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Que ceux qui ne peuvent pas mourir lèvent la main – #32

Par Artemissia Gold @SongeD1NuitDete
Que ceux qui ne peuvent pas mourir lèvent la main – #32

 Que ceux qui ne peuvent pas mourir lèvent la main – #32

CHAPITRE 32

— Je vais faire préparer vos chambres, annonça Le Kerdaniel en se dirigeant vers le fond du vestibule à moitié dissimulé par les marches.

Quand il eut disparu, Gabriel invita ses deux comparses à quitter l’entrée glaciale pour le salon chauffé. Une fois les deux autres à sa merci, il fit coulisser doucement les portes en tâchant de contenir au mieux son impatience. Il fit volte-face en tirant sur les deux pans de sa redingote pas tant pour cacher sa chemise maculée qu’il avait exhibée, mais pour se donner le temps de la réflexion. Allait-il coller une fois de plus son poing dans le visage rougi du prêtre ou le laisserait-il d’abord exposer les brillantes raisons qui l’avaient conduit à laisser la calamité rousse seule dans une maison sans surveillance ? Ses deux acolytes avaient tous deux des têtes de coupables. Rose parce qu’elle avait encore mis son nez là où elle n’était pas conviée à le faire et Grégoire pour des raisons évidentes.

— Je ne veux pas rester dans cet endroit ! chuchota Rose en jetant la poupée dans un fauteuil avec un froncement de nez dégoûté. Cette maison et ses habitants me fichent la chair de poule !

— Je suis assez d’accord…, se risqua le prêtre.

— La chose rôde sûrement encore dans les parages. Si vous vous sentez encore assez de souffle pour courir la campagne jusqu’au village, je ne vous retiens pas, mon père, répliqua Gabriel un ton tranchant.

Il fit deux pas dans sa direction.

— Où étiez-vous ? Je vous l’avais confiée ! s’emporta Voltz en maîtrisant le volume sonore de sa voix pour ne pas alerter le propriétaire.

L’ecclésiastique soutint son regard acier, puis avoua sans détour :

— Varga est venu ici. Il m’a donné rendez-vous pour me poser des questions sur vous… et sur Rose. Il sait que vous l’avez amenée avec vous…

Si Gabriel parvint à cacher l’effroi que lui causa cette nouvelle, Rose, elle, ne prit pas cette peine. Le visage livide, elle se rapprocha instinctivement dans l’ombre de l’immortel.

— Je n’ai pu faire autrement que de lui confirmer, mais je lui ai raconté que le gamin avec qui vous étiez arrivé était reparti le lendemain et que je ne savais pas où. Je misais sur le fait que Rose était cachée chez moi et que les villageois ne l’avaient pas revue. Maintenant, tout est fichu ! reprocha-t-il en visant l’adolescente. Si Varga vient les interroger, ils ne tiendront pas leur langue ! Je suis censé lui faire un rapport de tous vos faits et gestes. Ton inconscience nous a tous mis dans le pétrin !

Légèrement en retrait derrière Gabriel, Rose piqua du nez et ne moufeta pas.  Voltz coula un regard dans sa direction. Bien qu’il se soit lui-même énervé contre elle, entendre un autre que lui la sermonner ne lui plut pas le moins du monde. Soudain, l’acte irréfléchi de la gamine ne lui semblait plus aussi aberrant. Après tout, il n’aurait pas réagi autrement à sa place.

— Je dirais que vos mensonges y ont largement contribué également ! la défendit-il à la grande surprise de Rose. Quels sont vos liens avec Varga ?

— J’ai travaillé à ses côtés pendant un an. C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai quitté la Sainte-Vehme. Je ne vous ai pas menti. Je hais cet homme plus que tout, mais le fait est qu’il cherche à vous nuire et que vous ne cessez de lui donner de bonnes occasions ! Pour le moment, il se trouve à Morlaix et attend mes comptes-rendus sur l’enquête. Rose doit partir immédiatement !

