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Que ceux qui ne peuvent pas mourir lèvent la main – #31

Par Artemissia Gold @SongeD1NuitDete
Que ceux qui ne peuvent pas mourir lèvent la main – #31

Que ceux qui ne peuvent pas mourir lèvent la main – #31CHAPITRE 31

Ce ne fut pas sans peine qu’ils parvinrent à se faufiler au milieu de la foule dense qui se pressait pour être au plus près de l’entrée du manoir. Sur les marches du perron, Charles Le Kerdaniel dominait la masse à défaut de la situation. Malgré ses mouvements de bras destinés à apaiser les clameurs, celles-ci redoublaient dès qu’il tentait de prendre la parole. La voix de Jacques Le Bihan supplantait celle des autres. Lorsque Gabriel arriva dans son dos, il se fit un malin plaisir à le bousculer pour lui couper le sifflet. Déséquilibré, l’aubergiste bougonna en prenant appui sur le pilier de pierre au pied des marches et s’apprêtait à répliquer quand il reconnut son client impulsif qui l’avait plaqué contre une table de son établissement. Les deux hommes se dévisagèrent un moment jusqu’à ce que l’attention de Le Bihan soit attirée par les manches de chemise maculées de sang qui dépassaient de la redingote. L’effet fut pour le moins dissuasif. L’autre ne pipa pas mot et s’effaça pour laisser l’immortel gravir les marches. Rose s’empressa d’en faire autant et ne rechigna pas lorsque Gabriel lui désigna le vestibule la maison dont la double porte d’entrée était restée grande ouverte.

Dans l’ombre de l’entrée, elle avait une vue imprenable sur les habitants attroupés et sur les deux hommes qui leur faisaient face. Sans avoir recours aux gesticulations du Maire, l’arrivée de Gabriel sur la scène improvisée du perron intrigua suffisamment pour imposer le silence. D’autant que l’immortel savait y faire. Rose devait admettre que le mot « expérience » à cette minute prenait tout son sens. Se jouant de la réaction de l’aubergiste, il avait défait les premiers boutons de sa veste trop sombre pour que le sang qui la souillait puisse se voir. En revanche, la chemise blanche, qui n’était pas en meilleur état, dissuada les derniers récalcitrants  d’ouvrir la bouche à tort et à travers. Rose se surprit à sourire malgré la situation. C’était du Gabriel tout craché : pas subtil pour deux sous, mais efficace et charismatique.

— Je comprends vos craintes, commença-t-il d’une voix suffisamment forte pour être entendu de tous. Ayez la certitude que monsieur le Maire et moi-même mettons tout en œuvre pour mettre fin à la menace qui rôde autour de votre village…

— Vous l’avez vue ? l’interrompit un homme dans l’assemblée.

— C’est un loup-garou ou une autre créature du diable ? enrichit une femme très vite suivie par une cacophonie de voix.

Voltz leva une main pour calmer le brouhaha.

— Je sais que beaucoup de bruits courent à ce sujet, mais vous ne devez pas céder à de stupides superstitions. Soyons sérieux… La vérité est bien plus rationnelle même si le danger est réel. Les animaux qui sévissent depuis quelques mois dans les environs se sont échappés d’un cirque itinérant près de Morlaix. Les propriétaires n’ont déclaré la fuite de deux grands fauves que récemment. L’un d’eux ne causera plus aucun mal : je m’en suis chargé. Mais le second rode toujours et je vous demande la plus grande prudence. Evitez de vous déplacer seuls et sans arme…

— Quel genre de fauve ? s’enquit l’aubergiste.

— Un lion adulte d’environ 550 livres. Il est affamé et dangereux.

Cachée derrière la porte vitrée, Rose secoua doucement la tête. Ce n’était sans doute pas la première fois qu’il sortait de son chapeau cette version. Il n’y avait aucune hésitation dans sa voix. Et bien qu’assez improbable, elle l’était déjà moins pour la population que deux monstres parcourant la campagne et sembla pour l’heure leur convenir. D’autres questions fusèrent, plus pratiques et plus rationnelles sur l’attitude à adopter en cas de rencontre inopinée avec ce fameux fauve. Gabriel apparut en quelques minutes comme le professionnel à qui ils pouvaient se fier. Le Kerdaniel, pas mécontent pour une fois de s’être fait voler la vedette, se contentait d’opiner de la tête comme si tout avait été convenu depuis longtemps avec le Parisien. Rose se désintéressa rapidement des échanges. Le danger d’une émeute s’était peu à peu écarté et la tension qui la crispait depuis son départ du presbytère commençait à se dénouer.

Curieuse de voir où elle avait mis les pieds, elle commença par balayer du regard le vaste vestibule qu’elle jugea d’emblée trop tape-à-l’œil. Trop de dorures sur les cadres, trop de tentures aux murs, trop de tout. Rose n’avait jamais été habituée au luxe des maisons bourgeoises. La demeure la plus cossue qu’elle connaissait était celle de Gabriel et, là encore, il n’y avait rien de superflu. L’immortel aimait le confort et une certaine forme de sophistication, mais rien d’ostentatoire. De plus, bien que coincée dans une ruelle sombre de l’Ile de la cité, elle était toujours plus accueillante que cette grande bâtisse du bord de mer. Il flottait dans cet endroit une impression désagréable et étouffante qui ne plut pas du tout à Rose.

Au point que pour une fois, elle musela sa curiosité et fut tentée de rejoindre discrètement Voltz sur le perron. Toutefois, elle n’avait pas fait un pas dans sa direction que son attention fut attirée par une plainte derrière elle. Elle s’immobilisa et fixa la porte derrière laquelle semblaient provenir ces sanglots étouffés. Elle hésita, jeta à tour de rôle un coup d’œil vers Gabriel qui continuait inlassablement à donner des détails sur le « fauve » qu’il avait abattu, puis vers l’entrée du salon.

Elle céda à la tentation. A pas de loup, sans quitter du coin de l’œil l’immortel, elle s’approcha des panneaux coulissants entrouverts. Le nez collé dans l’embrasure, elle dut attendre que ses yeux s’habituent à la pénombre de la pièce aux rideaux tirés pour distinguer la jeune fille prostrée, debout, devant un portrait accroché au mur. Elle devait avoir le même âge qu’elle, pourtant elle semblait tout droit sortie de l’enfance. Des anglaises domptaient ses cheveux blonds et encadraient un visage fin que Rose distinguait à peine. Tête baissée, elle avait porté à ses lèvres les mêmes anglaises blondes d’une poupée de porcelaine qu’elle tenait farouchement serrée contre sa poitrine. Vêtue d’une robe blanche trop courte pour son âge, Agathe Le Kerdaniel avait tout d’une apparition fantomatique. Spectre toutefois bien réel  qui n’avait pas perçu la présence étrangère et continuait de sangloter devant une peinture dont Rose ne distinguait que les contours du visage féminin qu’il représentait.

Afin de mieux voir les détails de la scène qui se dérobaient à sa curiosité, Rose fit doucement coulisser une des portes. Ce simple mouvement trahit sa présence. Agathe sortit brutalement de son recueillement étrange. Aussi effrayée qu’un lapin dans la ligne de mire d’un chasseur, elle dévisagea l’intruse qui lui barrait la seule voie pour s’enfuir de la pièce. Pour un peu, Rose faillit oublier ses handicapes supposés pour la rassurer et présenter ses excuses pour son indiscrétion. Elle se ravisa à temps et se contenta de lever les mains en guise d’apaisement. Elle sortit doucement de sa poche de pantalon, un mouchoir qu’elle se contenta de tendre à bout de bras sans bouger du seuil. Agathe Le Kerdaniel la dévisagea, sourcils froncés, serrant toujours contre elle la poupée vêtue de la même robe blanche qu’elle.

— Qui êtes-vous ?

