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Par Julien Leray @Hallu_Cine

Pour Kim Man-seob, chauffeur de taxi à Séoul, tout se monnaie, tout se paie. Les courses qu’il facture bien sûr à ses clients, tout autant que ce qui pourrait relever (normalement) du service bienveillant. Notamment lorsqu’il doit amener en urgence à l’hôpital une femme sur le point d’accoucher. Il n’y a pas de petits profits, surtout lorsque travailler à longueur de journée permet à peine de payer le loyer.

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Père célibataire d’une petite fille de onze ans depuis le décès de sa femme, Kim Man-seob n’a qu’un seul objectif, pour lequel il est prêt à travailler très dur : subvenir aux besoins de sa progéniture.

Dans le même temps, les manifestations étudiantes et syndicales contre la loi martiale instaurée par le régime du général Chun Doo-hwan (arrivé au pouvoir à la faveur d’un coup d’état le 12 décembre 1979) prennent de l’ampleur dans les rues de Séoul. Cette loi martiale, au début uniquement appliquée dans la capitale, est alors généralisée à l’ensemble du pays. Nous sommes à la mi-mai 1980 : le Soulèvement de Gwangju, métropole du sud-ouest sud-coréen, révolte populaire contre la dictature, est sur le point de débuter.

Kim Man-seob, lui, n’en sais rien. Ou ne souhaite pas le savoir. Mal aidé il est vrai par une presse contrôlée, ne laissant rien fuiter des événements et de la répression en cours. En l’état, les manifestants ne sont pour lui rien de plus que des fainéants se plaignant la bouche pleine, incapables d’apprécier à sa juste valeur le fait de vivre en Corée, en comparaison d’autres pays nettement moins bien lotis (convoquant alors à l’envi son expérience de chauffeur de taxi en Arabie Saoudite).

C’est donc par appât du gain et dans la plus complète ignorance qu’il va doubler l’un de ses concurrents afin de toucher les dix-mille wons qu’est prêt à payer un journaliste allemand, Peter, tout droit venu du Japon afin d’aller obtenir des preuves de ce qui se passe à Gwangju.

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Le contexte social et politique dépeints, ses deux personnages principaux posés, Jang Hoon, le (jeune) réalisateur du film, a dès lors définitivement enclencher la marche avant, et troquer graduellement la comédie des premiers instants pour glisser vers l’horreur et l’inhumain le plus glaçant.

Un basculement qu’il va opérer subtilement, dans le ton comme dans la forme. Ouvertement comique, le premier tiers d’A Taxi Driver est avant tout dicté par la bonhommie de Kim Man-seob, aussi bourru qu’attachant, dont la roublardise et les difficultés à comprendre l’anglais donnent notamment lieu à des échanges avec le journaliste allemand tout à fait savoureux. Portée quasi-exclusivement par le seul Song Kang-ho, une nouvelle fois impeccable dans une partition qu’il affectionne particulièrement depuis Memories of Murder de Bong Joon-ho, cette introduction va donner un la enchanteur (mais tout aussi trompeur) quant à la suite des événements.

Dans cette dynamique, le taxi a lui-aussi voix au chapitre. Délicieusement rétro, d’un vert-jaune pétant éclatant, la voiture fétiche de Kim Man-seob (dont il prend presque davantage soin que de sa propre fille, pourtant sa « princesse ») traduit également une certaine insouciance, ainsi qu’une certaine idée nostalgique du bon vieux temps. La lumière chaleureuse des débuts et ces couleurs pleines de vie sont pour beaucoup dans l’atmosphère légère qu’instaure Jang Hoon, en complet décalage avec ce que l’on peut voir à l’arrière-plan (les soldats sud-coréens dispersant – seulement pour l’instant – des manifestants), ainsi qu’au travers des informations qu’a Peter à sa disposition.

On rigole à gorge déployée, mais on le pressent déjà : tout cela ne va pas durer. Et le point de bascule redouté ne va, de manière implacable, pas tarder à arriver.

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Dans la pure tradition du cinéma sud-coréen quant à sa maîtrise de la rupture de ton, Jang Hoon va ainsi sans crier gare mettre toutes les pièces en place pour que se déploient les atours d’une tragédie des plus noires.

À partir de l’arrivée de Kim Man-seob et du journaliste à Gwangju, et à mesure que le premier prendra conscience de la réalité à l’œuvre en ces lieux, le rayonnement précédemment mentionné va laisser place à un durcissement des teintes et des nuances, plus ocres, grisâtres, et poussiéreuses, donnant aux rues de Gwangju, contrairement à Séoul, un parfum sans équivoque de conflit et de destruction.

Les habitants font face à l’armée par centaines, dans des mouvements de foule impressionnants et visuellement convaincants. Jang Hoon utilise à dessein le confortable budget mis à sa disposition (on parle d’une quinzaine de millions de dollars) pour traduire l’ampleur de la contestation, donnant lieu à des séquences d’affrontements urbains immersives et éprouvantes. Usant peu de la caméra à l’épaule au profit d’un découpage très travaillé des plans et de leur enchaînement, Jang Hoon s’attache à constamment proposer des actions d’une grande clarté. Pour ne rien cacher, tout en maintenant une certaine efficacité.