La jeune fille, piquée par l’injonction, redressa aussitôt la tête. Pendue aux lèvres curieusement scellées de Gabriel, elle attendit la sentence imminente. Cette fois, elle n’y couperait sûrement pas. L’envie de pleurer et de crier son désaccord la reprit, mais elle n’en fit rien.

— Elle n’ira nulle part.

Sur le coup, elle crut avoir mal entendu. Elle pencha légèrement la tête pour observer le profil de l’immortel, toujours aussi tendu et remonté contre le prêtre qui crut bon d’insister :

— Ne vous entêtez pas ! Je la conduirai moi-même…

— Où, mon père ? s’emporta si soudainement Voltz que l’adolescente en sursauta. Dans ce couvent à Morlaix ? Là, où se trouve Varga actuellement ? Il en est hors de question !

— J’ai d’autres contacts. A Brest, par exemple…

— Rose est sous ma responsabilité, pas la vôtre !

Ses mots le surprirent lui-même. Cela ne lui ressemblait pas d’être possessif. Pourtant, l’intervention de Grégoire lui donnait la désagréable impression d’être dépossédé d’un rôle qui lui revenait : étrange sensation qui le laissa perplexe un instant. En revanche, la principale concernée n’éprouvait pas autant de gêne et se retint surtout de ne pas manifester sa joie de façon plus démonstrative en sautant au cou de protecteur.

— Je vous faisais confiance, Grégoire, et vous venez de me prouver que j’ai eu tort, ajouta ce dernier avec une pointe de regret dans la voix.

Le sourire de soulagement de Rose s’effaça aussitôt. Ne pas finir cloîtrée était une chose, mais voir ces deux hommes qu’elle appréciait remettre en cause leur amitié naissante en était une autre. Le reproche toucha tout autant le prêtre. Grégoire réajusta le col ouvert de son manteau et reboutonna les derniers boutons.

— Comme vous voudrez… Mais ça me navre que vous puissiez penser que j’ai cherché à vous nuire d’une façon ou d’une autre.

Sur ces mots, il passa à la hauteur de l’immortel et se dirigea vers la sortie.

— Vous n’allez pas le laisser partir ! s’inquiéta Rose comme le prêtre traversait le vestibule. Et s’il se faisait attaquer ? Vous aurez sa mort sur la conscience jusqu’à la fin de vos jours… enfin je veux dire… pour toujours.

Buté, Voltz s’était retranché dans sa carapace et se contenta d’un haussement d’épaules indifférent.

— Il ne sera pas le premier ni le dernier à hanter ma conscience…

La porte d’entrée claqua et Rose repartit de plus belle au risque d’être surprise à jacasser par le maître des lieux.

— Arrêtez avec vos sentences mystiques ! Je vous trouve sacrément culotté de lui reprocher d’avoir travaillé pour Varga. C’est le chaudron qui se fout du cul de la poêle ! Lui, au moins, est parti quand il a découvert ce qu’était vraiment votre maudite Confrérie !

Gabriel s’attendait si peu à ce genre de reproche qu’il en resta estomaqué quelques secondes avant de fusiller la gamine du regard. Il réduisit la distance qui les séparait au point de la surplomber. Elle ne se laissa toutefois pas impressionner bien qu’elle dut lever le nez pour soutenir son regard furibond.

— De quel droit te permets-tu de me juger ? Tu ne sais rien de mes motivations et de ce que j’ai vécu !

— Non, tout ce que je sais c’est que vous n’y avez pas votre place et que vous ne devez pas laisser partir Grégoire de cette manière. Rattrapez-le ou c’est moi qui y vais !

Joignant le mouvement à la parole, Rose se drapa dans la cape du prêtre et recula vers la porte derrière elle. Un air de défi plissait ses paupières. Gabriel n’en revenait pas de se faire donner des ordres par la demi-portion qui lui faisait face et se dirigeait lentement à reculons vers le vestibule. Un grognement d’agacement lui échappa. Il s’avança vers elle, passa à sa hauteur et franchit au pas de charge le vestibule. Il ne vit heureusement pas le rictus satisfait de l’adolescente quand il claqua sans douceur la porte d’entrée. L’immortel rumina sa défaite et pesta dans sa barbe jusqu’à ce qu’il aperçoive la silhouette de prêtre. Ce dernier n’avait de toute évidence pas l’intention de s’éterniser en route. Il n’était déjà plus qu’une vague ombre cheminant vers le village. Le soleil voilé avait définitivement capitulé devant les assauts de l’hiver. Un ciel bas déversait ses premiers flocons de neige sur la lande. Gabriel rattrapa le prêtre à quelques centaines de mètres du manoir.

— Grégoire ! le héla-t-il alors qu’il le précédait encore de plusieurs pas.

L’autre l’ignora et poursuivit sa route, empêtré dans cette maudite robe ecclésiastique qui ne lui avait jamais semblé aussi lourde et pénible à porter que ce jour-là. Voltz accéléra encore le pas. Lorsqu’il arriva à sa hauteur, Grégoire pila et se retint un quart de seconde avant de laisser exploser sa contrariété. Il lui fit face et lui colla sans somation son poing dans la figure. Peu surpris par la riposte, Gabriel à peine déséquilibré, porta une main à sa mâchoire brutalisée, un sourire sarcastique aux lèvres.

— Vous m’avez habitué à mieux, mon père.

— J’ai nettement moins d’énergie après avoir cavalé toute la journée pour assurer vos arrières ! Vous n’êtes là que depuis quelques jours : que pensiez-vous ? Que j’allais vous déballer les aspects de ma vie qui me donnent envie de vomir à chaque fois que j’y repense ? Je ne vous ai pas trahi ! Vous vous débrouillez très bien tout seul pour vous mettre dans le pétrin !

Sur ce, Grégoire tourna les talons et reprit sa marche rapide sans attendre de réponse.

— Comment Varga a-t-il su que Rose était avec moi ? l’interpella Gabriel, sans lui emboiter le pas.

Le prêtre s’arrêta de nouveau et se retourna.

— Quand je vous dis que vous êtes très doué pour vous mettre dans le pétrin tout seul, voilà un bon exemple. Embaucher une goule à votre service… Vous êtes complètement irresponsable, Gabriel ! Qu’est-ce qui vous a pris ?

Grégoire se frappa la tempe pour ponctuer son incrédulité. Toutefois, cette dernière était loin d’égaler celle qui venait de s’emparer de Gabriel. Il devait avoir mal compris avec le bruit des vagues qui se brisaient non loin. Il franchit les quelques mètres que le prêtre avait mis entre eux et quand il fut presque nez à nez avec celui-ci lui demanda instamment de répéter.

— Votre gouvernante à Paris… Varga l’a interrogée après votre départ. Certainement, avec les méthodes de la Confrérie. Il n’a pas été long à découvrir qu’elle était une Egarée… une goule…

Devant l’expression éberluée de l’immortel, il demanda bien inutilement :

— Vous ne le saviez pas ?

Non, Gabriel ne le savait pas… Ce n’était pas la première fois que des Egarés tentaient de se rapprocher de lui pour espionner ses faits et gestes. Mais sous leur apparence humaine, ces créatures étaient aussi indétectables que les autres Egarés. Mais ce n’était pas cela qui horrifiait l’immortel. Cette révélation venait de semer un peu plus le trouble dans son esprit. Comment Rose l’avait-elle su ? Il jeta un œil par-dessus l’épaule du prêtre. Bien que les premières habitations du village soient encore loin, il aperçut les lueurs vacillantes de lampes que des hommes promenaient devant eux. Les villageois avaient de toute évidence décidé de prendre en main la sécurité de leur ville. L’intention était aussi stupide qu’inutile, mais au moins, grâce à leur présence, Voltz n’eut aucun scrupule à planter le prêtre au milieu du chemin pour rejoindre au pas de course le manoir.

— Gabriel ! Que se passe-t-il ? le héla Grégoire quelque peu désarçonné par ce départ soudain.

— Rentrez chez vous et n’en sortez plus ! lança l’autre en se retournant à peine.

~*~

Rose s’était laissé conduire à contrecœur à l’étage par la domestique des Le Kerdaniel. Elle aurait préféré rejoindre les deux hommes dehors. Elle l’aurait sans doute fait si au moment de franchir le seuil, elle ne s’était pas fait attraper par le Maire qui, avec un sourire conciliant, l’avait invitée à suivre la vieille femme jusqu’à la chambre qui leur avait été préparée. L’étage du manoir n’avait rien à envier au rez-de-chaussée déjà peu avenant. Les couloirs qui desservaient les chambres étaient aussi accueillants que les caves du presbytère. La lumière naturelle pénétrait à peine à travers les vitraux colorés. Une bonne chose, pensa Rose dont l’imagination fertile tournait à plein régime. Sur tous les murs tapissés de tentures verdâtres étaient accrochés des portraits de famille qui semblaient suivre ses moindres mouvements. Accrochée aux talons de la domestique, désespérément lente, la jeune fille se retenait de ne pas lui mettre son pied au derrière pour lui faire accélérer le pas afin de sortir de ce boyau glacial et – elle en était persuadée- hanté par des âmes perdues.

Après plusieurs bifurcations qui lui firent perdre ses repères, la vieille femme s’arrêta enfin devant une porte et s’effaça pour la laisser passer. Rose respira enfin. Bien que somptueusement meublée, la chambre paraissait presque nue en comparaison du reste de la maison. La domestique repartit rapidement vaquer à ses occupations. Une fois seule, l’adolescente n’osa toutefois pas bouger des abords de la porte et inspecta du regard les lieux. Un imposant lit à baldaquins, orné de rideaux bleu roi, prenait quasiment toute la place de cette pièce tout bleue, haute de plafond, mais de taille raisonnable. A son grand soulagement, aucun tableau ne décorait les murs. Rose se serait très mal vue passer une nuit sous le regard d’ancêtres trépassés. Malgré cela, le malaise qu’elle ressentait depuis son arrivée ne cessait de croître.

Quelle idée saugrenue, Gabriel avait eue ! Pas vraiment rassurée, elle croisa les bras contre sa poitrine. Il faisait froid dans la chambre. Le feu tout juste allumé dans la cheminée n’était pas encore parvenu à chasser l’humidité ambiante. Elle s’en approcha et offrit ses mains gelées à la timide chaleur du bois à peine entamé par les flammes. Par la fenêtre, elle observa un moment la danse des flocons s’intensifiait et brouillait la perspective. Quand elle se fut suffisamment réchauffée, elle s’en approcha pour tenter d’apercevoir les deux hommes en priant pour qu’ils ne se soient pas lancés dans une de leur pitoyable démonstration de virilité. Mais les nombreux détours dans les corridors l’avaient trompée. Alors qu’elle pensait que la chambre donnait sur la cour de la maison, elle fut surprise en voyant les rochers frappés par les vagues en aplomb de l’aile où elle se trouvait. Malgré le temps, la vue était stupéfiante. Son regard erra sur les monticules rocheux qui servaient de barrières naturelles aux assauts de la mer.

Soudain, celui-ci fut attiré par un rocher plus élevé que les autres à une cinquantaine de mètres du manoir. Rose plissa les yeux. Elle crut d’abord à une illusion due à l’averse de neige qui voilait de plus en plus le paysage. Mais très vite, elle se rendit à l’évidence. Debout sur le rocher, à la merci des éléments, se tenait bien une silhouette.

Toute reproduction totale ou partielle du texte est interdite sans l’autorisation de l’auteur

Que ceux qui ne peuvent pas mourir lèvent la main – #32

 
Que ceux qui ne peuvent pas mourir lèvent la main – #32

CHAPITRE 32

— Je vais faire préparer vos chambres, annonça Le Kerdaniel en se dirigeant vers le fond du vestibule à moitié dissimulé par les marches.

Quand il eut disparu, Gabriel invita ses deux comparses à quitter l’entrée glaciale pour le salon chauffé. Une fois les deux autres à sa merci, il fit coulisser doucement les portes en tâchant de contenir au mieux son impatience. Il fit volte-face en tirant sur les deux pans de sa redingote pas tant pour cacher sa chemise maculée qu’il avait exhibée, mais pour se donner le temps de la réflexion. Allait-il coller une fois de plus son poing dans le visage rougi du prêtre ou le laisserait-il d’abord exposer les brillantes raisons qui l’avaient conduit à laisser la calamité rousse seule dans une maison sans surveillance ? Ses deux acolytes avaient tous deux des têtes de coupables. Rose parce qu’elle avait encore mis son nez là où elle n’était pas conviée à le faire et Grégoire pour des raisons évidentes.

— Je ne veux pas rester dans cet endroit ! chuchota Rose en jetant la poupée dans un fauteuil avec un froncement de nez dégoûté. Cette maison et ses habitants me fichent la chair de poule !

— Je suis assez d’accord…, se risqua le prêtre.

— La chose rôde sûrement encore dans les parages. Si vous vous sentez encore assez de souffle pour courir la campagne jusqu’au village, je ne vous retiens pas, mon père, répliqua Gabriel un ton tranchant.

Il fit deux pas dans sa direction.

— Où étiez-vous ? Je vous l’avais confiée ! s’emporta Voltz en maîtrisant le volume sonore de sa voix pour ne pas alerter le propriétaire.

L’ecclésiastique soutint son regard acier, puis avoua sans détour :

— Varga est venu ici. Il m’a donné rendez-vous pour me poser des questions sur vous… et sur Rose. Il sait que vous l’avez amenée avec vous…

Si Gabriel parvint à cacher l’effroi que lui causa cette nouvelle, Rose, elle, ne prit pas cette peine. Le visage livide, elle se rapprocha instinctivement dans l’ombre de l’immortel.

— Je n’ai pu faire autrement que de lui confirmer, mais je lui ai raconté que le gamin avec qui vous étiez arrivé était reparti le lendemain et que je ne savais pas où. Je misais sur le fait que Rose était cachée chez moi et que les villageois ne l’avaient pas revue. Maintenant, tout est fichu ! reprocha-t-il en visant l’adolescente. Si Varga vient les interroger, ils ne tiendront pas leur langue ! Je suis censé lui faire un rapport de tous vos faits et gestes. Ton inconscience nous a tous mis dans le pétrin !

Légèrement en retrait derrière Gabriel, Rose piqua du nez et ne moufeta pas.  Voltz coula un regard dans sa direction. Bien qu’il se soit lui-même énervé contre elle, entendre un autre que lui la sermonner ne lui plut pas le moins du monde. Soudain, l’acte irréfléchi de la gamine ne lui semblait plus aussi aberrant. Après tout, il n’aurait pas réagi autrement à sa place.

— Je dirais que vos mensonges y ont largement contribué également ! la défendit-il à la grande surprise de Rose. Quels sont vos liens avec Varga ?

— J’ai travaillé à ses côtés pendant un an. C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai quitté la Sainte-Vehme. Je ne vous ai pas menti. Je hais cet homme plus que tout, mais le fait est qu’il cherche à vous nuire et que vous ne cessez de lui donner de bonnes occasions ! Pour le moment, il se trouve à Morlaix et attend mes comptes-rendus sur l’enquête. Rose doit partir immédiatement !

La jeune fille, piquée par l’injonction, redressa aussitôt la tête. Pendue aux lèvres curieusement scellées de Gabriel, elle attendit la sentence imminente. Cette fois, elle n’y couperait sûrement pas. L’envie de pleurer et de crier son désaccord la reprit, mais elle n’en fit rien.

— Elle n’ira nulle part.

Sur le coup, elle crut avoir mal entendu. Elle pencha légèrement la tête pour observer le profil de l’immortel, toujours aussi tendu et remonté contre le prêtre qui crut bon d’insister :

— Ne vous entêtez pas ! Je la conduirai moi-même…

— Où, mon père ? s’emporta si soudainement Voltz que l’adolescente en sursauta. Dans ce couvent à Morlaix ? Là, où se trouve Varga actuellement ? Il en est hors de question !

— J’ai d’autres contacts. A Brest, par exemple…

— Rose est sous ma responsabilité, pas la vôtre !

Ses mots le surprirent lui-même. Cela ne lui ressemblait pas d’être possessif. Pourtant, l’intervention de Grégoire lui donnait la désagréable impression d’être dépossédé d’un rôle qui lui revenait : étrange sensation qui le laissa perplexe un instant. En revanche, la principale concernée n’éprouvait pas autant de gêne et se retint surtout de ne pas manifester sa joie de façon plus démonstrative en sautant au cou de protecteur.

— Je vous faisais confiance, Grégoire, et vous venez de me prouver que j’ai eu tort, ajouta ce dernier avec une pointe de regret dans la voix.

Le sourire de soulagement de Rose s’effaça aussitôt. Ne pas finir cloîtrée était une chose, mais voir ces deux hommes qu’elle appréciait remettre en cause leur amitié naissante en était une autre. Le reproche toucha tout autant le prêtre. Grégoire réajusta le col ouvert de son manteau et reboutonna les derniers boutons.

— Comme vous voudrez… Mais ça me navre que vous puissiez penser que j’ai cherché à vous nuire d’une façon ou d’une autre.

Sur ces mots, il passa à la hauteur de l’immortel et se dirigea vers la sortie.

— Vous n’allez pas le laisser partir ! s’inquiéta Rose comme le prêtre traversait le vestibule. Et s’il se faisait attaquer ? Vous aurez sa mort sur la conscience jusqu’à la fin de vos jours… enfin je veux dire… pour toujours.

Buté, Voltz s’était retranché dans sa carapace et se contenta d’un haussement d’épaules indifférent.

— Il ne sera pas le premier ni le dernier à hanter ma conscience…

La porte d’entrée claqua et Rose repartit de plus belle au risque d’être surprise à jacasser par le maître des lieux.

— Arrêtez avec vos sentences mystiques ! Je vous trouve sacrément culotté de lui reprocher d’avoir travaillé pour Varga. C’est le chaudron qui se fout du cul de la poêle ! Lui, au moins, est parti quand il a découvert ce qu’était vraiment votre maudite Confrérie !

Gabriel s’attendait si peu à ce genre de reproche qu’il en resta estomaqué quelques secondes avant de fusiller la gamine du regard. Il réduisit la distance qui les séparait au point de la surplomber. Elle ne se laissa toutefois pas impressionner bien qu’elle dut lever le nez pour soutenir son regard furibond.

— De quel droit te permets-tu de me juger ? Tu ne sais rien de mes motivations et de ce que j’ai vécu !

— Non, tout ce que je sais c’est que vous n’y avez pas votre place et que vous ne devez pas laisser partir Grégoire de cette manière. Rattrapez-le ou c’est moi qui y vais !

Joignant le mouvement à la parole, Rose se drapa dans la cape du prêtre et recula vers la porte derrière elle. Un air de défi plissait ses paupières. Gabriel n’en revenait pas de se faire donner des ordres par la demi-portion qui lui faisait face et se dirigeait lentement à reculons vers le vestibule. Un grognement d’agacement lui échappa. Il s’avança vers elle, passa à sa hauteur et franchit au pas de charge le vestibule. Il ne vit heureusement pas le rictus satisfait de l’adolescente quand il claqua sans douceur la porte d’entrée. L’immortel rumina sa défaite et pesta dans sa barbe jusqu’à ce qu’il aperçoive la silhouette de prêtre. Ce dernier n’avait de toute évidence pas l’intention de s’éterniser en route. Il n’était déjà plus qu’une vague ombre cheminant vers le village. Le soleil voilé avait définitivement capitulé devant les assauts de l’hiver. Un ciel bas déversait ses premiers flocons de neige sur la lande. Gabriel rattrapa le prêtre à quelques centaines de mètres du manoir.

— Grégoire ! le héla-t-il alors qu’il le précédait encore de plusieurs pas.

L’autre l’ignora et poursuivit sa route, empêtré dans cette maudite robe ecclésiastique qui ne lui avait jamais semblé aussi lourde et pénible à porter que ce jour-là. Voltz accéléra encore le pas. Lorsqu’il arriva à sa hauteur, Grégoire pila et se retint un quart de seconde avant de laisser exploser sa contrariété. Il lui fit face et lui colla sans somation son poing dans la figure. Peu surpris par la riposte, Gabriel à peine déséquilibré, porta une main à sa mâchoire brutalisée, un sourire sarcastique aux lèvres.

— Vous m’avez habitué à mieux, mon père.

— J’ai nettement moins d’énergie après avoir cavalé toute la journée pour assurer vos arrières ! Vous n’êtes là que depuis quelques jours : que pensiez-vous ? Que j’allais vous déballer les aspects de ma vie qui me donnent envie de vomir à chaque fois que j’y repense ? Je ne vous ai pas trahi ! Vous vous débrouillez très bien tout seul pour vous mettre dans le pétrin !

Sur ce, Grégoire tourna les talons et reprit sa marche rapide sans attendre de réponse.

— Comment Varga a-t-il su que Rose était avec moi ? l’interpella Gabriel, sans lui emboiter le pas.

Le prêtre s’arrêta de nouveau et se retourna.

— Quand je vous dis que vous êtes très doué pour vous mettre dans le pétrin tout seul, voilà un bon exemple. Embaucher une goule à votre service… Vous êtes complètement irresponsable, Gabriel ! Qu’est-ce qui vous a pris ?

Grégoire se frappa la tempe pour ponctuer son incrédulité. Toutefois, cette dernière était loin d’égaler celle qui venait de s’emparer de Gabriel. Il devait avoir mal compris avec le bruit des vagues qui se brisaient non loin. Il franchit les quelques mètres que le prêtre avait mis entre eux et quand il fut presque nez à nez avec celui-ci lui demanda instamment de répéter.

— Votre gouvernante à Paris… Varga l’a interrogée après votre départ. Certainement, avec les méthodes de la Confrérie. Il n’a pas été long à découvrir qu’elle était une Egarée… une goule…

Devant l’expression éberluée de l’immortel, il demanda bien inutilement :

— Vous ne le saviez pas ?

Non, Gabriel ne le savait pas… Ce n’était pas la première fois que des Egarés tentaient de se rapprocher de lui pour espionner ses faits et gestes. Mais sous leur apparence humaine, ces créatures étaient aussi indétectables que les autres Egarés. Mais ce n’était pas cela qui horrifiait l’immortel. Cette révélation venait de semer un peu plus le trouble dans son esprit. Comment Rose l’avait-elle su ? Il jeta un œil par-dessus l’épaule du prêtre. Bien que les premières habitations du village soient encore loin, il aperçut les lueurs vacillantes de lampes que des hommes promenaient devant eux. Les villageois avaient de toute évidence décidé de prendre en main la sécurité de leur ville. L’intention était aussi stupide qu’inutile, mais au moins, grâce à leur présence, Voltz n’eut aucun scrupule à planter le prêtre au milieu du chemin pour rejoindre au pas de course le manoir.

— Gabriel ! Que se passe-t-il ? le héla Grégoire quelque peu désarçonné par ce départ soudain.

— Rentrez chez vous et n’en sortez plus ! lança l’autre en se retournant à peine.

~*~

Rose s’était laissé conduire à contrecœur à l’étage par la domestique des Le Kerdaniel. Elle aurait préféré rejoindre les deux hommes dehors. Elle l’aurait sans doute fait si au moment de franchir le seuil, elle ne s’était pas fait attraper par le Maire qui, avec un sourire conciliant, l’avait invitée à suivre la vieille femme jusqu’à la chambre qui leur avait été préparée. L’étage du manoir n’avait rien à envier au rez-de-chaussée déjà peu avenant. Les couloirs qui desservaient les chambres étaient aussi accueillants que les caves du presbytère. La lumière naturelle pénétrait à peine à travers les vitraux colorés. Une bonne chose, pensa Rose dont l’imagination fertile tournait à plein régime. Sur tous les murs tapissés de tentures verdâtres étaient accrochés des portraits de famille qui semblaient suivre ses moindres mouvements. Accrochée aux talons de la domestique, désespérément lente, la jeune fille se retenait de ne pas lui mettre son pied au derrière pour lui faire accélérer le pas afin de sortir de ce boyau glacial et – elle en était persuadée- hanté par des âmes perdues.

Après plusieurs bifurcations qui lui firent perdre ses repères, la vieille femme s’arrêta enfin devant une porte et s’effaça pour la laisser passer. Rose respira enfin. Bien que somptueusement meublée, la chambre paraissait presque nue en comparaison du reste de la maison. La domestique repartit rapidement vaquer à ses occupations. Une fois seule, l’adolescente n’osa toutefois pas bouger des abords de la porte et inspecta du regard les lieux. Un imposant lit à baldaquins, orné de rideaux bleu roi, prenait quasiment toute la place de cette pièce tout bleue, haute de plafond, mais de taille raisonnable. A son grand soulagement, aucun tableau ne décorait les murs. Rose se serait très mal vue passer une nuit sous le regard d’ancêtres trépassés. Malgré cela, le malaise qu’elle ressentait depuis son arrivée ne cessait de croître.

Quelle idée saugrenue, Gabriel avait eue ! Pas vraiment rassurée, elle croisa les bras contre sa poitrine. Il faisait froid dans la chambre. Le feu tout juste allumé dans la cheminée n’était pas encore parvenu à chasser l’humidité ambiante. Elle s’en approcha et offrit ses mains gelées à la timide chaleur du bois à peine entamé par les flammes. Par la fenêtre, elle observa un moment la danse des flocons s’intensifiait et brouillait la perspective. Quand elle se fut suffisamment réchauffée, elle s’en approcha pour tenter d’apercevoir les deux hommes en priant pour qu’ils ne se soient pas lancés dans une de leur pitoyable démonstration de virilité. Mais les nombreux détours dans les corridors l’avaient trompée. Alors qu’elle pensait que la chambre donnait sur la cour de la maison, elle fut surprise en voyant les rochers frappés par les vagues en aplomb de l’aile où elle se trouvait. Malgré le temps, la vue était stupéfiante. Son regard erra sur les monticules rocheux qui servaient de barrières naturelles aux assauts de la mer.

Soudain, celui-ci fut attiré par un rocher plus élevé que les autres à une cinquantaine de mètres du manoir. Rose plissa les yeux. Elle crut d’abord à une illusion due à l’averse de neige qui voilait de plus en plus le paysage. Mais très vite, elle se rendit à l’évidence. Debout sur le rocher, à la merci des éléments, se tenait bien une silhouette.

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