Sa voix surprit Rose tout autant que son apparence. Elle aussi semblait appartenir à une enfant. Fluette et aigue, elle parvint à grand peine jusqu’à Rose, surtout avec le remue-méninge que faisait l’attroupement dehors. L’adolescente jeta un coup d’œil à l’extérieur. De toute évidence, Gabriel et le Maire avait réussi à calmer les esprits. La cour se vidait peu à peu même si certains restaient collés au perron pour obtenir toujours plus d’informations. Concentrant de nouveau son attention vers Agathe, Rose lui signifia par gestes qu’elle ne pouvait pas l’entendre ni lui répondre. La ride entre les deux sourcils quasiment invisibles de la fille du Maire se creusa un peu plus. Pourtant, elle ne semblait plus aussi effrayée et Rose en profita pour faire un pas dans le salon, un sourire bienveillant aux lèvres. Elle s’exposa ainsi un peu plus au regard scrutateur d’Agathe qui la jaugea de la tête au pied. La pénombre jouait en sa faveur. Sans elle, il y aurait fort eu à parier que son déguisement n’aurait pas fait illusion. Mais peu importait à Rose. Malgré l’étrangeté du personnage, quelque chose lui disait qu’elle n’avait rien à craindre de cette adolescente aux allures de poupée de porcelaine au regard triste. Après tout elle aussi avait presque tout perdu : sa mère, sa belle-mère, son frère… Chacune de ces pertes avait jeté comme un voile noir sur ce que Rose percevait comme une enfant autrefois lumineuse.

En tout cas, le sourire de la pétillante rousse était communicatif, car les lèvres fines de la discrète Agathe se retroussèrent imperceptiblement. Un bref moment de complicité silencieuse qui fut soudain brisé par l’apparition de Gabriel derrière Rose. Aussitôt, elle se renferma comme une huître et céda ouvertement à la panique. Elle se précipita vers la porte, bouscula Rose sur son passage et avala les marches de l’escalier comme si elle avait soudain la mort aux trousses.

— Agathe ? la héla son père du vestibule.

Mais il n’obtint aucune réponse. Quelque peu abasourdie par sa réaction, Rose, projetée dans les bras de Gabriel, ignora le regard plein de reproches de l’immortel pour suivre des yeux la frêle silhouette qui disparût très vite dans un tournant de l’escalier.

— Je suis désolé, s’excusa Gabriel à l’adresse du Maire. Mon jeune valet ne se rend pas toujours compte du côté déplacé de ses actes.

Cette fois, ce fut au tour de Rose de le fusiller du regard. Quel culot ! Elle se dégagea sans en avoir l’air de sa main posée fermement sur son épaule et mit une distance raisonnable entre eux. Si seulement ils avaient été seuls, elle lui aurait dit vertement sa façon de penser !

— Tel maître, tel domestique, je dirais…

Surprise, Rose coula un regard vers le Maire et se retint de ne pas le remercier d’avoir exprimé tout haut ce qu’elle ruminait en silence. Il n’y avait aucune animosité dans la voix et l’attitude de Charles. Usé par les événements, l’homme adressa à son interlocuteur un sourire entendu auquel Voltz fit écho.

— Agathe réagit de cette manière avec tout le monde : ne blâmez pas ce jeune garçon. Quoi qu’il en soit, je vous remercie de votre intervention. Je n’aurais pas eu la force de les affronter seul.

— Je vous en prie… La journée a été éprouvante. Je vous avoue que je ne serais pas contre un verre.

— Et moi donc !

L’idée avait redonné un semblant d’énergie au Maire qui s’exécuta aussitôt en pénétrant dans le salon. Après avoir rouvert les rideaux, il servit à son invité une large rasade de cognac et remplit un verre pour lui-même qu’il s’empressa de porter à ses lèvres.

— Qu’avez-vous fait du corps de Joseph ? demanda Gabriel en acceptant l’invitation silencieuse à s’asseoir dans le fauteuil face son hôte.

— Dans la glacière, derrière le manoir. Je vais devoir faire toutes les démarches rapidement et me rendre à Plougasnou pour déclarer le décès.

— Je vous accompagnerai là-bas demain. Il est trop tard pour aujourd’hui. La nuit va bientôt tomber. La créature en a clairement après vous. La question qui se pose est pourquoi.

