Magazine Cinéma

Éden, Éden, Éden : l’enfer au paradis

Par Balndorn
Éden, Éden, Éden : l’enfer au paradis
Deuxième volet de notre anthologie de la poésie contemporaine : la « grande révolution moderne » à laquelle se rattache Pierre Guyotat, dont l’expérience d’appelé en Algérie nourrit une langue virulente où la vision l’emporte sur la syntaxe.
« les soldats taillent, arrachent les plants, les déracinent avec leurs souliers cloutés ; d’autres shootent, déhanchés : excréments de chameaux, grenades, charognes d’aigles ; ceux du RIMA escaladent les marchepieds des camions, se jettent sur les femmes, tout armés, leur sexe surtendu éperonne les lambeaux violets que les femmes resserrent au creux de leurs cuisses ; le soldat, sa poitrine écrasant le bébé accolé au sein, écarte les cheveux que la femme a répandus sur ses yeux, caresse le front de la femme avec ses doigts poudrés de poussière d’onyx ; l’orgasme fait jaillir de sa bouche un jet de salive qui mouille le crâne beurré du bébé ; le sexe ressorti repose en s’amollissant sur les châles dont il prend la teinture ; le vent ébranle les camions, le sable fouette les essieux, les tôles »
Langue saccadée, langue boursouflée, langue obsédée : dans les premières pages de son œuvre-phare, Éden, Éden, Éden, Pierre Guyotat ne prend pas de gants, et plonge son lecteur dans l’horreur quotidienne de la guerre d’Algérie.  Lancinants, les mêmes termes reviennent, dans une sorte de transe macabre : « la femme », « le soldat », « le bébé », autant d’entités anonymes placées au premier plan de la scène, aussitôt dissoutes dans un insoutenable magma de passions. Ne comptent plus que les verbes, l’action pure, violente, amorale : l’assouvissement du désir masculin à n’importe quel prix.
Ces quelques lignes brossent un puissant panorama de la guerre d’Algérie. Dans ce vaste merdier, on ne parle plus d’honneur, de gloire, de justice ; l’écriture présentielle de Guyotat s’immisce au cœur de la violence, et la dénude de ses parures idéologiques. La guerre se réduit alors à ce qu’elle est : un déchaînement de pulsions opposées et non-réfrénées. Pour semer la terreur chez un ennemi invisible, mieux vaut violer ses femmes, tuer ses enfants et ravager ses terres…C’est dans ce vide moral que se niche le style de Guyotat. Démembrés, les sujets humains se décomposent en une série d’objets dotés d’une vie propre : « le sexe » de l’homme devient une arme à lui seul, les éléments naturels – « vent », « sable », « poussière » – et artificiels – « camions », « essieux », « tôles » – peuplent un monde à l’apparence désertique, dont la présence humaine semble avoir fui les lieux.
Quelque chose de mécanique et d’organique rend ce texte si sale, et si fort. Mécanique, car l’enchaînement de réponses physiques aux stimuli des désirs donne à voir une humanité abrutie, dépourvue de toute conscience lorsqu’il s’agit de satisfaire ses pulsions. Organique, car les tissus – « lambeaux » et « châle » –, les chairs – « le crâne beurré », « les cuisses » – et les liquides – « un jet de salive » – rendent sensible ce monde inhumain.Du frottement entre les forces mécaniques et la matière organique découle l’horreur de la scène. Et du choc d’une grammaire déstructurée et de visions d’un réalisme suintant la poésie de Guyotat.
Éden, Éden, Éden, de Pierre Guyotat, 1970
Maxime

Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Balndorn 391 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazine