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Erri De Luca : une ode lumineuse

Publié le 08 juin 2017 par Les Lettres Françaises

Erri De Luca : une ode lumineuseUn narrateur. Un homme rude, vivant de peu, avare de mots, attentif au vent, aux pics rocheux comme aux hommes. « Depuis quelques temps, des étrangers désorientés arrivent au village (…). Ils sont cocasses ces Etats qui mettent des frontières sur les montagnes, ils les prennent pour des barrières. Ils se trompent, les montagnes sont un réseau dense de communication entre les versants, offrant des variantes de passages selon les saisons et les conditions physiques des voyageurs »…

Le montagnard se fait alors passeur. On le paye au départ, il rend l’argent lorsqu’il laisse les réfugiés au futur de leurs improbables chemins. La nouvelle se répand par les médias. Le voilà pris dans l’opprobre. Il se défait de cette notoriété importune en quittant son village, sa vie de modeste sculpteur et sa montagne amie pour une ville de plaine, en bord de mer.

C’est là, en quête de travail, qu’il va se trouver confronté à « la nature », celle d’un christ en marbre. « La nature, le sexe, c’est ainsi qu’on nomme la nudité des hommes et des femmes chez moi », explique-t-il au curé qui lui propose de rendre à la statue la nudité originelle du crucifié, pudiquement masquée quelques temps après sa réalisation par un drapé de pierre. Lui, qui jusque-là n’avait sculpté que des cailloux trouvés sur sa route et qu’il vendait l’hiver aux touristes, lui, qui avait réparé ça et là « des doigts, des nez et même une main » doute de ses capacités pour cette restauration, affirmant, péremptoire, qu’il n’est pas un artiste !

La tâche commence. Difficile, énigmatique tant elle se révèle bien plus qu’un travail. Une volonté profane d’approcher avant tout la mort d’un homme. « Avait-il froid ? Il était sûrement parcouru de frissons en perdant sa chaleur en même temps que son sang. Il avait soif… ». Le narrateur scrute, détaille le corps souffrant du christ : à l’approche scrupuleuse de la matière – les mains donnent force aux outils, tremblent dans le doute d’un geste – se mêle la progression vers la douleur de l’autre, jusqu’à la compassion.

Humilité et attention. Les mêmes que pour les statues grecques dans un musée de Naples – comment se représentaient les corps dénudés ? – , les mêmes que pour les êtres de rencontre, personnages sans nom, chacun pourtant lourd de son histoire : le boulanger, le forgeron, le curé, le rabbin, l’enfant mendiant, l’ouvrier musulman…, la femme !
Humilité et attention encore dans une vie simple au jour le jour, les dîners partagés, le travail, la fatigue, le savoir des autres… Tout est nourriture pour ce narrateur qui semble comme poreux au monde. Car dit-il « la divinité ne se trouve pas dans les atmosphères célestes, pauvres en oxygène ». Ajoutant encore « La terre est un organisme vivant, c’est toute la foi qu’il m’est possible » !

Dans l’atelier, transi de froid, blanchi par la poussière de marbre, il lutte pour redonner place à la « nature ». Un corps à corps sans relâche, une intimité méditative pour le sculpteur qui sait que le juste est matrice du beau et que toute quête, fût-elle esthétique, ne vaut que par la spiritualité qui la forge.

Dans ce bref ouvrage qualifié de « roman », Erri de Luca conçoit une trame composite, tressant différentes péripéties autour de la fable métaphysique. Un regard incisif sur l’actualité sociale avec les réfugiés, le travail ouvrier, la pauvreté et un « portrait » aussi ironique que tendre de sa chère ville de Naples. Une romance aigre-douce avec le souvenir d’une femme qui l’a quitté et l’apparition insistante d’une séductrice sibylline. Cette dernière est à l’origine d’un épisode quasi policier qui semble laisser le narrateur indifférent !

Ce narrateur, double fictif de l’auteur, est comme une mise à distance dont se joue Erri de Luca avec un sérieux malicieux : dans sa courte préface, il confesse que l’histoire de la statue voilée lui a été racontée, et il accompagne son narrateur de l’esprit d’un jumeau défunt qui oriente parfois ses pensées.

Voilà presque un conte, où, dans un lyrisme épuré, Erri de Luca interroge le sens du sacré, du geste artistique, comme des liens entre les êtres. Si foi il y a, c’est dans l’humain qu’elle se trouve. Aussi limpide qu’érudit, ce beau roman est une ode lumineuse à la vie et à la pensée !

Claude David-Basualdo


La Nature exposée, de Erri de Luca 

Editions Gallimard, 176 pages, 16,5 €

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