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Dunkerque

Par Kinopitheque12

Christopher Nolan, 2017 (États-Unis, Royaume Uni, France)

Dunkerque

ÉNIGMES SPATIALES

" Et pourtant il reste un espoir tenace,
nourri de la fantasmagorie même de cette déroute,
de ces pérégrinations somnambuliques -
espoir quand même de traverser la vague,
de trouver une fissure dans ce mur qui s'avance vers nous. "
(28 mai 1940)
Julien Gracq, Manuscrits de guerre, J. Corti, 2011

Dans la ville, un groupe de soldats avance avec prudence, alors que dans le silence tombent du ciel des tracts ennemis à leur adresse : " surrender = survive ". Dans ce plan, la seule perspective d'une rue déserte et sa longue ligne de fuite qui se perd dans la densité du tissu urbain nous installent dans un espace qui semble à la fois vaste et clos. Un soldat pousse une fenêtre laissée entrouverte par le hasard, mais dans la pièce sur laquelle elle donne, rien à se mettre sous la dent ou dans le gosier. Lorsque les troupes sont depuis longtemps sur la route, eau et vivres viennent vite à manquer et une ville abandonnée est souvent l'occasion pour l'armée qui la traverse de grappiller ce qu'une population trop pressée n'a pas emportée. Ici rien à saisir. Du vide à brasser. Pour les soldats alliés pris dans l'étau allemand, Dunkerque dans sa grisaille paraît bien ingrate : pas de garantie, pas encore tout à fait un espoir, éventuellement un sursis. Un espace urbain vide où la mort gagne du terrain.

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Dans la rue, un des soldats suivis se met dans un coin, défait son ceinturon et attrape au vol deux ou trois tracts pour remplacer un autre type de papier. Puis, des coups de feu, pas le temps de se soulager, tout le monde détalle. Mais au bout de la rue, une bifurcation que personne dans sa course droite ne peut atteindre et une barrière coupant la ligne de fuite. L'artère finit par devenir une impasse et la ville figure d'enfermement. Cependant Nolan nous a déjà préparés à ce type d'espaces cloisonnés. Alors pour assurer sa survie, on comprend vite qu'il est nécessaire, non pas de se livrer à l'ennemi, mais plutôt, comme Murphy et Cooper, de s'affranchir des cloisons (Interstellar, 2014). C'est pourquoi, de la section, le seul soldat à ne pas s'effondrer sur le bitume, est celui qui, sa poignée de tracts fourrée dans la chemise (en vue d'un improbable autre répit), saute la palissade, quitte la rue et, toujours sous les feux ennemis, enjambe encore un muret pour finalement accéder à une autre allée et passer une barricade française. Il n'a plus besoin de se faire violence et de forcer le passage, comme si le soldat avait fini par plier l'espace à sa volonté, comme si, maintenant qu'il avait fait ses preuves, les murs de séparation quels qu'ils soient devenaient de simples seuils à franchir. Un Français lui lance " Allez l'Anglais, bon voyage ! ", mais à cause du ton, on entend plutôt " Va à la mort ! ".

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Sorti de la ville, le Tommy (Fionn Whitehead) débouche sur la plage. Nolan lui dégage l'horizon et ouvre tous les espaces. Là l'espoir, ténu, même menacé, est à nouveau perceptible. 400 000 hommes, essentiellement anglais, attendent les bateaux qui leur permettront peut-être de traverser la Manche et d'éviter de mourir sur cette extrémité de continent, dans le sable et l'écume. Sur le front de mer, ces troupes nombreuses attendent une semaine de pouvoir avancer sur le môle et enfin embarquer. Là, Nolan recrée l'attente et l'angoisse suscitée (la trotteuse d'une montre et les sifflements stridents présents dans les moments de grande tension et avec lesquels compose parfaitement Hans Zimmer). Le réalisateur rend également compte de la peur qui saisit les soldats aux tripes à chaque fois qu'un avion de la Luftwaffe plonge sur eux. De même chaque bombe larguée, chaque vaisseau torpillé déchire les corps et sème un chaos inouï. Mais le réalisateur ne s'en tient pas aux plages et à la jetée. Il dédouble le récit et, de façon alternée, suit aussi la journée d'une petite embarcation de plaisance partant de Douvres et venant se mêler à la tempête humaine. Le Moonstone (reliquat stellaire ?), conduit par M. Dawson et son fils (Mark Rylance et Tom Glynn-Carney), a répondu à l'appel du gouvernement avec des dizaines d'autres little ships afin d'aider au rapatriement des soldats. Enfin, le réalisateur tisse une troisième intrigue autour des deux autres et investit les airs. Il nous offre les points de vue de deux pilotes de la Royal Air Force (Jack Lowden et Tom Hardy) qui une heure durant (le temps que permettait un plein de carburant dans un avion anglais) s'efforcent à bord de leurs Spitfire de protéger les navires et les troupes au sol.

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Pour raconter l'évacuation des armées alliées depuis Dunkerque en mai 1940, Christopher Nolan choisit donc de mêler trois intrigues aux caractéristiques temporelles différentes et donc d'articuler son montage autour de trois espaces-temps différents. En vérité, il ne fait que répéter par le montage la proposition faite avec Tommy dans la première séquence : s'affranchir des cloisons pour sauver sa peau, lier l'ensemble pour rendre compte d'un " miracle " (" a miracle of deliverance " dans le discours de Churchill).

Ainsi, les navigateurs, les pilotes et les soldats, haut-gradés ou non, sur le môle, sans se connaître ni directement échanger, contribuent à mettre en place un réseau ouvert dans lequel les espaces qu'ils occupent sont très bien reliés : où l'on surveille anxieux la mer et les airs depuis la terre, où l'on protège la mer et le sol de là-haut, où secoué par les vagues on reste attentif à ce qu'il se passe au-dessus tout en gardant le cap sur les côtes françaises. Les champs contre-champs, les plongées et les contre-plongées pour filmer les mêmes lieux, même si les plans ne se succèdent pas et semblent éparpillés au montage, aident à faire tomber les barrières et ouvrent justement les espaces aériens et maritimes augmentant, au-delà du son et de la claustration d'autres scènes, la sensation d'immersion. En outre, par ces espaces reliés, Nolan lie des temps différents (quoiqu'ils peuvent aussi concorder ponctuellement lors d'incroyables pics de tension). Le montage alterné des trois lignes temporelles combine par conséquent les plans d'un présent (les scènes aériennes ont le plus d'avance puisqu'elles rapportent la dernière heure que l'on peut donc considérer comme un présent) avec ceux d'un passé au sol (une semaine au plus loin) et d'un passé proche en mer (la journée), des plans qui tous communiquent parfaitement entre eux et pourraient appartenir à une même unité sur pellicule, scène ou séquence (il y a comme dans , 2010, emboîtement des espaces-temps : l'heure dans la journée dans la semaine ; quoique l'on préférera cette fois éviter l'expression, parce que cet " emboîtement ramène à l'idée d'enfermement qui gêne plutôt notre propos). Car la grande originalité du film, et ce pourquoi nous parlons d'un effacement des cloisons spatiales et temporelles, c'est de longtemps faire croire à la simultanéité de ces événements, à la multiplication en un même temps des différents points de vue et donc, à l'instar des soldats qui tous se battent contre un même ennemi mais sur des fronts différents, de nous faire croire à leur unité. Et, pour les armées, croire encore en leur unité dans une pareille situation de débâcle, c'est déjà reconquérir un espoir. C'est le cœur même du discours de Churchill, We shall fight on the beaches, prononcé à la Chambre des communes à la fin de la bataille de Dunkerque, le 4 juin 1940.

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Sans cloison, le labyrinthe pourtant demeure et certains personnages dédoublés s'y perdent. On ne s'étonnera pas de trouver parmi eux " le soldat tremblant " (Cillian Murphy) traumatisé par l'enfer traversé et, alors qu'il vient d'être sauvé par le Moonstone, épouvanté à l'idée de devoir retourner sur les plages. Pour les centaines de milliers d'autres soldats coincés, les parois du dédale sont invisibles mais pas moins réelles : les armes de l'ennemi sur leurs flancs depuis les dunes, les vagues d'aéronefs hostiles écrasant de leurs assauts les hommes au sol... Certains tentent malgré tout la ligne droite par leur propre moyen et se perdent dans les flots. Tommy, Alex ou Gibson (Harry Styles et Aneurin Barnard) essayent d'autres voies : d'abord en profitant d'un blessé sur un brancard lors de la course vers le môle à l'extrémité gauche de la plage, puis avec une section croyant trouver une solution dans un chalutier échoué sur l'extrémité droite. D'un côté ou de l'autre, ces tentatives, sources de claustrations nouvelles, mettent en évidence la structure à impasses de ce labyrinthe ouvert. De plus, à cet espace rempli d'énigmes, où toute avancée vers les côtes anglaises paraît compromise, s'ajoutent le flux et le reflux des marées et le retour des corps, ceux étourdis et désorientés qui viennent d'échapper au feu, ceux sans vie qui viennent embarrasser les autres.

Avec Dunkerque, il est inutile de reprocher à Christopher Nolan les libertés prises avec l'histoire ou les omissions concernant par exemple le rôle des Français dans la bataille. Nolan fait un film de guerre comme il utilisait le contexte scientifique dans Interstellar. Le genre n'est absolument pas la fin. Ce qui importe ici, comme toujours chez le cinéaste, c'est la structure et le traitement des espaces qui en dépend (et on peut lier pour cela Dunkerque à Full metal jacket de Kubrick, 1987). C'est en tout cas, sans occulter sa capacité à fondre l'ensemble dans un spectacle intégral, ce qui nous passionne dans ses propositions de cinéma. Des énigmes spatiales et un nouveau labyrinthe donc : celui de la mise en scène à travers des espaces variés et des points de vue éclatés, que vient densifier un montage fragmenté. Des soldats acculés qui devront croire, malgré leur concurrence pour la survie, en leur unité. Des hommes soit-disant condamnés qui devront croire que nulle barrière, nulle cloison, fusse-t-elle invisible, ne demeure infranchissable.


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