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Coincée dans le bus

Publié le 28 avril 2017 par Tetue @tetue
Coincée dans le bus

Au fond du bus, des jeunes chahutent, à se croire en excursion scolaire. Je renonce et reviens sur mes pas, quand le copilote, qui s'exprime dans une langue que je ne comprends pas, me saisit l'avant-bras pour me désigner un siège à l'avant, à côté d'un homme qui replie ses longues jambes de phasme pour me faire meilleure place, m'accueillant d'un sourire poli. Les derniers passagers embarquent, passeports dûment contrôlés. Ceux qui accompagnaient des femmes seules redescendent. Et c'est parti pour plus de 12h de route…

Je visse mon casque sur les oreilles et somnole sur une musique planante, tandis que le jour décline sur les kilomètres qui défilent. On the road again… Une longiligne jeune fille laisse dépasser des pieds merveilleusement ornés d'arabesques de henné, chaussés de babouches dorées et brodées de perles, d'autant plus fascinants que le reste de son corps est intégralement et sombrement voilé. Derrière elle, un homme imposant, en costume beige, s'affaire sur un smartphone à écran géant avec un grand sérieux. Une blonde éblouissante parle russe au téléphone, ponctuant sa conversation de « Da Da Da ». Une mère déballe un sandwich pour l'enfant qui joue sagement à son côté. La vieille berbère, qui est montée au dernier arrêt, soutenue par trois hommes qui sont repartis après l'avoir installée, reste parfaitement immobile sous son châle, agrippée à sa canne. Mon voisin, visage émacié sous la barbe touffue et les grosses lunettes fumées, est plongé dans un épais livre religieux, Bible, Coran, ou Vêda, je ne peux discerner dans la pénombre du bus. Derrière nous, deux blacks tchipent en matant alentour, derrière leurs lunettes de soleil, un jeune couple dort, embrassé, un père veille tendrement sur la petite en robe de princesse qui dort la tête sur ses genoux, sans trouver le sommeil lui-même…

D'habitude, les voyages en autocar sont raisonnablement calmes. Lorsque la nuit tombe, les passagers font spontanément silence, laissant la possibilité au sommeil d'advenir. Mais à l'arrière, bien que la nuit soit noire désormais, ça se hèle d'une rangée à l'autre, ça se défie et ça rit aux éclats. Ça ne parle pas, ça crie. Et ça se montre des vidéos sur les smartphones, volume sonore à fond : des clips de rap et des matchs de foot qui envahissent tout le car. Comme le suggère le logo de leurs sweats à capuche, l'arrière du bus est occupé par une classe sportive de football, soit une vingtaine d'élèves livrés à eux-mêmes. Leur vacarme me pénètre malgré la réduction de bruit ambiant de mon super casque audio. Et tape sur les nerfs. Autour de moi, les passagers sont désormais silencieux. Chacun dans sa bulle linguistique, mutique, attendant le sommeil. Minuit approche. En remontant de la prochaine pause, j'irai voir les ados du fond, pour leur demander de respecter le calme des autres passagers qui, malgré quelques signes d'agacement, n'osent pas intervenir, sans doute à cause de la barrière de la langue.

Mais de retour de pause, j'oublie, distraite par mon voisin qui, ayant reconnu un comparse parmi les passagers, me propose, par gestes, d'échanger les places. J'y gagne au change : contre la fenêtre, je pourrai mieux dormir. Mon nouveau voisin, cinquantaine joviale, s'enquiert de faire connaissance. Il connaît bien le pays de destination, son climat, sa gastronomie et entreprend de m'en édifier. Du barouf qui persiste malgré l'heure avancée, il s'amuse : c'est la testostérone, c'est normal. Je m'abstiens de lui répondre qu'il doit sacrément en manquer, lui, de testostérone, parce que je ne l'entends pas brailler comme les autres « testostéronés » du fond. Pas davantage que les autres hommes du bus. Il est causant, se veut agréable, curieux de ma personne. Un peu trop, puisque je dois lui signifier verbalement que j'aimerais lire maintenant, le livre que je tiens ouvert à la même page depuis un moment, tu vois pas ?

Malgré le casque, j'entends toujours le tapage du fond du bus. Impossible de dormir. Minuit est passé depuis des heures, lorsqu'agacée, je tombe le casque, décidée à aller demander un peu de silence. Une femme, qui a eu la même idée que moi, est déjà dans l'allée, les incitant au calme. Un grand gaillard en jogging, à l'allure bonhomme, barbe blanche, s'interpose, bedaine en avant, face à elle. Le ton monte. Elle réitère la demande, fermement. L'homme s'indigne, lui reproche de manquer de respect et de politesse. Toutes les têtes sont tournées vers l'altercation. D'où je suis, j'interviens soudain, pour rappeler que la politesse serait d'abord de respecter le sommeil des autres. Et, puisque je suis désormais coincée contre la fenêtre, je demande gentiment à mon voisin de me laisser passer, pour ne pas abandonner cette femme seule face à ce groupe de petits gars déchaînés et ce pédant qui s'avère être… leur accompagnateur. Ça craint. Lentement, mon voisin se lève mais, sans quitter sa place, me barre le passage de toute son envergure et répond laconiquement : « non ».

Surprise, je redemande. Il me regarde de haut, en souriant, pas méchamment, juste insupportablement paternaliste. Non. « Pardon ? Et au nom de quoi m'empêcheriez-vous de passer ? » Pour toute réponse, il répète, amusé, « au nom de quoi ? » et éclate de rire.

Entre temps, la femme a appelé le copilote en renfort. La tension est retombée. Tout le monde s'est rassis, moi y compris, par réflexe mimétique, mais stupéfaite et abasourdie.

Dans le demi sommeil qui m'engourdit malgré tout, j'essaye de me rappeler : dans quel pays sommes-nous déjà ? au Maroc ? en Inde ? Quels sont les codes sociaux ? Quelle liberté est ici accordée aux femmes ? Quelles mises en garde faisait mon guide touristique à ce sujet ? Je réalise que, dans cet autocar, je suis la seule femme manifestement seule. Toutes sont, ou étaient, accompagnées : d'hommes les déposant, d'enfants, de copines ou de conjoints, y compris la femme qui réclamait le calme, qui voyage avec deux autres randonneuses à chèche comme elle. Est-ce ce qui a autorisé mon voisin à se comporter ainsi ? Dans une évidence si tacite qu'elle en est pour lui risible, voulait-il simplement combler la place de l'homme, apparemment vacante dans ma vie ? En brimant ma liberté de mouvement, d'expression, voulait-il recadrer l'insubordination d'une femme trop libre faute d'homme pour la contrôler ? Où suis-je ? Une chose est claire : je voyage en pays macho. Le copilote, resté au fond, s'esclaffe désormais avec les trublions, qui continuent d'occuper tout l'espace sonore, parce que les hommes qu'ils sont, quand bien même en devenir, et minoritaires, ont ce droit, tacitement, d'emmerder la majorité silencieuse de cet autobus qui file dans la nuit. Peut-être même, en tant que footeux, sont-ils auréolés comme des dieux, et bénéficient-ils de toute licence.

Mais dans quelle région du monde se déroule ce détestable trajet en bus ? Alors, dans quel pays sommes-nous ? La réponse est évidente. Car les hommes ne briment jamais que les femmes qu'ils considèrent leurs, moins par respect des autres femmes, que par crainte des autres hommes auxquels ils les croient appartenir. Ainsi, mon voisin, ce jovial cinquantenaire qui m'empêche de passer, est-il un brave français qui va passer ses vacances à l'étranger. Ce bus partait de Paris et embarquait avec lui une classe d'apprentis footeux issus d'une banlieue plutôt chic, élevés, fort mal, comme des garçons pourris gâtés. Peu importe le pays, cela aurait pu se dérouler n'importe où : le machisme ne connaît pas de frontières. Et en tant que femme, les pires ne sont jamais les étrangers, mais mes concitoyens.


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