se concentre sur l’exercice à faire. A la salle de musculation, c’est le coach (ancien body-builder) qui occupe voire monopolise la parole. J’ai également partagé des moments privilégiés avec les body-builders lorsque je les accompagnais aux compétitions. J’ai été amené à participer aux derniers préparatifs de mise en scène de leur corps body-buildé. En effet, en les suivant jusqu’au vestiaire ou j’ai à plusieurs reprises passé du tan sur leur corps, j’ai pu partager leurs angoisses en servant en quelque sorte de miroir. J’ai donc pu échanger avec eux sur leur préparation finale : de la réalisation d’exercices d’oxygénation des muscles à la prise de chips avant de présenter sur scène des mois de travail au jury et à un public composé de curieux et d’amateurs. Enfin, le retour de compétitions étaient également des moments privilégiés, sorte de debriefing des résultats obtenus et de la suite à entreprendre sous contrôle du coach.

Au contraire, tu cites abondamment Damien qui s’entraîne dans une autre région. Qu’essaies-tu de  montrer : que tous les bodybuilders  éprouvent les mêmes sensations ? Que l’on peut réussir sans l’emprise  d’un coach ?  Curieusement, il  disparaît progressivement et sans explication…

Damien a débuté la body-building au même moment que moi. Si au départ il prenait cette expérience comme un jeu, très vite la phase d’amaigrissement l’impliquait autant que moi. Avant la fin de cette première phase, il a dû partir et il comptait alors sur moi pour poursuivre le programme diététique. Le coach refuse de suivre les personnes à distance. Damien était donc en attente de la suite des préceptes que me donnait le coach sans avoir son influence. Si Damien pratique seul dans une nouvelle salle de musculation, il n’est pas confronté à l’usage de produits dopants, donnés pour être testés par le coach, et il n’a pas non plus à se justifier auprès du coach utilisant le groupe comme moyen de pression. Donc oui, Damien me permet de mieux comprendre le dispositif que met en place le coach et comment s’exerce des normes de dopage dans le groupe. Il est vrai que Damien n’apparaît plus dans l’ouvrage après la phase de prise de poids car il arrête tout simplement la pratique du body-building, isolé et sans autre prétention d’aller plus loin. Ce qui m’intéressait de présenter après cette phase, c’était celles et ceux qui pouvaient prétendre aux compétitions et devenir body-builder ; dans la mesure où ils adoptent un mode de vie attendu par le coach.

Tu as fait une entorse aux règles de bonne conduite préconisées par ton labo. Y a-t-il eu des conséquences ?

On avait fixé, avec mon directeur de thèse et mon co-directeur, la condition de ne pas prendre de produits (ou plutôt de faire semblant de les prendre) et j’avais même signé la charte d’engagement contre le dopage. L’expérience du body-building m’a amené à tordre cet engagement pour poursuivre mon initiation au body-building. Évidemment, je n’ai rien dit à mes directeurs, pris dans mon immersion le temps de l’enquête. Je révèle la prise de produits lors d’un séminaire où je présentais un premier niveau d’analyse des données produites. En effet, cette question posée par une collègue, prenait tout son sens dans mon travail. Il n’y a pas eu de conséquences à proprement parler de mon laboratoire de recherche mais un échange constructif, lors de cette étape de présentation des résultats, qui m’a beaucoup aidé à prendre du recul après un peu plus de 8 mois d’immersion en salle de musculation.

Cela me semble surprenant que tu ne parles pas de  narcissisme et de comparaisons entre bodybuilders. Est-ce que cela t’a paru secondaire, inexistant… ?

Je n’en parle pas directement mais in fine on peut comprendre dans l’ouvrage que la période de sèche est particulièrement propice au narcissisme. En effet, l’objectif pour les body-builders est d’atteindre le plus bas niveau de masse graisseuse imposant une alimentation stricte et impliquant un contrôle de soi extrême. J’ai pu constater que plus les compétitions approchent et plus les body-builders avaient besoin des conseils du coach et d’être rassurés en permanence sur l’évolution de leur sèche et de l’alimentation à suivre ; au point d’instrumentaliser le coach. D’ailleurs, c’est à ce moment là que des body-builders inconnus du groupe mais familiers du coach, ont défilé à la salle de musculation pour avoir ses précieux conseils. Ensuite, la comparaison semble plutôt prendre place avec l’effet du rebond glucidique. Ce principe physique consiste à la suite d’une période de sèche, pauvre en glucide, à se suralimenter en glucide, provoquant une augmentation musculaire rapide mais aussi du tonus.  Pour l’avoir senti et vécu, cet effet, appelé encore rebond musculaire, génère une phase d’euphorie favorable à l’envie de se confronter aux autres. Cet effet peut être amplifié par la prise de stéroïdes anabolisants, qui selon le coach entraîne un développement exceptionnel du corps.

La comparaison est par contre un levier abondamment exploité par le coach. Ce dernier compare systématiquement ses élèves entre eux et c’est un moyen très opérant de normaliser les comportements attendus. Il n’hésite pas à utiliser les body-builders comme exemple à atteindre ou encore à prendre un tel comme modèle pour ses résultats physiques, ce qui est à la fois très valorisant pour celui qui est choisi et un repère à suivre pour les autres. Il produit ainsi une hiérarchie dans le groupe et dicte les bonnes conduites à suivre en les contrôlant.

Ton souci de précision « chirurgicale » fonctionne comme un « effet de réel » efficace. Pourtant tu ne parles jamais du look vestimentaire particulier du bodybuilder à la salle. Y a-t-il une raison ?

Jamais !? Colette, il va falloir relire l’ouvrage ! Je plaisante… J’en parle me semble t-il lors de ma première séance de body-building où je décris les personnes présentes dans la salle de musculation. Je parle notamment d’un body-builder en débardeur et en jogging sur lequel est écrit « no limit » (je m’en souviens encore). Sa musculature imposante, que laisse apparaître son débardeur, n’a pas manqué de m’interpeller surtout lorsqu’il s’exerce sur l’une des machines de musculation. Hormis, de temps en temps ce look en débardeur, il n’y a pas une volonté d’imposer à tout prix sa musculature de la part des body-builders en mettant des habits qui le permettraient. Bien souvent, je dirai que c’est la carrure du body-builder qui fait le look quels que soient les habits portés. Par contre, à l’approche des compétitions, ils n’hésitent pas à se mettre torse nu et à s’observer dans la glace pendant et après l’exercice ; si ce n’est pas le coach qui leur impose de se montrer en caleçon devant le miroir et de poser ou de réaliser des posing en salle de musculation. Toujours sur la question du look, j’ai pu observer que certains body-builders portent ce qu’on appelle une ceinture de force, laissant présager un certain niveau en body-building et la capacité à réaliser des exercices à lourdes charges.

Dans la quatrième partie, tu expliques que tu es entré dans le cercle des intimes du coach, en allant par exemple chez lui.  Curieusement, alors que tu étais très précis jusqu’alors, ton récit devient flou. Il  te fait  désormais confiance : qu’entends-tu  par- là ? Que se passe-t-il réellement ? Ou fais-tu justement  le choix  délibéré de   ne pas en parler ?

Une fois mis à l’écart du groupe par le coach, j’ai tout mis en œuvre pour retrouver sa confiance. En étant volontaire, assidu et en suivant ses conseils diététiques à la lettre, j’ai progressivement repris une place dans le groupe. J’ai également suivi et aidé les body-builders lors des compétitions lorsque le coach, lui, était occupé en tant que jury et ou à discuter avec d’anciens amis. Plus précisément, nous partagions les trajets en voiture et je participais aux échanges de l’après compétition. Dans ce cadre, une proximité s’est installée montrant mon intérêt d’en apprendre toujours plus sur le body-building. Il ne faut pas oublier par ailleurs, que j’ai confié au coach que je réalisais une enquête avant même de rentrer à la salle de musculation. Puis, je pense par sympathie à mon égard, Clovis me propose spontanément de venir chez lui observer la dernière étape de préparation des body-builders. J’accède ainsi à ce qu’il se trame en dehors de la salle de musculation.

Y-a-t-il  eu un  feed-back  après la  soutenance de ta thèse ?

J’ai soutenu ma thèse 4 ans après avoir réalisé le terrain d’enquête. Une fois docteur, j’étais complètement détaché de l’univers du body-building et à ceci s’ajoute le fait que j’ai obtenu un poste d’ingénieur d’étude dans la foulée qui m’a amené à travailler sur un tout autre public, les personnes vivant avec le VIH. L’enquête nationale menée sur ce public (de sociologie classique) et l’ouvrage auquel j’ai participé, ne m’ont pas permis de valoriser le travail entrepris auprès des body-builders et de le restituer comme il se doit. L’ouvrage « emprise de poids » enfin sorti, sera l’occasion de  présenter aux enquêtés l’aboutissement de mon immersion ; même si tu le sais Colette, on n’est jamais totalement satisfait du rendu final.

L’arrêt de la  pratique a-t-il été facile et sans regrets ?

Merci Colette pour cette question qui me semble fondamentale dans la compréhension de mon initiation au body-building. J’ai en effet précisé pourquoi j’ai arrêté mon enquête de terrain mais pas explicité comment s’est déroulé l’arrêt de la pratique du body-building. J’ai centré mon propos en fin de d’ouvrage sur les étapes pour devenir body-builder, écartant mon vécu une fois sorti de l’univers du body-building. Et ça n’a pas été facile du tout ! Je ne savais plus manger « normalement ». Il m’a fallu environ un mois pour retrouver une alimentation variée. J’étais encore dans le calcul et la culpabilité de manger des aliments gras. En reprenant une vie sociale, c’est à dire en alternant des repas de famille et les sorties entre amis, j’ai progressivement mis de côté les repères diététiques du coach. De même, qu’il a été encore plus long de retrouver des  sensations de vitesse, d’endurance et de précision en handball, mon sport de prédilection avant cette expérience. Ces sensations sont revenues au fil des entraînements de handball et des footing réguliers que je réalisais. Enfin, si tu le souhaites Colette, je t’invite à participer à une séance de body-building.



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