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14-18, Albert Londres : «Maintenant que la justice a frappé»

Par Pmalgachie @pmalgachie
14-18, Albert Londres : «Maintenant que la justice a frappé» Comment Constantin se soumit Son départ
(De l’envoyé spécial du Petit Journal.) Athènes. (Suite.) Et maintenant que la justice a frappé, ne parlons plus comme elle, redevenons un homme ouvert aux grandes douleurs des hommes et, le cœur tendu, assistons à la scène pathétique du départ du roi. Il devait quitter le 12 à midi. Pendant deux jours encore, à la porte de la capitale, dans son château de Tatoï, il tint embrassés tous ses souvenirs d’enfant, d’homme et de souverain. Un troisième ultimatum, respectueux mais pressant, le réveilla de son dernier rêve et le matin, 15 juin, à 50 kilomètres d’Athènes, dans l’un des plus magnifiques paysages de l’Attique, à Oropos, petite baie de rêve, Constantin XII, à 11 heures 30, droit de corps, chancelant d’âme, s’embarqua. Le jour se leva sur un village et une baie vides. Rien, sinon la majesté de la nature, n’était encore sur la nue ni sur la terre. Une première auto arriva, neuf officiers de marine en descendirent. Ils allèrent s’asseoir sur les marches de l’église. Puis la mer s’anima. Un torpilleur apparut, un second le suivit, tous deux battaient pavillon de France ; ils ancrèrent. Une nouvelle auto amena des dames puis deux autres bateaux venant se ranger entre les deux torpilleurs s’avancèrent. Ceux-là battaient pavillon grec. C’étaient l’Espérine et le Spetsé. La baie ne devait pas se meubler davantage. Ainsi sur la mer restera fixée l’image du départ. Et des autos arrivaient sur la place paysanne. À neuf heures, elles étaient une trentaine. Elles avaient déposé surtout des dames. Ce n’était une foule ni par le nombre ni par l’aspect. Chacune de ces cent personnes était un saint Jean ne voulant pas abandonner le Christ au moment du calice. Des camions apportaient les bagages. La cloche de l’église sonna. Les dames, désirant que Dieu fût présent à ce calvaire, avaient demandé une cérémonie au pope. Les cent personnes entrèrent dans l’église. Un pensionnat de petites filles, en tablier rouge, chanta le Credo. Ces voix étaient une rosée. Les cent fidèles, du roi d’abord et de Dieu après, dans le calme de l’église, cherchaient en dedans d’eux-mêmes à souffrir le plus possible, et ils souffraient. Le chant se tut, le prêtre acheva quelques gestes du culte et subitement les yeux levés et pleins de larmes, les cent, de toute leur voix étranglée, crièrent : « Vive le roi ! » Le cri ne fut pas répété ; ils avaient donné toute leur âme d’une seule fois. L’église se visa. Le roi ne devait venir qu’à 11 heures, il n’en était que neuf et demie. Les dames firent un chemin de fleurs sur la petite jetée où il allait passer. C’est leur cœur qu’elles auraient voulu y mettre. Ces personnes-là ne jugeaient pas : elles aimaient. Des barques françaises poussées par des marins au pompon rouge – les frères des 43 tués le 1er décembre – abordent de temps en temps. Elles assurent un service entre les torpilleurs et l’embarcadère. Tout ce qui se passe est bien élevé, sans bruit, feutré. Les adieux Les femmes du village ont mis leur plus beau voile blanc et se rassemblent. Le pensionnat au tablier rouge se range le long de la jetée. On suit sur la route qui domine les autos qui arrivent. Voilà Zaïmis ! Chacun approche. Puis voici les princes, frères du roi, puis dans un camion les deux valets de chambre de S. M. Ils sont majestueux. Franchement on jurerait que c’est eux que l’on détrône. Puis voici le nouveau roi. Il a l’air étourdi. Au dernier moment, un jeune homme, à la figure retournée, répand encore des fleurs sur le chemin ; il juge qu’il n’y en a pas assez. Les autos royales descendent. Voilà le grand maréchal de la Cour ; il est troublé comme s’il présidait à un deuil cher. Il va reconnaître l’embarcation. Voilà la reine ; elle est insignifiante. Ce n’est plus qu’une simple voyageuse, presque une émigrée avec son voile jaune sur la tête. Voilà la petite princesse. On lui a dit pour qu’elle ne pleure plus qu’on lui ferait suivre son poney ; aussi se tient-elle comme une grande demoiselle qu’elle est. Tout cela est discrètement supporté. Puis un cri s’élève au-dessus de la place, un cri qui est plutôt un grand souffle : « Constantin ! » Constantin dans une auto découverte arrive. L’auto, comme les précédentes, ne va pas jusqu’au bout de la place. Constantin est en toile blanche, casquette blanche avec visière dorée. Il s’est arrêté visiblement frappé par tous ces amis. Il veut les voir encore. C’est pourquoi il ira à pied jusqu’à la jetée. Il se dresse et descend de voiture, on ne voit que lui. La princesse Hélène, sa fille, est bien à ses côtés. Le diadoque est bien à sa droite, mais on ne voit que lui. Son chauffeur a les yeux mouillés. Constantin est debout, appuyé à la portière, il regarde sans voir. Une petite fille à cheval sur un mur agite un bouquet de fleurs. Mais son bras est trop court. Constantin fait quelques pas, lève la main et sans voir prend les fleurs. Puis il revient s’appuyer à la portière. Les cent fidèles qui l’attendaient à cinquante mètres de là accourent. Le jeune homme qui jetait des fleurs se précipite tête nue, le corps, au fur et à mesure qu’il s’approche du roi, se baissant de plus en plus vers la terre. – « Oh ! » fait-il, comme s’il souffrait horriblement et il prend les mains de son roi et il y colle ses lèvres. Le diadoque se met devant l’auto. Il est en civil ; il écarte les bras devant les amis de son père et son geste leur dit : « Soyez raisonnables, allons, c’est assez, l’heure est arrivée. » Des hommes sanglotent. Les dames sont plus réservées. Constantin avance, cinq ou six fanatiques accrochés à lui. Il touche la jetée. Tous tombent à genoux. Il n’y aurait que du silence sans quelques sanglots. Mais un sanglot domine les autres, c’est celui d’une dame qui n’avait pas l’habitude de rencontrer le roi devant tant de monde. En face, les deux torpilleurs battant pavillon français et les deux bateaux grecs battant pavillon hellénique attendent. Au milieu des gens agenouillés, le roi avance. Ce n’est plus : « Vive Constantin ! » c’est : « Constantinos ! Constantinos ! » que l’on crie, que l’on murmure. La douleur    a emporté l’étiquette. Tout à coup Tout à coup ses regards et ceux des agenouillés et ceux de tous les témoins se heurtent, au bout de la jetée, à deux statues, plutôt à deux officiers français en grand uniforme qui ont l’air de deux statues. L’un est le commandant Clergeau, attaché naval, l’autre un lieutenant d’infanterie. Le dos à la mer, face au roi qui vient, immobiles ils attendent. Ils semblent deux spectres rappelant la faute à la minute du châtiment. Constantin descend dans le canot. Quelques désespérés le retiennent par le bras. Le sanglot qui dominait les autres éclate encore. Constantin se dégage. Le canot ronfle. Le jeune homme, qui souffrait tant et lui baisait tant la main, se jette à l’eau. Le canot part : « Constantinos ! Constantinos ! » Le canot s’éloigne. Debout à cent mètres déjà de la terre, il lève sa casquette puis disparaît.
Le Petit Journal, 29 juin 1917
14-18, Albert Londres : «Maintenant que la justice a frappé» La Bibliothèque malgache publie une collection numérique, Bibliothèque 1914-1918, dans laquelle Albert Londres aura sa place, le moment venu. Isabelle Rimbaud y a déjà la sienne, avec Dans les remous de la bataille, le récit des deux premiers mois de la guerre. Et Georges Ohnet, avec son Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, dont le dix-septième et dernier volume est paru, en même temps que l'intégrale de cette volumineuse chronique - 2176 pages dans l'édition papier.

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