Accablé, l’homme posa son verre sur le guéridon devant lui et s’accouda à ses genoux. La tête entre les mains, il mit un temps certain à répondre.

— Je n’en sais rien…

— Malversations politiques, détournements d’argent, intimidations, expropriations et j’en passe. Les motifs quand on est un homme politique ne manquent pas…

Le Kerdaniel se redressa comme un diable.

— Je suis un homme politique ambitieux, monsieur Voltz, mais j’ai encore des valeurs auxquelles je tiens ! se rebiffa-t-il.

— Sans doute, mais quelqu’un tente de vous faire payer pour quelque chose en s’en prenant aux personnes qui vous sont proches. Je vous conseille de faire un effort de mémoire avant que la créature ne s’en prenne à…

Des coups violents donnés à la porte les firent tous sursauter. Même Rose censée ne pas les avoir entendus. Instinctivement, elle s’était reculée dans un angle de la porte du salon pour laisser passer Voltz et Le Kerdaniel qui s’étaient levés de concert pour voir qui s’acharnait de cette manière sur le heurtoir de la porte d’entrée. Dans son mouvement, son talon heurta un objet tombé au sol. Agathe dans sa fuite avait laissé tomber sa poupée de porcelaine. Rose la ramassa machinalement sans y porter intérêt. Son attention toute entière était centrée sur la porte que le Maire venait d’ouvrir. En reconnaissant le visiteur impatient, elle expira de soulagement. Pas de villageois en colère, ni de bête, mais un prêtre à bout de souffle aussi rouge que les tentures du salon d’avoir couru sans s’arrêter jusqu’au manoir. Il ne lui fallut pas plus d’une seconde pour repérer la raison de son irruption fracassante. Grégoire ignora l’immortel posté au milieu du vestibule, les poings sur les hanches et la mine furieuse, pour pointer un doigt accusateur en direction de l’adolescente.

— Alors toi ! Je vais te ficeler dans ma cave jusqu’à la fin de cette maudite affaire ! Espèce de tête de…

— Grégoire ! l’interrompit brutalement Gabriel avant que le prêtre furibond ne commette une bévue. Notre jeune ami ne vous entend pas : il est inutile de vociférer de la sorte. Et puis, vous êtes dans une maison en deuil…

La colère du prêtre s’étrangla aussitôt. Son regard interrogatif alla du Maire à Voltz.

— Je serais curieux de savoir où vous étiez pour ne pas avoir eu vent de la nouvelle, lui reprocha ouvertement Gabriel. La bête a attaqué Joseph.

Grégoire blêmit.

— Seigneur… je suis désolé Charles.

Ce dernier se contenta de hocher la tête en refermant la porte derrière le prêtre.

— Monsieur le Maire, nous mettez-vous de rester ici cette nuit ? proposa soudain Gabriel à la plus grande surprise de tous.

Tous,  sauf  leur hôte qui ne cacha pas son soulagement d’avoir un garde du corps pour la nuit.

— Ce sera avec plaisir. Le manoir est pourvu de suffisamment de chambres…

« Et sans doute de fantômes en tout genre », pensa Rose que cette idée n’emballait pas plus que Grégoire. Par réflexe, et pour trouver un semblant de réconfort à cette nouvelle, elle serra la poupée d’Agathe contre sa poitrine. Il y avait plus virile comme attitude, mais le Maire était si absorbé par ses sombres pensées qu’il ne prêtait aucune attention au gamin retranché dans un coin. Sous ses doigts, la robe de soie était d’une telle douceur, que la jeune fille finit par baisser les yeux pour examiner le jouet. Le réconfort que la poupée lui avait très brièvement prodigué s’évanouit à la seconde où Rose en découvrir le visage. Deux orbites noires, où jadis devaient se trouver les yeux de verre, la fixaient. Un indicible malaise la saisit à la gorge en même temps que la sensation d’être observée. Elle leva les yeux vers le palier du premier étage. Agathe l’épiait, debout, au milieu des marches, puis soudain elle fit volte-face et remonta pour disparaître encore une fois dans l’obscurité du premier étage.

Toute reproduction totale ou partielle du texte est interdite sans l’autorisation de l’auteur

Que ceux qui ne peuvent pas mourir lèvent la main – #31

Que ceux qui ne peuvent pas mourir lèvent la main – #31
CHAPITRE 31

Ce ne fut pas sans peine qu’ils parvinrent à se faufiler au milieu de la foule dense qui se pressait pour être au plus près de l’entrée du manoir. Sur les marches du perron, Charles Le Kerdaniel dominait la masse à défaut de la situation. Malgré ses mouvements de bras destinés à apaiser les clameurs, celles-ci redoublaient dès qu’il tentait de prendre la parole. La voix de Jacques Le Bihan supplantait celle des autres. Lorsque Gabriel arriva dans son dos, il se fit un malin plaisir à le bousculer pour lui couper le sifflet. Déséquilibré, l’aubergiste bougonna en prenant appui sur le pilier de pierre au pied des marches et s’apprêtait à répliquer quand il reconnut son client impulsif qui l’avait plaqué contre une table de son établissement. Les deux hommes se dévisagèrent un moment jusqu’à ce que l’attention de Le Bihan soit attirée par les manches de chemise maculées de sang qui dépassaient de la redingote. L’effet fut pour le moins dissuasif. L’autre ne pipa pas mot et s’effaça pour laisser l’immortel gravir les marches. Rose s’empressa d’en faire autant et ne rechigna pas lorsque Gabriel lui désigna le vestibule la maison dont la double porte d’entrée était restée grande ouverte.

Dans l’ombre de l’entrée, elle avait une vue imprenable sur les habitants attroupés et sur les deux hommes qui leur faisaient face. Sans avoir recours aux gesticulations du Maire, l’arrivée de Gabriel sur la scène improvisée du perron intrigua suffisamment pour imposer le silence. D’autant que l’immortel savait y faire. Rose devait admettre que le mot « expérience » à cette minute prenait tout son sens. Se jouant de la réaction de l’aubergiste, il avait défait les premiers boutons de sa veste trop sombre pour que le sang qui la souillait puisse se voir. En revanche, la chemise blanche, qui n’était pas en meilleur état, dissuada les derniers récalcitrants  d’ouvrir la bouche à tort et à travers. Rose se surprit à sourire malgré la situation. C’était du Gabriel tout craché : pas subtil pour deux sous, mais efficace et charismatique.

— Je comprends vos craintes, commença-t-il d’une voix suffisamment forte pour être entendu de tous. Ayez la certitude que monsieur le Maire et moi-même mettons tout en œuvre pour mettre fin à la menace qui rôde autour de votre village…

— Vous l’avez vue ? l’interrompit un homme dans l’assemblée.

— C’est un loup-garou ou une autre créature du diable ? enrichit une femme très vite suivie par une cacophonie de voix.

Voltz leva une main pour calmer le brouhaha.

— Je sais que beaucoup de bruits courent à ce sujet, mais vous ne devez pas céder à de stupides superstitions. Soyons sérieux… La vérité est bien plus rationnelle même si le danger est réel. Les animaux qui sévissent depuis quelques mois dans les environs se sont échappés d’un cirque itinérant près de Morlaix. Les propriétaires n’ont déclaré la fuite de deux grands fauves que récemment. L’un d’eux ne causera plus aucun mal : je m’en suis chargé. Mais le second rode toujours et je vous demande la plus grande prudence. Evitez de vous déplacer seuls et sans arme…

— Quel genre de fauve ? s’enquit l’aubergiste.

— Un lion adulte d’environ 550 livres. Il est affamé et dangereux.

