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Francis Picabia

Publié le 23 novembre 2016 par Jigece

Debout devant DADA qui représente la vie et
qui vous accuse de tout aimer par snobisme,
du moment que cela coûte cher.

[Manifeste cannibal dada, Francis Picabia]

Francis Picabia naît à Paris le 22 janvier 1879, 82 rue des Petits Champs ; c’est dans cette même maison qu’il meurt, le 30 Novembre 1953 (aujourd’hui rue Danielle Casanova). Durant les soixante-quatorze années de sa vie, Picabia explore la plupart des mouvements artistiques de son temps, un exploit aussi exceptionnel que l’époque elle-même. Picabia a lancé pendant les années qui précèdent immédiatement la guerre de 1914, plus d’idées neuves qu’aucun autre artiste d’avant-garde. Il a été cubiste comme Braque et Picasso, orphique comme Delaunay et il a au surplus inventé l’art abstrait, sans jamais consentir à exploiter systématiquement aucune de ces formules. D’ailleurs, en 1922, il écrivait que « notre tête est ronde pour permettre à la pensée de changer de direction ». C’est ce qu’il fit. Souvent. Pour le meilleur et parfois aussi un peu pour le pire.

De l’impressionnisme au fauvisme…

Enfant unique, François Marie Martinez Picabia est le fils d’un espagnol né à Cuba, Francisco Vicente Martinez Picabia, et d’une française, Marie Cécile Davanne, mariage de l’aristocratie espagnole et de la bourgeoisie française. Picabia a sept ans quand sa mère meurt de la tuberculose. Un an plus tard, sa grand-mère maternelle disparaît à son tour ; l’enfant se retrouve seul avec son père, Consul de Cuba à Paris, son oncle célibataire, Maurice Davanne, conservateur de la bibliothèque Sainte-Geneviève, et son grand-père, Alphonse Davanne, riche homme d’affaires et fervent photographe amateur. Francis échappe à la solitude et à l’ennui de cette « maison sans femme » grâce au dessin et à la peinture.
Une anecdote explique, en grande partie, le futur parcours de Picabia dans la peinture : au jeune Picabia lui faisant part de sa vocation naissante, le grand-père Davanne aurait déclaré en substance : « Tu veux devenir peintre ? Pourquoi ? Bientôt, nous [les photographes] aurons rendu la peinture inutile. Nous reproduirons toutes les formes et toutes les couleurs, mieux et plus vite ! » À quoi son interlocuteur aurait répliqué : « Tu peux photographier un paysage, mais non les idées que j’ai dans la tête. Nous ferons des tableaux qui n’imiteront pas la nature. »
Très tôt, Picabia fait preuve d’une grande indépendance de caractère ; simultanément, son talent artistique s’affirme. Après une scolarité tumultueuse, il commence son apprentissage en 1895 à l’Ecole des Arts décoratifs. Braque et Marie Laurencin sont ses camarades de classe. En 1899 Picabia fait ses débuts au Salon des Artistes Français avec le tableau « Une rue aux Martigues ». Ce n’est qu’après 1902 que commence sa période impressionniste – où il se contente toutefois, de copier les maîtres, Sisley (L’église de Moret) ou Monet (Meules ou Notre-Dame). Il expose au Salon d’Automne et au Salon des Indépendants, ainsi qu’à la galerie d’avant-garde de Berthe Weill. Succès et notoriété ne tardent pas.

Cependant, les conditions dans lesquelles Picabia s’est lancé dans la carrière n’étaient pas de nature à faire naître en lui une haute idée de sa pratique ; au contraire, la soumission de la peinture à des objectifs purement commerciaux et mondains a certainement pu nourrir au moins le début d’une grave mésestime envers elle. Il suffit de présenter le Picabia des débuts en faiseur, en habile pasticheur de certains de ses célèbres précurseurs pour comprendre comment devait se déconsidérer à ses yeux la pratique artistique. Il recycle des procédés, en y mettant d’ailleurs une très grande virtuosité, et puise dans un large stock d’images qui sont en passe de devenir des stéréotypes du paysage impressionniste – parfois en plus totale contradiction avec l’idéologie impressionniste de la vérité et de la sincérité, lorsqu’il fait usage de documents photographiques, de cartes postales plus précisément, comme source directe ou transposée de nombreux dessins et de quelques peintures. De cette première confrontation à l’image mécanique, Picabia semble bien avoir développé une sorte de complexe – le complexe du peintre devant le progrès des techniques qui détermine si profondément cette génération d’artistes, de même nature que celui qui a fait prendre conscience à Duchamp, Brancusi ou Léger, devant la perfection d’une hélice d’avion, du danger d’obsolescence guettant leur art.
Les conséquences de cet état de fait s’observent chez Picabia dans un art qui, non seulement n’arrive pas à marquer suffisamment sa distance et sa différence par rapport aux nouvelles images, mais montre même à leur égard une attirance inavouée, le début d’une fascination coupable. Au point que son auteur commence à en organiser le recyclage, à en faire le point de départ de certaines œuvres, suivant une procédure qui n’en est qu’à ses débuts et qui ira s’amplifiant.

… et au cubisme

La rupture qui intervient dans l’art de Picabia au cours de l’hiver 1908-1909 (alors que sa réputation est bien établie après son exposition à la galerie Georges Petit en 1909), rupture avec son impressionnisme de convention, rupture avec ses marchands, a toutes les apparences d’un sursaut, d’une réaction instinctive de survie : il s’agit ni plus ni moins de sauver la peinture, de se convaincre qu’elle peut être autre chose qu’un exercice de virtuosité pratiqué à des fins commerciales et dévalué par le recyclage de poncifs. Picabia abandonne le passé et la place prestigieuse qu’il y occupe déjà pour s’embarquer dans l’aventure de l’art moderne avec son tableau abstrait de 1909, « Caoutchouc » (faisant sans doute de lui le tout premier peintre abstrait, avant Kandinsky ou Kupka, bien qu’il attende 1912 pour explorer vraiment cette nouvelle voie).
La même année il épouse Gabrielle Buffet, une jeune musicienne d’avant-garde, qui sera pour lui un stimulant intellectuel tout au long de sa vie. Puis, en 1910 Picabia se joint au Groupe de Puteaux de Duchamp-Villon, début d’une amitié qui durera toute sa vie avec Marcel Duchamp, pour qui Picabia est une force libératrice. L’année 1911 est celle de sa rencontre fructueuse avec Apollinaire.

Picabia justifie cette voie abstraite en prenant comme repoussoir la photographie et le type de réalisme qu’elle impliquerait. La photographie, explique Picabia en 1913 à l’occasion de la présentation de plusieurs de ses œuvres à l’Armory Show à New York, a aidé l’art à prendre conscience de sa nature propre, qui ne consiste pas à être un miroir du monde extérieur, mais à donner une réalité plastique à des états d’esprit intérieurs… L’appareil ne peut reproduire un fait mental. Logiquement, l’art pur ne sera pas celui qui reproduira un objet matériel, mais celui qui conférera la réalité à un fait immatériel, émotif. De sorte que l’art et la photographie s’opposent.
La période cubiste (ou orphique, selon la dénomination d’Apollinaire) est ainsi un moment de grâce pour Picabia, qui semble croire en la possibilité d’un art susceptible d’exprimer tous les mouvements de l’âme humaine : je ne peins pas ce que voient mes yeux, je peins ce que voit mon esprit, ce que voit mon âme. Le drame de Picabia sera d’avoir ensuite désespéré de cette âme – et c’est ce qui pouvait arriver de pire au peintre qui avait retrouvé en elle la justification d’une peinture capable d’échapper au réalisme trivial de l’image mécanique. La sorte d’idéalisme auquel il s’était raccroché ou avait feint de se raccrocher n’est bientôt plus de mise : la guerre le rappelle aux plus cruelles réalités, et l’âme reste, avec un certain nombre d’autres croyances illusoires, Dieu, amour, raison, civilisation…, sur les champs de bataille de la Grande Guerre.

New York

C’est le 17 février 1913 que l’Armory Show (Exposition Internationale de l’Art Moderne) ouvre à New York. Picabia s’y rend avec sa femme Gabrielle en tant qu’ambassadeur et porte-parole de l’avant-garde européenne ; il devient tout de suite célèbre. Il expose quatre tableaux de 1912, dont « Danse au printemps » et « La procession de Séville ». À la presse, Picabia explique qu’il « peint son âme sur la toile » et que dans ses tableaux, « le public ne doit pas chercher un souvenir ‘photographique’ d’une impression visuelle ou d’une sensation, mais il doit les regarder comme une tentative pour exprimer le plus pur de la réalité abstraite de la forme et de la couleur considérées en elle-mêmes ». À l’exception des plus éclairés, les critiques sont mitigés, de nombreux journalistes qualifiant ses harmonies de couleurs de « danger pour l’art », de « canular », de « complot ».

[ Mille trois cent œuvres, le tiers venant d’Europe, sont exposées à l’Armory Show : Cézanne, Kandinsky, Munch, V.Gogh, Rousseau, Picasso, Derain, Braque, Gauguin, Duchamp, Seurat, Picabia ; les anciens avec Ingres, Courbet ou Delacroix. Dans un chaos indescriptible se côtoient fauves, cubistes, impressionnistes, symbolistes, expressionnistes, sans le moindre souci didactique d’organisation, sans aucun effort pour rappeler les filiations. Le spectacle est vivement critiqué par le public et la presse comme étant un cirque rempli de monstres et des clowns, mais c’est néanmoins un cirque plein de vie et de couleur, et qui a notamment un grand impact sur les artistes américains : « en une nuit l’art américain est démodé ». ]

Picabia reste finalement 6 mois à New-York. Il rencontre le photographe Alfred Stieglitz et son groupe d’amis, des artistes qui se réunissent à la Galerie 291, où il expose une série de grandes aquarelles réalisées dans sa chambre de l’Hôtel Brevoort. De même qu’il laisse son empreinte dans la ville, New-York marque Picabia de façon indélébile ; son extrême modernité, paradigme de l’esprit de la révolution industrielle, illustre ses idées progressistes : ici, les machines tournent sans répit. « New-York est la seule ville cubiste au monde… la cité futuriste. Elle exprime la pensée moderne dans son architecture, sa vie, son esprit. » Cette nouvelle inspiration le conduit à réaliser des œuvres comme « Danseuse étoile sur un Transatlantique », « Udnie » et les nombreux « New York ».

Après une courte période de mobilisation, Picabia fuit à New York ce qu’il désigne comme l’agonie du monde en vertige et les valses hideuses de la guerre. Il retrouve Duchamp et ses amis de la Galerie 291. Dans un article du New-York Tribune d’octobre 1915, intitulé « Les artistes francais stimulent l’art Americain », Picabia affirme vouloir travailler jusqu’à ce qu’il atteigne « le sommet du symbolisme mécanique ». Dans la revue 291, il publie une série de « portraits-objets » comme celui d’Alfred Steiglitz réprésenté en appareil photographique, le portrait d’une « Jeune fille américaine » vue comme une bougie de moteur (l’allumeuse) et « Fille née sans mère » (quintessence de la machine, créée par l’homme à son image).
A cause de ses excès, des signes de neurasthénie apparaissent, suivis d’une dépression nerveuse. Durant les dix mois qui suivent, Picabia passe son temps entre Barcelone et New York, cherchant à échapper à la guerre. En 1917 Picabia publie son premier recueil de poèmes sous le titre Cinquante-deux miroirs. La même année il publie 391 (en souvenir de la revue de Steiglitz, 291) qui devient le forum personnel de Picabia, dans l’esprit provocateur de Dada. 391 a une durée de vie de sept ans et s’éteint en 1924 après dix-neuf publications.
De retour à Paris en octobre 1917, Picabia voit sa santé se détériorer et sa vie privée s’assombrir. Cette même année, il rencontre Germaine Everling qui deviendra bientôt sa compagne dévouée. L’année suivante, il part en Suisse pour une période de convalescence pendant laquelle ses médecins lui interdisent de peindre. Il entre en contact avec Tristan Tzara et des Dadaïstes de Zurich.

Période Dada

En 1919, après dix ans et quatre enfants, Picabia se sépare de sa première femme et s’embarque pour une nouvelle aventure avec Germaine Everling et les Dadaïstes. Picabia le polémiste publie de nombreux écrits d’avant-garde, en particulier dans la revue d’André Breton, Littérature, dans la revue Dada et dans sa propre revue, 391, et scandalise une fois de plus le Salon d’Automne avec « L’enfant carburateur » et « Parade amoureuse », parmi d’autres, qui sont des exemples de son style mécanique, inédit à Paris.

1920 est la Belle époque pour Dada à Paris : à sa tête, Tristan Tzara, André Breton et Picabia – André Breton qui, le 4 avril 1919, écrivait à Tzara (qui était en Suisse) : « Tuer l’art est ce qui me paraît le plus urgent ». Sous l’influence de Picabia, alias “Funny Guy”, tout devient pour Dada objet de dérision : l’art, les artistes, la religion, le nationalisme. Le Tout Paris danse au rythme de Dada. C’est une année riche en idées, en happenings, en expositions, ouvrages, articles et revues, dont Cannibale, la dernière de Picabia. A la richesse de la poésie dada, il contribue avec Unique eunuque et Jésus Christ Rastaquouère.
Mais des conflits internes apparaissent bientôt. Ce qui a commencé comme un élan de protestation contre l’hypocrisie de tout système créé par les hommes, tragiquement illustré par la Première Guerre Mondiale, devient lui-même un système. C’est une situation intolérable aux yeux de Picabia qui se sépare des Dadaïstes, en particulier de Tzara et Breton, dès 1921. Nouvelle rupture. « Il faut être nomade, traverser les idées comme on traverse les pays et les villes. »

Il n’en cesse pas moins de créer. Avant son départ pour le sud de la France en 1925, qui est encore une autre rupture dans sa vie et son œuvre, Picabia offre encore à Paris quelques scandales mémorables : au Salon des Indépendants de 1921, c’est « L’Oeil cacodylate » et au Salon d’Automne, « Le double monde » et « Les yeux chauds », accompagné de la devise ironique, « L’oignon fait la force ». Des trois œuvres proposées pour le Salon des Indépendants de 1922, seule « Danse de Saint-Guy » est acceptée, ce qui provoque un nouveau scandale. Cette même année, il peint « La nuit espagnole » et « La Feuille de vigne », présentés au Salon d’Automne cette année-là, et comparables dans le style à « Dresseur d’animaux », l’année suivante, où il expose également des toiles optiques comme, « Volucelle » et « Optophone », ainsi que des « Espagnoles » (il en peindra beaucoup durant sa carrière). À un critique qui trouve ce choix ridicule, il répond « je trouve que ces femmes sont belles, et comme je n’ai aucune spécialité en tant que peintre, ni en tant qu’écrivain, je ne crains pas de me compromettre avec elles. Je trouve qu’il en faut pour tous les goûts. Il y a des gens qui n’aiment pas les machines : je leur propose des Espagnoles. S’ils n’aimaient pas les Espagnoles, je leur ferai des Françaises… Oui, je fait la peinture pour la vendre. Et je suis étonné que ce soit ce que j’aime le mieux qui se vende le moins. »
Cette année et la suivante, Picabia s’attèle à ce que l’on nomme les collages dada du début des années vingt, tels que « Femme aux allumettes », composés d’allumettes, de règles, de plumes, d’épingles à cheveux… tout ce qui lui tombe sous la main.
C’est aussi en 1924 qu’est monté Relâche, un ballet instantanéiste de mouvement perpétuel. Relâche est produit par Rolf de Maré et les Ballets Suédois, avec une choréographie de Jean Borlin et une musique d’Erik Satie. Le court-métrage Entr’acte, écrit par Picabia et réalisé par René Clair, sert d’interlude entre les deux actes du ballet burlesque, instantané parfait entre Dadaïsme et Surréalisme.

Les années cannoises

En 1925, Picabia part pour la Côte d’Azur, où il restera 20 ans. C’est l’époque de sa série des « Monstres » (Mi-Carême, Femme au monocle, Les seins), caricatures de sujets empruntés à des peintres classiques, comme « Les Trois Grâces », ou déformations de cartes postales romantiques de l’époque (Les amoureux, 1924).

La notoriété éblouissante de Picabia le suit à Cannes où il s’impose rapidement comme la célébrité locale au Casino et à ses Galas. Les visites fréquentes de ses amis parisiens comme Marcel Duchamp entretiennent sa vie mondaine. Il fait construire le Château de Mai à Mougins, dans les collines derrière Cannes, dans lequel il s’installe avec Germaine Everling, le fils de celle-ci, et leur fils Lorenzo, né en 1919.
C’est alors qu’entre en scène Olga Mohler, une jeune suissesse de vingt ans engagée d’abord comme gouvernante pour Lorenzo. S’en suivra une sorte de ménage à trois jusqu’en 1933 où Picabia s’installe avec Olga sur son nouveau yacht, Horizons II, astucieusement ancré en face du Casino dans le port de Cannes.