Ne rien cacher, les maîtres-mots d’A Taxi Driver. Au-delà de ses dimensions comiques et tragiques, sa force tient ainsi avant tout en sa maitrise d’une charge politique vibrante, jamais manipulatrice, jamais larmoyante.

S’il ne réussit pas toujours à éviter une certaine simplicité quant à la psychologie des personnages gravitant autour des deux principaux (les habitants de Gwangju sont majoritairement dépeints comme prévenants et bienveillants, là où ceux à la solde du gouvernement et de ses agents sont forcément affreusement méchants), Jang Hoon ne sombre jamais pour autant dans la facilité, en inscrivant les agissements et réactions de chacun dans la logique même de la progression narrative de son récit.

Quelles que soient leurs décisions, celles-ci participeront naturellement à mettre en exergue l’extrême difficulté, et par là même le miracle que cette fuite a pu représenter, d’avoir pu obtenir et exfiltrer des images filmées (au nez et à la barbe du gouvernement sud-coréen) de cette ville entièrement cernée et contrôlée, meurtrie dans sa chair et dans ses idées.

Un acte héroïque qui achèvera de mettre en lumière l’émouvante humanité de Kim Man-seob, la détermination d’abord ambiguë (opportunisme journalistique ou véritable engagement contestaire, Jang Hoon laisse planer le doute, au moins au début) puis sincère et non feinte de Peter, mais surtout l’extrême solidarité de celles et ceux qui donneront tout (même leur vie) pour que la vérité quant aux exactions commises par la dictature en place éclate et soit révélée aux yeux du monde.

L’occasion pour Jang Hoon de démontrer toute son adresse dans la gestion du suspense et de la tension, excellant aussi bien dans l’étroitesse des dédales urbains que dans les séquences de courses-poursuites mises en scène elles-aussi avec soin. Tout en jouant adéquatement sur les expressions tout en nuances et en non-dits de ses personnages filmés en gros plan : on s’y identifie, on s’y attache, et l’on craint instantanément pour leur (sur)vie.

Le metteur en scène a déclaré qu’A Taxi Driver était pour lui une façon de demander pardon à toutes celles et ceux qui étaient là lors du Soulèvement de Gwangju. Pardon pour ne pas avoir souvenir des événements (il avait alors à peine cinq ans), pardon aussi pour le fait que cet épisode historique et tragique soit tu et finalement assez méconnu, même en Corée.

Difficile alors de voir dans le traitement des protagonistes principaux, Kim Man-seob et Peter donc, mais aussi les chauffeurs de taxi, ou encore le jeune Jae-sik (étudiant au coeur pur de Gwangju), autre chose qu’une profonde marque de respect. Ça ne permet certes pas de tout excuser quant à l’unidimensionnalité du portrait brossé, mais la sincérité manifestée n’a aucun mal à tout emporter.

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Là où Jang Hoon en revanche impose sa patte sans ambages, c’est bien dans son choix plutôt bien vu de traiter le Soulèvement de Gwangju par le prisme de l’extérieur. Afin de renforcer la sensation d’isolement de la ville, à l’international, mais surtout au sein-même de la Corée, Hoon va constamment opposer Gwangju et Séoul, faisant à la fois de Peter mais aussi de Kim Man-seo les étrangers dont viendrait le salut aux yeux des habitants, et le danger pour les agents du gouvernement.

Outre le portrait sociétal dressé efficacement en deux temps trois mouvements, ce parti-pris a aussi le mérite de mettre en exergue l’importance fondamentale de la solidarité et de « l’étranger » pour ébranler le système, le mettre à mal et, in fine, le faire plier.

A posteriori, après avoir lu et s’être documenté sur les années quatre-vingt en Corée du Sud, c’est peut-être ce tout dernier point que l’on pourrait malgré tout reprocher à Jang Hoon, tant la conclusion du film, présentée comme ferme et définitive, s’avère finalement en décalage avec la réalité historique, et le nombre d’années effectives qui auront été nécessaires, après le Soulèvement de Gwangju et la diffusion des images de la répression, au renversement de la dictature et à l’affirmation de la démocratie sud-coréenne.

À défaut d’être ce grand film social et politique qu’a su proposer Shim Sung-bo avec Sea Fog : Les Clandestins, A Taxi Driver n’en reste pas moins un film important, tant par son sujet que par son traitement, faisant la part belle aux idéalistes, aux vrais héros anonymes renversant les montagnes au péril de leur vie.

Une synthèse réussie entre film grand public et cri du cœur politique, vibrante et émouvante, qui, sans se montrer toujours brillante, sait se faire la plupart du temps (et c’est déjà beaucoup) profondément marquante.

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Film vu dans le cadre du Festival Fantasia 2017.


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