Magazine Société

Retour sur une gifle : de la désacralisation des "relations d'ordre"

Publié le 26 juin 2008 par Hermas

I.- A la suite de l’article que nous avons publié hier sur l’affaire d’Avesnes-sur-Helpe, un lecteur nous adresse le message suivant :

« En fait il semble que, dans l'ordre, l'enfant a refusé puis l'enseignant a alors jeté ses affaires par terre et l'a bousculé. C'est alors que l'enfant l'a insulté, puis a reçu une gifle. Il y a donc eu agression de l'enseignant d'abord. L'enfant n'a fait que répliquer. »

Il n’est pas douteux que ces précisions aient leur importance dans la compréhension des faits. Cependant, le « n’a fait que répliquer », loin de contredire l’analyse que nous avons présentée, nous paraît plutôt la justifier.

La question, pour nous, n’est pas de savoir si l’enseignant a eu tort ou non d’agir comme il l’a fait. Admettons qu’il ait eu tort, qu’il ait, comme disait saint Thomas, « excédé dans le mode », par une réaction disproportionnée, en jetant à terre les affaires de l’enfant qui refusait d’obéir et en le bousculant.

Reste la réaction même de l’enfant, c'est-à-dire de l’injure adressée à l’enseignant. Car c’est cela qui, au fond, est en cause : sans elle, la gifle ne serait pas intervenue. Cette dernière ne serait-elle pas intervenue, d’ailleurs, que le problème serait absolument identique. En soulignant que l’enfant « n’a fait que répliquer », on se situe exactement dans le cadre d’une relation d’égalité. On suppose ici que l’enfant a d’abord été “agressé” ; il n’a fait que se défendre. C’est cette vision des choses qui nous paraît erronée, voire dangereuse. Arrêtons-nous y un instant.

II. La vie sociale est essentiellement constituée de relations. C’est par elles que les hommes tendent à réaliser leurs projets, par elles qu’ils s’efforcent d’aménager leurs espaces de liberté et d’épanouissement.

Ces relations sont mesurées par le droit, qui y introduit de la rationalité et de la mesure, autrement dit de la justice. Mais pas seulement par la loi – n’en déplaise aux intoxiqués du positivisme. Ces relations sont également mesurées par des règles le plus souvent non écrites ou, en tout cas, qui anticipent les règles écrites ou peuvent se passer d’elles et que, faute de mieux, nous appellerons ici des “sacralités” en raison de leur nécessité.

Ainsi du respect : respect d’autrui, respect de sa vie, de ses biens ; respect de la parole que l’on donne, et de celle que l’on reçoit, respects sans lesquels il n’y a pas de vie sociale humaine possible.

Respect aussi de certaines relations d’ordre. Ce sont celles qui nous relient aux personnes âgées, aux anciens, aux sages, à ceux qui savent ce que nous ignorons, aux parents, à ceux qui sont investis d’une autorité légitime, à notre patrie, aux enseignants, aux pauvres mêmes. Il n’y a pas si longtemps qu’il était admis que la femme entrait aussi dans ces relations d’ordre, lesquelles généraient une forme de courtoisie qui lui était réservée, et que l’on appelait la galanterie. Celle-ci commandait notamment de s’effacer devant elle à un passage, de ne pas lui serrer la main comme à toute autre personne, de lui céder sa place assise dans un transport en commun, ou le haut du trottoir lorsqu’on la croisait dans la rue – d’où cette expression : « tenir le haut du pavé », synonyme de privilège et de primauté.