Cachée derrière la porte vitrée, Rose secoua doucement la tête. Ce n’était sans doute pas la première fois qu’il sortait de son chapeau cette version. Il n’y avait aucune hésitation dans sa voix. Et bien qu’assez improbable, elle l’était déjà moins pour la population que deux monstres parcourant la campagne et sembla pour l’heure leur convenir. D’autres questions fusèrent, plus pratiques et plus rationnelles sur l’attitude à adopter en cas de rencontre inopinée avec ce fameux fauve. Gabriel apparut en quelques minutes comme le professionnel à qui ils pouvaient se fier. Le Kerdaniel, pas mécontent pour une fois de s’être fait voler la vedette, se contentait d’opiner de la tête comme si tout avait été convenu depuis longtemps avec le Parisien. Rose se désintéressa rapidement des échanges. Le danger d’une émeute s’était peu à peu écarté et la tension qui la crispait depuis son départ du presbytère commençait à se dénouer.

Curieuse de voir où elle avait mis les pieds, elle commença par balayer du regard le vaste vestibule qu’elle jugea d’emblée trop tape-à-l’œil. Trop de dorures sur les cadres, trop de tentures aux murs, trop de tout. Rose n’avait jamais été habituée au luxe des maisons bourgeoises. La demeure la plus cossue qu’elle connaissait était celle de Gabriel et, là encore, il n’y avait rien de superflu. L’immortel aimait le confort et une certaine forme de sophistication, mais rien d’ostentatoire. De plus, bien que coincée dans une ruelle sombre de l’Ile de la cité, elle était toujours plus accueillante que cette grande bâtisse du bord de mer. Il flottait dans cet endroit une impression désagréable et étouffante qui ne plut pas du tout à Rose.

Au point que pour une fois, elle musela sa curiosité et fut tentée de rejoindre discrètement Voltz sur le perron. Toutefois, elle n’avait pas fait un pas dans sa direction que son attention fut attirée par une plainte derrière elle. Elle s’immobilisa et fixa la porte derrière laquelle semblaient provenir ces sanglots étouffés. Elle hésita, jeta à tour de rôle un coup d’œil vers Gabriel qui continuait inlassablement à donner des détails sur le « fauve » qu’il avait abattu, puis vers l’entrée du salon.

Elle céda à la tentation. A pas de loup, sans quitter du coin de l’œil l’immortel, elle s’approcha des panneaux coulissants entrouverts. Le nez collé dans l’embrasure, elle dut attendre que ses yeux s’habituent à la pénombre de la pièce aux rideaux tirés pour distinguer la jeune fille prostrée, debout, devant un portrait accroché au mur. Elle devait avoir le même âge qu’elle, pourtant elle semblait tout droit sortie de l’enfance. Des anglaises domptaient ses cheveux blonds et encadraient un visage fin que Rose distinguait à peine. Tête baissée, elle avait porté à ses lèvres les mêmes anglaises blondes d’une poupée de porcelaine qu’elle tenait farouchement serrée contre sa poitrine. Vêtue d’une robe blanche trop courte pour son âge, Agathe Le Kerdaniel avait tout d’une apparition fantomatique. Spectre toutefois bien réel  qui n’avait pas perçu la présence étrangère et continuait de sangloter devant une peinture dont Rose ne distinguait que les contours du visage féminin qu’il représentait.

Afin de mieux voir les détails de la scène qui se dérobaient à sa curiosité, Rose fit doucement coulisser une des portes. Ce simple mouvement trahit sa présence. Agathe sortit brutalement de son recueillement étrange. Aussi effrayée qu’un lapin dans la ligne de mire d’un chasseur, elle dévisagea l’intruse qui lui barrait la seule voie pour s’enfuir de la pièce. Pour un peu, Rose faillit oublier ses handicapes supposés pour la rassurer et présenter ses excuses pour son indiscrétion. Elle se ravisa à temps et se contenta de lever les mains en guise d’apaisement. Elle sortit doucement de sa poche de pantalon, un mouchoir qu’elle se contenta de tendre à bout de bras sans bouger du seuil. Agathe Le Kerdaniel la dévisagea, sourcils froncés, serrant toujours contre elle la poupée vêtue de la même robe blanche qu’elle.

— Qui êtes-vous ?

Sa voix surprit Rose tout autant que son apparence. Elle aussi semblait appartenir à une enfant. Fluette et aigue, elle parvint à grand peine jusqu’à Rose, surtout avec le remue-méninge que faisait l’attroupement dehors. L’adolescente jeta un coup d’œil à l’extérieur. De toute évidence, Gabriel et le Maire avait réussi à calmer les esprits. La cour se vidait peu à peu même si certains restaient collés au perron pour obtenir toujours plus d’informations. Concentrant de nouveau son attention vers Agathe, Rose lui signifia par gestes qu’elle ne pouvait pas l’entendre ni lui répondre. La ride entre les deux sourcils quasiment invisibles de la fille du Maire se creusa un peu plus. Pourtant, elle ne semblait plus aussi effrayée et Rose en profita pour faire un pas dans le salon, un sourire bienveillant aux lèvres. Elle s’exposa ainsi un peu plus au regard scrutateur d’Agathe qui la jaugea de la tête au pied. La pénombre jouait en sa faveur. Sans elle, il y aurait fort eu à parier que son déguisement n’aurait pas fait illusion. Mais peu importait à Rose. Malgré l’étrangeté du personnage, quelque chose lui disait qu’elle n’avait rien à craindre de cette adolescente aux allures de poupée de porcelaine au regard triste. Après tout elle aussi avait presque tout perdu : sa mère, sa belle-mère, son frère… Chacune de ces pertes avait jeté comme un voile noir sur ce que Rose percevait comme une enfant autrefois lumineuse.

En tout cas, le sourire de la pétillante rousse était communicatif, car les lèvres fines de la discrète Agathe se retroussèrent imperceptiblement. Un bref moment de complicité silencieuse qui fut soudain brisé par l’apparition de Gabriel derrière Rose. Aussitôt, elle se renferma comme une huître et céda ouvertement à la panique. Elle se précipita vers la porte, bouscula Rose sur son passage et avala les marches de l’escalier comme si elle avait soudain la mort aux trousses.

— Agathe ? la héla son père du vestibule.

Mais il n’obtint aucune réponse. Quelque peu abasourdie par sa réaction, Rose, projetée dans les bras de Gabriel, ignora le regard plein de reproches de l’immortel pour suivre des yeux la frêle silhouette qui disparût très vite dans un tournant de l’escalier.

— Je suis désolé, s’excusa Gabriel à l’adresse du Maire. Mon jeune valet ne se rend pas toujours compte du côté déplacé de ses actes.

Cette fois, ce fut au tour de Rose de le fusiller du regard. Quel culot ! Elle se dégagea sans en avoir l’air de sa main posée fermement sur son épaule et mit une distance raisonnable entre eux. Si seulement ils avaient été seuls, elle lui aurait dit vertement sa façon de penser !

— Tel maître, tel domestique, je dirais…

Surprise, Rose coula un regard vers le Maire et se retint de ne pas le remercier d’avoir exprimé tout haut ce qu’elle ruminait en silence. Il n’y avait aucune animosité dans la voix et l’attitude de Charles. Usé par les événements, l’homme adressa à son interlocuteur un sourire entendu auquel Voltz fit écho.

— Agathe réagit de cette manière avec tout le monde : ne blâmez pas ce jeune garçon. Quoi qu’il en soit, je vous remercie de votre intervention. Je n’aurais pas eu la force de les affronter seul.

— Je vous en prie… La journée a été éprouvante. Je vous avoue que je ne serais pas contre un verre.

— Et moi donc !

L’idée avait redonné un semblant d’énergie au Maire qui s’exécuta aussitôt en pénétrant dans le salon. Après avoir rouvert les rideaux, il servit à son invité une large rasade de cognac et remplit un verre pour lui-même qu’il s’empressa de porter à ses lèvres.

— Qu’avez-vous fait du corps de Joseph ? demanda Gabriel en acceptant l’invitation silencieuse à s’asseoir dans le fauteuil face son hôte.

— Dans la glacière, derrière le manoir. Je vais devoir faire toutes les démarches rapidement et me rendre à Plougasnou pour déclarer le décès.

— Je vous accompagnerai là-bas demain. Il est trop tard pour aujourd’hui. La nuit va bientôt tomber. La créature en a clairement après vous. La question qui se pose est pourquoi.

Accablé, l’homme posa son verre sur le guéridon devant lui et s’accouda à ses genoux. La tête entre les mains, il mit un temps certain à répondre.

— Je n’en sais rien…

— Malversations politiques, détournements d’argent, intimidations, expropriations et j’en passe. Les motifs quand on est un homme politique ne manquent pas…

Le Kerdaniel se redressa comme un diable.

— Je suis un homme politique ambitieux, monsieur Voltz, mais j’ai encore des valeurs auxquelles je tiens ! se rebiffa-t-il.

— Sans doute, mais quelqu’un tente de vous faire payer pour quelque chose en s’en prenant aux personnes qui vous sont proches. Je vous conseille de faire un effort de mémoire avant que la créature ne s’en prenne à…

Des coups violents donnés à la porte les firent tous sursauter. Même Rose censée ne pas les avoir entendus. Instinctivement, elle s’était reculée dans un angle de la porte du salon pour laisser passer Voltz et Le Kerdaniel qui s’étaient levés de concert pour voir qui s’acharnait de cette manière sur le heurtoir de la porte d’entrée. Dans son mouvement, son talon heurta un objet tombé au sol. Agathe dans sa fuite avait laissé tomber sa poupée de porcelaine. Rose la ramassa machinalement sans y porter intérêt. Son attention toute entière était centrée sur la porte que le Maire venait d’ouvrir. En reconnaissant le visiteur impatient, elle expira de soulagement. Pas de villageois en colère, ni de bête, mais un prêtre à bout de souffle aussi rouge que les tentures du salon d’avoir couru sans s’arrêter jusqu’au manoir. Il ne lui fallut pas plus d’une seconde pour repérer la raison de son irruption fracassante. Grégoire ignora l’immortel posté au milieu du vestibule, les poings sur les hanches et la mine furieuse, pour pointer un doigt accusateur en direction de l’adolescente.

— Alors toi ! Je vais te ficeler dans ma cave jusqu’à la fin de cette maudite affaire ! Espèce de tête de…

— Grégoire ! l’interrompit brutalement Gabriel avant que le prêtre furibond ne commette une bévue. Notre jeune ami ne vous entend pas : il est inutile de vociférer de la sorte. Et puis, vous êtes dans une maison en deuil…

La colère du prêtre s’étrangla aussitôt. Son regard interrogatif alla du Maire à Voltz.

— Je serais curieux de savoir où vous étiez pour ne pas avoir eu vent de la nouvelle, lui reprocha ouvertement Gabriel. La bête a attaqué Joseph.

Grégoire blêmit.

— Seigneur… je suis désolé Charles.

Ce dernier se contenta de hocher la tête en refermant la porte derrière le prêtre.

— Monsieur le Maire, nous mettez-vous de rester ici cette nuit ? proposa soudain Gabriel à la plus grande surprise de tous.

Tous,  sauf  leur hôte qui ne cacha pas son soulagement d’avoir un garde du corps pour la nuit.

— Ce sera avec plaisir. Le manoir est pourvu de suffisamment de chambres…

« Et sans doute de fantômes en tout genre », pensa Rose que cette idée n’emballait pas plus que Grégoire. Par réflexe, et pour trouver un semblant de réconfort à cette nouvelle, elle serra la poupée d’Agathe contre sa poitrine. Il y avait plus virile comme attitude, mais le Maire était si absorbé par ses sombres pensées qu’il ne prêtait aucune attention au gamin retranché dans un coin. Sous ses doigts, la robe de soie était d’une telle douceur, que la jeune fille finit par baisser les yeux pour examiner le jouet. Le réconfort que la poupée lui avait très brièvement prodigué s’évanouit à la seconde où Rose en découvrir le visage. Deux orbites noires, où jadis devaient se trouver les yeux de verre, la fixaient. Un indicible malaise la saisit à la gorge en même temps que la sensation d’être observée. Elle leva les yeux vers le palier du premier étage. Agathe l’épiait, debout, au milieu des marches, puis soudain elle fit volte-face et remonta pour disparaître encore une fois dans l’obscurité du premier étage.

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