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Biennale de Venise : sauve qui peut l’art

Publié le 16 juin 2017 par Les Lettres Françaises

Biennale de Venise : sauve qui peut l’artL’art contemporain serait-il la planche de salut d’un monde en perte de repères et qui va mal ? Et, par contrecoup, les formes artistiques suscitées par les fureurs du monde redonneraient-elles un sens à ce qu’on appelle l’art contemporain, et dont, depuis des décennies, on annonce rituellement la fin ? Si le leitmotiv du malaise dans la civilisation n’est ni réellement nouveau, ni propre au monde artistique, il le redevient dès lors qu’un nombre important d’artistes répartis sur toute la planète semble en arriver à des constats communs, et surtout, à faire de leur réaction à cet état du monde, le moteur de leurs recherches.

C’est la tendance que semble en tous cas percevoir Christine Macel, la commissaire de la Biennale de Venise — par ailleurs conservateur en chef du Centre Pompidou — chez les 120 artistes invités de la 57e édition, quand elle explique que, face aux conflits et aux chocs du monde, « l’art reste le seul rempart au moment où l’humanisme est en danger. » Le président de la Biennale, Paolo Baratta, parle lui aussi de cet « humanisme », qui, à travers l’art, « célèbre la capacité de l’humanité à éviter d’être dominée par les pouvoirs qui gouvernent les affaires du monde », et voit dans l’activité des artistes, « un acte de résistance, de libération et de générosité. » Entre les pavillons des Jardins de la Biennale, les entrepôts de l’ancien Arsenal et les dizaines de lieux d’expositions disséminés dans Venise, le visiteur percevra-t-il ces tendances ?

Beaucoup d’œuvres, de performances ou d’installations et, parmi elles, les plus remarquables sont en effet en prise directe avec ce qui semble hanter notre époque : les migrations, les menaces sur la planète, la montée du rejet de l’Autre ou les nouvelles barbaries. Le pavillon d’Afrique du Sud réunit ainsi plusieurs artistes (Candice Breitz, Mohau Modisakeng), qui ont en commun de travailler sur le démembrement de l’identité africaine par l’esclavage, puis par les migrations, à travers plusieurs techniques d’expression, qui vont de la vidéo (une femme en robe noire, allongée au fond d’une barque qui coule, est lentement submergée par l’eau), à des interviews croisées et mises en scène dans le même espace, de femmes chassées de leurs pays respectifs par la répression politique, la famine ou la guerre.

Dans quelle langue parler de notre temps ? L’artiste letton Mikelis Fisers, dont les premières œuvres ont fait scandale dans les années 90, choisit ce qu’il appelle la « déviance ésotérique », en mettant en scène dans d’étranges gravures lumineuses sur bois, des reptiliens et des extraterrestres dans des situations où perce une critique acide et pleine d’humour des valeurs oligarchiques dominantes. Carlos Amorales a, de son côté, créé son propre alphabet — semblable à ces papillons noirs dont il couvre par dizaines de milliers les lieux d’exposition — pour raconter les histoires de conflit entre cultures et pays, entre idéologies opposées, ou bien encore l’histoire de ces familles de migrants lynchées au Mexique, le pays où il est né.

Autre tendance marquée de cette Biennale de Venise, le retour aux arts premiers et à la découverte des toutes dernières populations qui les pratiquent. La tendance n’a rien d’absolument nouveau (le XXe siècle nous a habitués à ces retours aux sources de l’art et à leur réinterprétation par des artistes contemporains) ; ce qui l’est, c’est plutôt l’ampleur du phénomène et le sens qu’on peut lui donner, au moment où les dernières populations dites « primitives » et leurs pratiques vont définitivement disparaître de la surface de la terre. Les œuvres qui s’y réfèrent sont à la fois d’angoissants chants du cygne, en même temps qu’elles opposent frontalement à nos valeurs dominantes une alternative radicale qui questionne ce que nous sommes, en nous appelant à changer de point de vue.

Ainsi, les gigantesques toiles d’araignées tressées par le plasticien brésilien Ernesto Neto, évoquant la luxuriance de la forêt amazonienne, en hommage aux derniers Indiens qui y survivent — tandis qu’un de leurs leaders spirituel célèbre, au cours d’une performance, la communication avec la nature et la chasse aux énergies toxiques destinée à guérir des blessures du monde moderne. Ou encore les vidéos d’Heraclito Ayrson montrant les rituels pratiqués de chaque côté de l’Atlantique — à Gorée et au Brésil — par des hommes frappant les murs de maisons en ruine avec des branches garnies de feuilles dans le but d’éloigner les esprits malveillants.

Biennale de Venise : sauve qui peut l’art
Plus primitif encore, l’artiste japonais Shimabuku confronte des iPhone à des silex de l’époque néolithique de même forme et de même taille, ou bien affûte le couvercle d’un ordinateur Mac comme une lame de hachoir, pour le transformer en ustensile de cuisine. Les vidéos de Juan Downey qui fut, dès les années 60, un précurseur sur ce terrain ethnographique, permettent de mieux saisir le sens de la référence aux peuples anciens. En collectant des images de vie quotidienne dans des tribus indiennes d’Amérique du Sud — chants, mouvements de pirogues, bruits d’eau, rituels de maquillage… — Downey prétendait vouloir s’opposer très directement à la domination des mass média et des valeurs qu’elles véhiculent. Un pavillon de l’Arsenal, est d’ailleurs entièrement consacré à des artistes qui, fidèles à la définition de Marcel Duchamp, réinterprètent la fonction de « shamam » de l’artiste, intermédiaire et porteur des valeurs — y compris politiques — dont la communauté, étendue aujourd’hui à l’ensemble de la planète, semble avoir besoin.

On remarquera l’absence presque totale, chez les artistes exposés à la Biennale, de références à l’univers urbain, à la technologie ou à la publicité qui ont tant marqué la seconde moitié du siècle précédent, notamment dans le pop art, qui en a fourni la langue la plus élaborée. Un peu comme si notre époque avait tellement perdu la croyance dans ses modes de production et de consommation qu’elle ne voyait même plus l’intérêt d’en proposer une critique, ou d’y faire allusion.

Des 84 pavillons nationaux — qui sont trop souvent à l’art contemporain ce que le Concours de l’Eurovision est à la chanson —, on retiendra celui de la Grèce (inquiétant labyrinthe expérimental dans lequel une équipe de chercheurs en biologie mène un projet destiné à améliorer radicalement le sort de l’humanité dans le bon sens), le pavillon central confié au Hongrois Varnai Guula, qui, à travers vidéos et installations, réinterroge les grandes utopies des années 60 comme « remède au pessimiste ambiant », celui de l’Espagne, montrant également à travers des vidéos comment des artistes, en introduisant la pratique de danses collectives en plein air dans des quartiers déshérités, tentent de tracer les contours d’une cité nouvelle, ou celui de la Russie — impressionnantes scènes d’animation projetées à 360° sur une voute nocturne et qui se veulent une métaphore d’un nouvel ordre mondial émergent marqué par l’agression, la terreur, la vie irrationnelle des masses, la réalité virtuelle et les médias sociaux.

Jean-Jacques Régibier


La Biennale de Venise, jusqu’au 26 novembre 2017

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