Les toiles de cette époque proposent encore un nouveau style, jouant sur les transparences (Rocking-chair, 1928 ; Hera, 1929) – œuvres à l’aspect porcelainé, exécutées dans une technique raffinée, glacis, vernis et multipliant, par système plus que par nécessité, les références aux exemples les plus accomplis de l’art du passé, entremêlées dans un jeu confus de superpositions. Si parodie il y a, celle-ci heurte beaucoup moins frontalement le sens commun que durant la période dada et il est intéressant de constater, à cet égard, que ces tableaux ont trouvé à satisfaire à la fois le goût du rêve et de l’énigme des surréalistes, comme celui d’une nouvelle clientèle mondaine, trop heureuse de pouvoir s’offrir les tableaux plus anodins en apparence d’un artiste à la réputation scandaleuse. L’époque des Transparences est en effet celle au cours de laquelle Picabia renoue avec les fastes de ses débuts – par penchant personnel certainement, mais aussi peut-être par nécessité, sa situation matérielle s’étant progressivement compliquée pendant l’entre-deux-guerres. Il devient alors l’ordonnateur de fêtes brillantes et le pourvoyeur d’expositions qui sont autant de rendez-vous de la haute société, à laquelle il sert la soupe avec une propension au cynisme difficile à évaluer.

Entre 1930 et 1932, Picabia multiplie ainsi les Galas, les voyages à Paris, ainsi que les achats de nouvelles voitures et de nouveaux bateaux : il aurait possédé 127 machines, parmi lesquelles les modèles de luxe de l’époque : Mercer, Graham Paige, Rolls Royce.
C’est aussi à cette époque que Picabia renoue avec Gertrude Stein – écrivain américaine, collectionneuse, protectrice des arts, amie de Picasso du temps des années héroïques. Le soutien moral et intellectuel qu’elle lui donne se transforme en chaleureuse amitié lors des visites annuelles que Picabia et Olga font à Bilignin. En 1932, elle écrit « … les surréalistes sont une vulgarisation de Picabia au même titre que Delaunay et ceux qui l’ont suivi, les futuristes, étaient une vulgarisation de Picasso. » Elle appelle Picabia « le Léonard de Vinci de ce mouvement ». Elle l’estime non seulement parce qu’ils partagent les même vues sur l’art, mais à cause de ses origines espagnoles, fermement convaincue que les seuls peintres importants du XXème siècle sont espagnols, comme Juan Gris, Miró et Picasso car, comme elle l’explique, ils sont doués de toutes ces qualités : « extravagance, excès, cruauté, superstition, mysticisme » et n’ont aucun « sens du temps ».

En 1933, se produit l’inévitable : Germaine Everling rompt définitivement avec Picabia et quitte le Château de Mai (qui sera vendu deux ans plus tard). Après cette période mondaine et mouvementée, Picabia mène une vie plus solitaire et travaille intensément.
Les années suivantes sont marquées par une grande diversité dans l’œuvre de Picabia : toiles naturalistes, figuratives ; nouvelles superpositions dans des dominantes de tons verts ; paysages qui rappellent sa période impressionniste et fauve ; incursions dans l’abstraction géométrique, et enfin un hommage à la Guerre d’Espagne avec le puissant tableau, « La révolution espagnole » de 1937.

Du réalisme au kitsch

À partir de 1939, les ennuis se multiplient. Le train de vie de Picabia s’est considérablement réduit : le yacht et les voitures sont remplacés par un petit appartement à Golfe Juan et un vélo. Et pour la première fois, il vit principalement des revenus que lui assurent la vente de ses tableaux. En 1940, il épouse Olga Mohler (il était divorcé de Gabrielle Buffet depuis 1930 et n’avait jamais épousé Germaine Everling).
Pendant ces années difficiles, Picabia, en dépit de son « incorrigible pessimisme », se raccroche à la vie en peignant des nus et d’autres sujets d’imagerie populaire, mises en scène notamment calquées sur les photographies que mettaient à la disposition du peintre les revues de charme de la fin des années 1930, Paris Plaisir, Paris Magazine, Paris Sex-Appeal, Mon Paris…, dont il reprend les photographies dans leurs caractéristiques les plus brutales : éclairages fortement contrastés, points de vue inhabituels, décadrages. Transposés en peinture, ces effets donnent aux toiles de Picabia leur aspect singulièrement âpre et tranchant, très loin de toute élégance et de toute tentation académique. La couleur, qui est dans ces toiles l’une des seules parts d’arbitraire que puisse s’autoriser Picabia, renforce par les teintes outrées le kitsch de ces mises en scène, très peu bien-pensantes, qui utilisent tous les poncifs d’un érotisme de bas-étage. Mais l’iconographie de ces tableaux est parfois aussi celle de la libération du corps, du naturisme et du développement des loisirs qui avait cours dans l’entre-deux-guerres et que les revues de charme détournaient à leurs propres fins en y cherchant systématiquement le côté scabreux.
Replacées dans leur contexte, celui d’une sous-culture populaire, les effigies picabiennes sont ainsi les proches parentes des pin-up qui apparaissent au même moment dans les derniers collages de Schwitters, avant de passer chez Richard Hamilton et Eduardo Paolozzi et d’entrer dans le répertoire de base du pop art.
Avec de vrais chefs-d’œuvres, comme « Femme au serpent » (1939), « L’adoration du veau » (1941-42), « Femme accroupie » (1942) ou « Femme à l’idole » (1940-43).

Face à la Deuxième Guerre Mondiale, son attitude demeure tout aussi individualiste et provocatrice (à l’égard de la collaboration aussi bien qu’à l’égard de la Résistance), au point que son « esprit dada » et ses positions apolitiques lui créeront des difficultés lors de la Libération et lui vaudront, ainsi qu’à sa femme, d’être mêlé aux « règlements de compte » de l’après-guerre. C’est pendant cette période difficile qu’il est victime de sa première hémorragie cérébrale en 1944.

Dernières années, retour à l’abstraction

En 1945, Picabia est enfin de retour à Paris. Olga et lui emménagent dans l’ancienne maison de famille et s’installent dans l’atelier de son grand-père. Là, de jeunes artistes abstraits – Hartung, Soulages, Mathieu, Ubac, Atlan – viennent lui rendre visite. Toujours plein de ressources, à soixante-cinq ans comme avant, Picabia change encore de cap, abandonnant le réalisme populaire de la guerre pour une forme personnelle d’abstraction, peignant des œuvres importantes telles que « Bal Nègre », en hommage à sa boîte de nuit préférée, « Courage », « Niagara » ou « Oeil poché ». La peinture de Picabia se recentre alors sur un fort contenu de significations à la fois personnelles et universelles qu’il incarne dans un répertoire mi-abstrait mi-figuratif de signes idéographiques, de symboles archaïques et d’images archétypales, où dominent surtout les symboles sexuels plus ou moins éloquents, vulves ou phallus (Ça m’est égal, 1947). L’ensemble est traité dans un style qui témoigne d’un possible intérêt pour les arts archaïques et primitifs, et d’un goût certain pour les surfaces texturées qui renvoie aux tendances matiéristes de la peinture de ce temps. Cette dernière remarque vaut également pour la série des « Points », quasi monochromes seulement habillés de quelques pastilles rondes.
Le printemps 1949 voit le sommet de sa longue carrière : une rétrospective monumentale, « 50 ans de plaisir », est organisée par la Galerie René Drouin. En 1951, il peint ses dernières œuvres.

C’est bientôt le dernier voyage de ce « Christophe Colomb de l’art », comme l’avait surnommé Jean Arp. À la fin de l’année 1951, une artériosclérose paralysante le prive définitivement de sa source vitale, la peinture. Il s’éteint le 30 Novembre 1953. Le 4 Décembre, au cimetière Montmartre, André Breton lui rend un dernier hommage : « Francis… votre peinture était la succession – souvent désespérée, néronienne – des plus belles fêtes qu’un homme se soit jamais données à soi-même… Une œuvre fondée sur la souveraineté du caprice, sur le refus de suivre, toute entière axée sur la liberté, même de déplaire… Seul un très grand aristocrate de l’esprit pouvait oser ce que vous avez osé. »

[Cet article a été rédigé en partie d’après la biographie de Beverly Calte trouvée sur le site officiel de l’ariste.]


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