Si le respect d’autrui est en général fondé sur l’égalité, parce que nous honorons en lui ce que nous savons nous être dû à nous-mêmes, le respect des relations d’ordre est fondé, par hypothèse, sur une inégalité implicitement reconnue. Cette inégalité n’est pas quantitative ou matérielle, comme de celui qui possède plus à celui qui possède moins, puisqu’elle intègre les miséreux. Saint Vincent de Paul ne disait-il pas des pauvres qu’ils sont « nos maîtres » ? Cette inégalité est qualitative. Elle résulte d’une richesse humaine particulière que nous honorons en qui la possède, quand nous-mêmes ne la possédons pas et dont nous mesurons la valeur. Il est très étrange, de ce point de vue, qu’il y ait à honorer le pauvre, très étrange et très incompréhensible si nous ne saisissons pas qu’il s’agit là d’un apport original de l’Evangile, qui y puise sa fécondité et son sens. Le respect du pauvre tient à la fois de l’inégalité matérielle qui lui nuit et de « l’option préférentielle » qui le privilégie dans le cœur de Dieu.

Le respect de ces relations d’ordre, intégré dans la moralité, est une condition essentielle de la qualité, de la permanence, de la vérité, voire de la beauté des relations humaines. C’est pourquoi nous les qualifions de “sacralités”, au sens où ce qui est sacré est réputé mis à part, intouchable. L’expérience montre que lorsque l’on y porte la main, cette “désacralisation” entraîne inéluctablement une déshumanisation. La voie la plus ordinaire de les détruire consiste à leur imposer idéologiquement une égalité qui leur répugne essentiellement. Ainsi, il n’y a plus de paternité lorsque les pères sont réduits à n’être plus que des copains de leurs enfants, et c’est toute la société qui en est infantilisée dans ses perspectives et ses comportements. L’égalitarisme féministe a conduit à une perte de respect de la femme et, corrélativement, à celui de la mère, laissant en particulier libre court aux multiples instrumentalisations de la femme-objet.

III.- La désacralisation de la relation d’élève à maître, de celui qui est en état d’apprendre à celui qui est en état de donner, de notre point de vue, est de cet ordre. Cette relation est essentielle dans une société qui évolue par modes d’apprentissages successifs, par traditions de savoirs et d’expériences. Qui ne sait pas ce qu’est d’avoir eu un maître, en quelque domaine ou à quelque degré que ce soit, ne peut évidemment en comprendre l’importance.

Il n’en reste pas moins que cette relation est une condition primordiale de la valorisation du rapport humain au savoir, et du savoir lui-même. Elle facilite son acquisition, en reposant sur le respect et la confiance. Elle doit donc être protégée, et c'est implicitement qu'il est normalement acquis qu'elle doit l'être. Son existence même suppose, voire exige, une certaine crainte révérentielle qui constitue à la fois la condition de son exercice et la garantie de son maintien. L’égalitarisme opéré par le copinage, le tutoiement, l’effacement des hiérarchies et l’illusion platonicienne de ce que les enfants ne sont pas tant en état d’apprendre que de libérer leurs créativités, tout cela ruine la sacralité de cette relation et prive les enfants de son expérience.

Dans le cas qui nous occupe, présenter l’enfant et l’enseignant sur un pied d’égalité pour retenir que le premier n’a fait que répondre au second dans une altercation qui les opposait illustre le fait que l’on raisonne hors du cadre de cette relation, ou qu'on la tient pour inexistante. Dans cette hypothèse, alors oui, pourquoi pas ? L’enfant était en droit de se défendre puisque la réaction première de l’enseignant est jugée être une “agression” en fraude de ses droits. Allons plus loin : une fois la gifle reçue, l’enfant aurait dû ou pu légitimement en retourner une à l’enseignant pour que l’égalité soit respectée. Match nul, balle au centre : l’enseignant n’aurait eu qu’à s’en prendre à lui-même. Les partisans de ces analyses, qui focalisent exclusivement leur jugement sur “l’agression” supposée, seraient assez avisés de réfléchir au fait qu’elles sont transposables en toutes autres relations sociales. Elles le sont, en particulier, dans la relation des parents et des enfants. Ira-t-on, un jour, en désacralisant un peu plus qu'elle ne l'est la relation parents-enfants, jusqu’à légitimer une action en justice de ceux-ci contre ceux-là, au motif qu’ils en auront subi ce qui sera jugé être une “agression” ? Que la vie sociale ait tout à y perdre, rien n'est moins certain.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Hermas 907 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazine