Magazine

FlamencoFestival Esch 2017 : Rencontre avec Rocío Marquez et Jeromo Segura

Publié le 11 juin 2017 par Paulo Lobo

Un voyage cristallin au cœur du flamenco

Rencontre avec Rocío Marquez et Jeromo Segura

Sa voix douce et lancinante résonne encore dans mon âme.Samedi 20 mai, 15 petites minutes rayonnantes en tête à tête avec Rocío Marquez, dans le backstage de la Kufa. La veille au soir, la cantaora accompagnait Jeromo Segura, Miguel Ángel Cortés et Leonor Leal dans le spectacle "Cerca de la orilla". L'une de ces expériences hyper-jouissives auxquelles nous a habitués le FlamencoFestival Esch (FFE). Deux voix, un guitariste et une danseuse dans un récital plein de fougue, de textures et de subtilité. Et une joie évidente pour les quatre artistes de se retrouver ensemble sur la scène pour un voyage cristallin au coeur de la nuit et du flamenco.Je la connaissais sans la connaître. En 2014, son album « El niño » m'impressionnait et m'envoûtait. Je l'écoutais en boucle.Quand j'ai su que Rocío Marquez était au programme de la 12e édition du FFE, mon cœur a sauté de joie. Au fur et à mesure qu'approchait la date du concert, je devenais plus impatient et en même temps j’appréhendais un peu – vous savez, il arrive parfois qu’on soit déçu de découvrir en live un artiste que l’on aime. Dans le domaine du flamenco surtout, on sait bien que c’est le direct qui compte. C'est à ce niveau-là, sur la scène et face à un public, qu’on peut apprécier la pleine mesure d’un artiste.Je vous le dis tout de suite, je n'ai pas été déçu. Au contraire, « Cerca de la orilla » a été une merveille d'émotion, de pureté et de vertige. Mais un vertige maîtrisé, concis, presque introspectif dirais-je, des lentes déambulations entre chant et guitare, ponctuées de véritables lâcher prise étourdissants. Le spectacle conviait à un dialogue entre des sensibilités proches et contrastantes. Et ce qui ressortait surtout au final, c'était la tendre alchimie entre les quatre artistes, en particulier entre Jeromo et Rocío. On sentait une complicité profonde entre les deux chanteurs, chacun étant véritablement à l'écoute de l'autre, chacun puisant dans la voix de l'autre le souffle pour prolonger son expression. Plus loin, plus fort, penche-toi davantage, je te tiens, tu me tiens, la chute est sous contrôle ...FlamencoFestival Esch 2017 : Rencontre avec Rocío Marquez et Jeromo Segura

Les interviews qui suivent ont été réalisées le lendemain. D'abord avec Rocío Marquez, et ensuite avec Jeromo Seguro.

Comment es-tu venue au flamenco?Rocío Marquez: J'ai commencé à chanter à l'âge de neuf ans au sein de la Peña Flamenca de Huelva. C'est à ce moment-là que pour la première fois je suis montée sur une scène pour me produire et chanter devant un public. Mais je chantais déjà à la maison avant cette période, car ma mère chante bien et mon grand-père également. A Huelva, le style le plus typique c'est le fandango, qui est un "palo", un style particulier du flamenco. J'ai donc naturellement commencé à chanter des fandangos. C'était ce qu'on chantait à la maison. A la Peña Flamenca de Huelva, j'ai appris à chanter d'autres styles.En Andalousie, le flamenco est très présent dans la vie des gens. Il trouve sa place naturellement dans beaucoup d'occasions dans la vie culturelle et sociale, par exemple le festival Cruces de Mayo, les "romerías" (pèlerinages), Noël  ou d'autres célébrations, mariages, baptêmes, communions... Il y a toujours quelqu'un pour jouer de la guitare et quelqu'un pour chanter.Je ne voudrais cependant pas tomber dans les clichés - le flamenco ne s'entend pas non plus à tout bout de champ en Andalousie. Cela dépend beaucoup de chaque famille et de chaque situation. Il se trouve que la mienne aimait beaucoup le flamenco et c'est ainsi que depuis petite j'ai été sensibilisée à cette culture et à ce mode d'expression. Mais au fil du temps je suis passée par des phases de rapprochement plus ou moins grand du flamenco. A partir de mes 15 ans, j'ai pu apprendre aux côtés de maîtres que j'admire beaucoup. Je me suis rendue compte alors que le flamenco était ma vocation, ma passion.
Est-ce que tu pensais déjà à ce moment-là en faire ta profession ?Rocío Marquez : Je ne pensais vraiment pas en faire une profession.C'était avant tout une passion, un désir de m'exprimer et d'apprendre. Je ne me suis jamais fixé d'objectifs réellement professionnels ou d'objectifs de carrière, mais les choses se sont produites graduellement au fil du temps. Je me présentais dans différents concours et au fur et à mesure que je remportais certains prix, on m'invitait pour des peñas, à des festivals et à des pièces de théâtre... Je n'avais pas de plan en tête... Le flamenco est un chemin long et un chemin de patience. Fija-te: la première fois que je me suis présentée devant un public, j'avais 9 ans, et maintenant j'en ai 31... Tu vois le temps qu'il faut donner au temps pour qu'on puisse commencer à cueillir les fruits ...
Quels ont été les jalons marquants de ton parcours ?Rocío Marquez: Tout s'est fait petit à petit, de concours en concours, avec beaucoup de travail et de patience. Les très grands moments ont été par exemple en 2008 le prix du Cante de las Minas, dans la catégorie "Lámpara Minera" et dans quatre autres catégories. Ce concours est l'un des plus prestigieux dans l'univers du flamenco. c'est un prix qui m'a ouvert beaucoup de portes. Une autre reconnaissance significative a eu lieu l'an passé dans le cadre de la Biennale de flamenco de Séville: on m'a remis le Giraldillo de la innovation, cela m'a de nouveau donné un grande exposition.
Je me demande si on peut qualifier ta musique de flamenco ...Rocío Marquez : Hier soir avec Jeromo Seguro, on a présenté un récital classique, c'était du flamenco traditionnel sans nul doute, interprété avec notre sensibilité. Cependant, en général il est vrai que beaucoup considèrent que je me situe en dehors des règles conventionnelles du flamenco - alors que pour moi, c'est bien dans la discipline du flamenco que je m'exprime. En réalité, le flamenco est un vaste univers traversé de différents styles, différentes écoles. Il y a des oppositions, des désaccords entre puristes et explorateurs, entre tradition et innovation. Cette notion de "pureté" qui revient toujours dans les discussions autour du flamenco : pour moi, cela veut dire que chaque artiste doit trouver une cohérence entre ce qu'il est, ce qu'il a vécu, et son expression artistique. Je ne peux pas chanter comme si j'avais vécu un conflit. Comme si j'avais vécu des choses que je n'ai pas connues. Je suis née en 1985. Je proviens d'une famille de la classe moyenne; heureusement je n'ai jamais connu la faim. J'ai pu suivre les études que je voulais. Je continue d'ailleurs d'étudier par vocation.Tout cela se reflète dans ma façon de chanter le flamenco. Il en va de même pour un autre chanteur qui a un autre background...Je ne peux pas me contenter de reproduire un modèle avec lequel je ne peux pas m'identifier. C'est intéressant de le connaître, de l'intérioriser et même de l'interpréter à ma façon, par exemple dans le cadre de concours.C'est disons la base de "l'orthodoxie flamenca".Mais pour moi ce n'est là que le point de départ. Il faut pouvoir le développer plus en profondeur.
Cherches-tu des fusions ou des rencontres avec d'autres disciplines, d'autres artistes ?Rocío Marquez: Je préfère le mot rencontre à celui de fusion. J’ai souvent travaillé avec des artistes venant d’horizons différents. Ainsi, pour le spectacle que nous avons présenté à la Biennale de Flamenco de Seville, j’ai travaillé avec Fahmi Alqhai, un gambiste spécialisé dans la musique baroque, disciple de Jordi Savall.
Une façon d'explorer de nouveaux territoires sonores…Rocío Marquez: A un certain moment, il est bon d'ouvrir des perspectives et de ne pas se laisser paralyser par cette notion de « pureté » que certains mettent sur un piédestal.Ça, c'est un discours qui existe depuis la nuit des temps, dans toutes les cultures et styles musicaux. Le flamenco a toujours fait laissé cohabiter innovation avant-garde et le traditionnel.  Et malgré cela, ou précisement grace à cette tension, des evolutions ont toujours eu lieu. Il y a toujours eu deux lignes deux camps qui se conjuguent le traditionnel et l'innovation. L'art n'est jamais perdant avec ce face à face des modernes et des anciens, au contraire il s'enrichit.
J’ai lu que tu poursuis des études universitaires, en parallèle de ta carrière de cantaora … Rocío Marquez: Je prépare en effet une thèse universitaire sur la technique vocale dans le flamenco, que je défends le 3 juillet prochain. Ma génération a la possibilité d'accompagner le flamenco à ce moment crucial où il entre dans le monde académique. En fait, ce n'est que récemment que le flamenco a eu cette reconnaissance solennelle, cette entrée au conservatoire et à l'université.
Est-ce que tu puises avant tout dans le répertoire classique ou est-ce que tu interprètes aussi des chansons d’auteurs contemporains ?Hier soir, pour "Cerca de la orilla", nous avons brodé autour des thèmes traditionnels.Mais mon nouvel album "Firmamento" sorti en avril contient des chansons écrites par des auteurs actuels tels que Christina Rosenvinge et María Salgado, ainsi que des poèmes de Isabel Escudero. Et il y a aussi quelques titres que j'ai composés moi-même.
Comment s'est elaboré ce spectacle « Cerca de la orilla »?Tout est parti de l'invitation de Jeromo Seguro. Il est originaire de Huelva comme moi, on se connaît depuis longtemps et, outre le fait de s'admirer mutuellement sur le plan artistique, nous avons une grande amitié. Quant à Miguel Angel Cortès et Leonor Leal, ce sont d'immenses artistes avec lesquels j'ai déjà souvent travaillé. De fait, c'est la première fois que l'on se retrouve tous les quatre sur une même scène. Ce qui a constitué une expérience extraordinaire.
C'est la première fois que tu participes au FFE...C'est un festival formidable. L'organisation est excellente. Il y a aussi une belle proximité et une attention de tous les instants, on se sent comme à la maison. Et pour ce qui est du public, j'ai ressenti une chaleur que j'ai rarement senti ailleurs. Il y a un immense respect de sa part pour le flamenco. C'est merveilleux.
Dans ton cante, il y a une incroyable "montagne russe" de l'émotion, tu nous entraînes vers des cimes puis vers des plongées abyssales ... Quelle part de spontanéité y a-t-il dans ton interprétation ? Rocío Marquez : Le flamenco a cette faculté de proposer une palette d'émotions richissime, mêlant parfois en un clin d'œil la joie, la fête, l'euphorie, la tristesse, la rage ou encore le désespoir ou la révolte. Au moment de l'interprétation, il est essentiel de connaître cette palette, de savoir l'utiliser, de savoir la déployer en toute authenticité. 

Jeromo Seguro

FlamencoFestival Esch 2017 : Rencontre avec Rocío Marquez et Jeromo Segura

Jeromo, c'est un alliage de talent, de passion et d'humilité. Je l'ai déjà vu à plusieurs reprises à la Kulturfabrik, sur scène, soit comme cantaor accompagnateur, soit dans un cuadro dont il est le meneur; soit encore dans le cadre d'un workshop de cante.
À chaque fois, il émane de lui la même impression de fougue, de sincérité, d'accessibilité... et quand on parle avec lui en face à face, un autre mot nous vient à l'esprit -"générosité" : Jeromo aime le flamenco, il aime en partager l'essence, sans égocentrisme, en regardant très droit et très simplement ceux qu'il a en face de lui.
Peux-tu me raconter la genèse de ce spectacle "Cerca de la orilla"? Jeromo Seguro: En 2014, Rocío et moi avons travaillé ensemble, pour quatre concerts à Huelva, la ville dont nous sommes originaires tous les deux. À la fin du premier concert à Villarrasa, j'ai remarqué que beaucoup de personnes pleuraient. En décembre 2015, on a fait un nouveau concert ensemble. De nouveau,  on a constaté une très forte émotion dans le public. Je pense que notre duo, notre façon de chanter ensemble, véhicule quelque chose de particulier. Probablement parce que nous nous connaissons depuis longtemps, nous sommes tous les deux de Huelva, sommes amis depuis longtemps et nous respectons beaucoup en tant qu'artistes."Cerca de la orilla " a été un concert spécial, parce qu'il n'est pas facile de réussir à être ensemble sur une scène, nous menons des carrières parallèles, ça marche bien pour nous deux heureusement, nous avons donc un agenda bien rempli.Il y a deux ans, les organisateurs du FlamencoFestival Esch m'ont demandé si j'avais une idée de production de spectacle pour le festival. J'ai tout de suite proposé un récital avec Rocío. Parce qu'il existe cette complicité et ce respect entre nous. Et ensuite nous avons eu le bonheur que Miguel Ángel Cortés et Leonor Leal ont pu se joindre à nous.
Le flamenco pour toi, c'est quoi?Jeromo Seguro : C'est une façon de vivre. Je me lève, je me couche, je mange, je marche en pensant flamenco. Je vis pour et à travers le flamenco. Je me lève cantando et je me couche cantando. Je suis né et j'ai grandi dans un univers de flamenco. J'ai deux filles, de huit et cinq ans, et je vois qu'elles suivent le même chemin que moi. Au lieu de jouer à la poupée, elles prennent une guitare ou un cajón et se mettent à jouer et à chanter.C'est ma grand-mère qui a inculqué en moi cet amour du flamenco, elle me chantait les airs traditionnels. Il y a vraiment chez nous cette nécessité de la transmission d'une génération à l'autre.Le flamenco c'est comme une respiration. C'est un don aussi.Quand ma petite était bébé, je lui chantais des refrains et elle restait tranquille.
Tu es pratiquement un habitué du FlamencoFestival Esch ....
C'est vrai, je suis venu souvent... ici, on est accueilli avec hospitalité et on nous fait sentir comme à la maison, comme faisant partie d'une famille.Ce festival est extraordinaire en termes de convivialité : c'est tellement agréable de se mélanger dans la cour à tout ce public merveilleux, discuter, revoir des amis, se faire des selfies ... Ce sont des moments magnifiques et inoubliables.
FlamencoFestival Esch 2017 : Rencontre avec Rocío Marquez et Jeromo Segura
FlamencoFestival Esch 2017 : Rencontre avec Rocío Marquez et Jeromo Segura
FlamencoFestival Esch 2017 : Rencontre avec Rocío Marquez et Jeromo Segura
FlamencoFestival Esch 2017 : Rencontre avec Rocío Marquez et Jeromo SeguraFlamencoFestival Esch 2017 : Rencontre avec Rocío Marquez et Jeromo Segura

Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Paulo Lobo 1390 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte