Magazine Histoire

Lénine philosophe (suite): 1905-1914. Par Roger Garaudy

Par Roger Garaudy A Contre-Nuit
IL Y A 100 ANS LA REVOLUTION D'OCTOBRE EN RUSSIE Le grand fait nouveau, en 1905, c'est la prodigieuse initiative historique des masses russes au cours de leur première révolution. Lénine souligne à plusieurs reprises que cette révolution a un caractère spontané. Or, ce prolétariat russe est allé plus loin dans l'action que les théoriciens les plus avancés : loin de rester dans les limites de la conscience Lénine philosophe (suite): 1905-1914. Par Roger Garaudy« trade-unioniste », il a créé une forme nouvelle d'État : le Soviet, et c'est à partir de cette expérience que Lénine élaborera la théorie concrète de la doctrine du prolétariat dans L'État et la Révolution. Il en avait été ainsi pour Marx qui n'avait pas la prétention de déduire les formes que prendra la révolte avant que celle-ci n'ait éclaté. Observateur et analyste passionné de tous les modes d'organisation spontanée du prolétariat : syndicats, chartisme, Commune de Paris, Marx n'a complété le Manifeste communiste , qui restait évasif sur la forme de l'État prolétarien, qu'après l'initiative historique du peuple de Paris, créant la Commune. Lénine procède ainsi. Il note d'abord que la grève commencée le 3 janvier 1905 aux usines Poutilov de Pétersbourg, point de départ de la révolution, « fut tout à fait spontanée », et qu'aussitôt « le mouvement a revêtu un caractère politique ». « La transition extrêmement rapide du mouvement, d'une base purement économique à une base politique... en dépit du manque (ou de l'insignifiance) de l'action social-démocrate consciente, voilà ce qui saute aux yeux ». Lénine, loin de spéculer à partir de schémas élaborés dans d'autres situations , prend pour base de sa réflexion théorique « l'histoire, dont les masses ouvrières étaient les artisans sans la social-démocratie » . A partir de l'initiative historique des masses dans la Révolution de 1905, Lénine apporte de nouveaux développements théoriques à la conception du Parti et à celle de la Révolution, qui ne contredisent pas les thèses de Que faire ?, mais qui les intègrent dans un ensemble plus vaste, qui les dépasse et exclut les interprétations dogmatiques et unilatérales. Il ne s'agit pas de revenir à la spontanéité contre la conscience, mais de donner à l'initiative spontanée sa juste place et, par là même, de mieux définir le rôle de la conscience, dans son rapport dialectique avec l'initiative spontanée.
Lénine pose le problème avec une grande clarté dès novembre 1905. Dans un article Sur la réorganisation du Parti , il note d'abord que les conditions d'activité du Parti ont changé : il peut tenir des réunions publiques, recruter ouvertement, publier légalement des journaux. Il en résulte que la forme d'organisation doit changer : il faut, dit Lénine qui prévoit la possibilité d'un prompt retour de la répression, conserver l'appareil clandestin, et développer une organisation nouvelle, ouverte. L'articulation des deux ne pose pas seulement des problèmes d'organisations mais des problèmes théoriques, de principe, sur les rapports entre le Parti et les masses. Des questions nouvelles sont posées par la croissance même du mouvement. Alors qu'en 1902 Lénine, dans une période d'illégalité, mettait l'accent sur la nécessité d'une rigoureuse sélection des cadres, dans les conditions nouvelles, en novembre 1905, il accuse de timidité les dogmatiques qui s'en tiennent aux vieilles formules et hésitent à ouvrir les portes du Parti, à créer un parti de masse : « Il faut enrôler plus audacieusement, plus largement et rapidement de jeunes combattants... Il faut créer immédiatement des centaines de nouvelles organisations ». A ceux qui craignent que ces masses d'adhérents nouveaux manquent d'éducation politique, Lénine rappelle que « sans négliger la formation méthodique des effectifs et l'enseignement systématique des vérités du marxisme... il faut se rappeler que les hostilités elles-mêmes ont maintenant beaucoup plus d'importance pour la formation et l'enseignement... Le cours de la révolution donne partout des leçons de choses à la masse » . Le problème théorique est posé à partir du problème d'organisation : alors qu'en 1902 Lénine mettait l'accent sur l'idée que la conscience socialiste doit être apportée du dehors à la classe ouvrière, il ajoute en décembre 1905 « La situation particulière du prolétariat dans la société capitaliste conduit à ce fait que l'aspiration des travailleurs au socialisme et à leur union avec un parti socialiste surgit
avec une force spontanée dès les premières étapes du mouvement ».
Or, dans les masses, des couches très larges « ne peuvent sans avoir passé par une série d'épreuves révolutionnaires, devenir tout de suite social-démocrates, non seulement à cause de leur ignorance (la révolution, nous le répétons, instruit les gens avec une rapidité fabuleuse), mais aussi parce que leur situation sociale n'est pas prolétarienne, parce que la logique objective de l'évolution historique leur impose pour le moment l'objectif d'une révolution démocratique et nullement socialiste » . La méthode matérialiste et dialectique d'analyse de la « logique objective de l'évolution historique » nous prémunit contre la tendance à l'exaltation aveugle de la spontanéité, qui conduit au suivisme. Le rôle de la conscience se trouve ainsi clairement défini : ce qu'elle peut « apporter du dehors », ce n'est pas l'impulsion première du mouvement. Ce serait revenir aux conceptions idéalistes, voire mystiques du socialisme utopique. Marx a rappelé fermement que l'être précède la conscience, qu'il ne peut y avoir d'idées révolutionnaires sans qu'existe déjà un mouvement révolutionnaire. Le marxisme lui-même en est une illustration saisissante : il commence à être élaboré lorsque la classe ouvrière s'affirme comme une force autonome et agissante, après les insurrections des Canuts lyonnais et des tisserands de Silésie, et le mouvement des chartistes anglais. Cela permet de situer le rôle du théoricien et du dirigeant : non pas s'en remettre à la spontanéité, et vouloir tout ce que veut tel mouvement ouvrier, pas davantage prétendre commander d'en haut et d'en dehors le mouvement, le regard fixé sur le ciel des concepts, mais savoir discerner, en chaque moment du développement historique, ce qui est en train de naître, quelle couche sociale est le « sujet de l'histoire », et ordonner le plan d'action en fonction d'un possible historique. La discussion entre Lénine, Trotsky et les mencheviks, après la Révolution de 1905, permet d'étudier une application concrète de cette conception. Dans une analyse sur La signification historique des luttes internes du Parti en Russie, écrite en 1910 , Lénine réfute la thèse de Trotsky selon laquelle « la lutte du bolchevisme et du menchévisme est une lutte pour gagner un prolétariat qui n'est pas arrivé à maturité » . Il ne s'agit nullement, dit-il, de deux idéologies différentes se disputant l'influence dans le prolétariat, mais de deux idéologies exprimant l'une le point de vue et les exigences de classe du prolétariat, l'autre reflétant les aspirations de la bourgeoisie libérale et de la paysannerie démocrate. A partir de cette analyse des fondements économiques et sociaux de la divergence s'éclairent les positions des trois tendances après la Révolution de 1905 : 1. Celle des mencheviks : cette révolution est une révolution bourgeoise, donc la bourgeoisie doit en avoir la direction. 2. Celle de Trotsky : le prolétariat a fait cette révolution, il ne faut donc pas s'arrêter à sa phase bourgeoise, mais, par une « révolution permanente », aller, sans s'arrêter, au socialisme et à la dictature du prolétariat. 3. Celle de Lénine : cette révolution a un contenu bourgeois, mais elle a été menée sous l'impulsion du prolétariat. Or, à la différence des pays d'Europe occidentale qui ont déjà accompli leur révolution bourgeoise, cette révolution, en Russie, est encore à faire et elle n'est possible, dans ce pays essentiellement paysan, « que si les masses paysannes suivent le prolétariat révolutionnaire » . De là découle une situation originale : c'est le prolétariat qui doit, à cette étape, pour conserver un lien étroit avec les masses profondes, exercer son hégémonie dans l'accomplissement d'une révolution démocratique bourgeoise. L'objectif était donc : « dictature démocratique des ouvriers et des paysans », créant la démocratie la plus large, telle que la bourgeoisie ne peut jamais la réaliser. Chez Lénine, la profonde liaison avec les masses, qu'il considérait comme « la quintessence du marxisme », exigeait une analyse concrète et rigoureuse des étapes du développement économique et du rapport des forces de classes en chaque moment. C'est ce qui a conduit Lénine à rompre avec le schématisme de Kautsky et à devenir un dialecticien afin de découvrir la voie juste pour surmonter la contradiction originale de la société russe de son temps : le passage de la monarchie féodale à la république bourgeoise ne pouvait s'accomplir que par des méthodes de lutte prolétariennes. Cette riche expérience de la dialectique historique réelle de la Russie permet à Lénine d'approfondir les fondements philosophiques de la dialectique marxiste, comme il apparaîtra avec sa lecture de la Logique de Hegel dans les Cahiers philosophiques. Cette union intime entre la théorie révolutionnaire et la pratique révolutionnaire constitue l'enseignement essentiel du léninisme, et le point de départ en est l'attention portée à l’initiative historique des masses, qui, pour Lénine comme pour Marx, est le matériau de base par excellence de la réflexion philosophique. L'expression la plus saisissante en est la Préface des lettres de Marx à Kugelmann , écrite par Lénine en 1907. Là se situe le point de rupture avec le dogmatisme de Kautsky et de Plekhanov. Évoquant la position de Plekhanov au lendemain de la Révolution de 1905, disant — sur la base d'une analyse « objective » du rapport des forces — que, la défaite étant inéluctable, « i l ne fallait pas prendre les armes », il la compare à celle de Marx conseillant, avant la Commune, de ne pas engager l'insurrection, mais, sitôt qu'elle fut déclenchée et même après son écrasement, ne venant pas, en pleureuse de l'histoire, gémir : il ne fallait pas prendre les armes. Au contraire, Marx, se dépensant en efforts pour organiser le soutien international de la Commune et apportant son expérience théorique au combat en cours, exalte les ouvriers parisiens « montant à l'assaut du ciel ». « Les pédants du marxisme pensent : tout cela est bavardage moral, romantisme, absence de réalisme ! », écrit Lénine, et il répond : « Non, messieurs, c'est l'union de la théorie révolutionnaire et de la politique révolutionnaire... La doctrine de Marx a lié en un tout indivisible la théorie et la pratique de la lutte de classes. N'est pas marxistes, celui qui, d'une théorie analysant sainement une situation objective, en fait une justification de ce qui existe, ce qui le conduit très vite à s'abandonner à chaque échec provisoire de la révolution, à répudier très vite les « illusions révolutionnaires » et à sombrer dans un « réalisme » mesquin» . Fustigeant ceux qui versent dans l'opportunisme sous prétexte d' « objectivité », Lénine rappelle que « Marx estime par-dessus tout l'initiative historique des masses » , dégageant ainsi l'une des thèses philosophiques majeures du marxisme : celle du rapport dialectique entre la théorie et la pratique, la conscience du but précédant sa réalisation, comme le rappelle Marx dans le Capital, et la pratique débordant sans cesse le concept, l'ouvrant vers l'avenir. Cette position révolutionnaire a pour fondement philosophique un matérialisme dialectique, c'est-à-dire une philosophie posant l'antériorité de l'être sur la conscience et faisant de la pratique à la fois la source et le critère de la théorie. C'est pourquoi, lorsqu'en 1907 commença le mouvement de reflux de la révolution, Lénine considéra comme une tâche politique de réaffirmer les principes du matérialisme philosophique. En 1907, l'offensive de la réaction se déchaîne avec force : la IIe Douma est dissoute par Stolypine, les bandes contre-révolutionnaires des « Cent Noirs » font régner la terreur, la répression s'abat contre les ouvriers et les paysans, exécutés ou déportés en Sibérie, une vague de chauvinisme et de cléricalisme déferle sur le pays. Des éléments intellectuels indécis ou craintifs, cédant à cette pression à la fois politique et idéologique, cherchent un compromis avec la religion, qui joue à cette étape de l'histoire du tsarisme un rôle analogue à celui qu'elle jouait en France, par réaction contre la Révolution de Juin 1848, au temps de la loi Falloux. S'appuyant sur les thèses du révisionnisme international, celles de Bernstein s'attaquant directement au matérialisme dans son livre : Socialisme théorique et social-démocratie pratique (1900), et celles de Sorel, accusant Marx d'être un « métaphysicien » et préconisant un « retour à Kant », dans ses études sur l'Éthique du socialisme (1899), de multiples ouvrages sont publiés avec un singulier ensemble, au plus fort de la répression, et ayant ce trait commun de faire du marxisme une philosophie qui ne soit plus en prise directe sur la réalité, de le transformer, comme l'écrit Lénine, en une « icône inoffensive ». Coup sur coup paraissent, à partir de 1908 : les Essais de philosophie marxiste, recueil collectif dirigé par Bogdanov ; Matérialisme et réalisme critique, de Iouchkevitch ; Les constructions philosophiques du marxisme, de Valentinov ; La dialectique du point de vue de la théorie contemporaine de la connaissance, de Bermann. Une si curieuse simultanéité montrait évidemment que ce « courant philosophique » ne pouvait être compris en dehors de son contexte historique. La « crise de la physique » fut exploitée de telle sorte qu'en remettant en cause un matérialisme mécaniste et dogmatique, en effet périmé, on remettait en cause toute espèce de matérialisme dans les sciences de la nature, et, par voie de conséquence, la conception matérialiste de l'histoire. Jusqu'aux dernières années du 19e siècle, la physique était restée fondée sur une conception mécaniste de la structure et du mouvement de la matière : la masse est invariable, l'espace physique est identique à l'espace géométrique d'Euclide, le mouvement est continu, le déterminisme est de type mécanique. Le matérialisme acceptait ces conceptions non comme une étape historique de la définition scientifique de la matière, mais comme une donnée philosophique absolue, partageant en cela le dogmatisme de physiciens comme Kirchofîer disant à ses étudiants : « Détournez-vous de la la physique ; elle est aujourd'hui terminée. » Or, les découvertes de la fin du 19e et du début du xx e siècle remirent en cause ces « principes » considérés jusque-là comme absolus : dès 1892, la découverte de l'électron ouvrait une première brèche, vite agrandie par l'étude des désintégrations radio-actives, dans la mécanique classique, l'atome ne pouvant plus être considéré comme la particule ultime, indivisible et indestructible. En 1900, la théorie des « quanta » de Planck porte un nouveau coup décisif à la physique classique en rejetant le postulat de la continuité du mouvement et de l'action. En 1905, la théorie de la relativité restreinte d'Einstein dissocie l'espace physique de la géométrie d'Euclide et montre les limites de la validité de cette dernière. Tous les postulats de la physique classique étaient ainsi remis en question : « Nous sommes devant la ruine des vieux principes de la physique, devant une débâcle des principes », écrit alors Henri Poincaré. Ceux qui avaient confondu dogmatiquement les principes de la philosophie matérialiste avec l'image de la matière que donnaient les sciences à une étape de leur développement, concluaient à la « débâcle des principes » non seulement de la physique classique, mais du matérialisme lui-même. Dans son livre sur l'Évolution des sciences (1908), Houllevigue écrivait : « L'atome se dématérialise, la matière s'évanouit. » Ce qui était condamné par le développement des sciences ce n'était pas le matérialisme, mais la conception dogmatique du matérialisme qui régnait jusque-là. Lénine, se gardant d'intervenir sur le plan scientifique, mais seulement sur l'interprétation philosophique des nouvelles découvertes, montrait par quel mécanisme de pensée l'on pouvait glisser à l'idéalisme : « La nouvelle physique a dévié vers l'idéalisme principalement parce que les physiciens ignoraient la dialectique. Ils ont combattu le matérialisme métaphysique mécaniste, et jeté l'enfant avec l'eau sale. Niant l’immuabilité des propriétés et des éléments de la matière connus jusqu'alors, ils ont glissé à la négation de la matière. Niant le caractère absolu des lois fondamentales les plus importantes, ils ont glissé à la négation de toute loi objective dans la nature ; les lois naturelles, ont-ils déclaré, ne sont que conventions (...). Insistant sur le caractère approximatif, relatif de nos connaissances, ils ont glissé à la négation de l'objet indépendant de la connaissance, reflété par cette dernière avec une exactitude approximative, relative. Et ainsi de suite, à n'en pas finir » (1). La grande leçon qui se dégage de Matérialisme et empiriocriticisme,
c'est qu'il ne faut jamais confondre l'image
que les sciences nous donnent de la matière à un moment déterminé du développement de l'histoire des sciences, avec une vérité absolue, « en soi ». Et, d'une manière plus générale, de ne pas confondre le marxisme avec telle ou telle forme culturelle ou institutionnelle qu'il a pu prendre à tel ou tel moment du développement historique. « L a matière disparaît, cela veut dire, écrit Lénine, que disparaît la limite jusqu'à laquelle nous connaissions la matière et que notre connaissance s'approfondit. » C'est un thème majeur du léninisme. Dans un de ses derniers articles, en 1923, Sur notre révolution, à propos des mémoires de Soukhanov, Lénine, évoquant la diversité des « modèles » du socialisme, oppose une même critique à ceux qui « entendent le marxisme de façon pédantesque » : « Ils n'ont pas du tout compris ce qu'il y a d'essentiel dans le marxisme : sa dialectique révolutionnaire... ils ont vu que le développement de la démocratie bourgeoise a suivi une voie déterminée dans l'Europe occidentale. Et ils ne peuvent concevoir que cette voie puisse être considérée comme un modèle mutatis mutandis . . . Nos philistins européens ne s'imaginent même pas que les nouvelles révolutions — dans les pays d'Orient... — présenteront à coup sûr beaucoup plus de traits particuliers que ce ne fut le cas pour la révolution russe ». La même méthode dialectique, qui permet de comprendre la diversité géographique des modèles du socialisme, permet de comprendre la diversité historique des modèles du matérialisme. Alors que la matière avait été définie jusque-là comme élément dernier indivisible et indestructible du réel, Lénine, ouvrant à l'avenir ce concept, écrit : « L'électron est aussi inépuisable que l'atome » . Il insiste sur le fait que « l'admission d'on ne sait quels éléments immuables... n'est pas le matérialisme ». Le matérialisme se contente de cette affirmation : « La réalité objective existant indépendamment de la conscience humaine qui la réfléchit ». Moins heureuse est la formulation de Lénine qui est devenue la source de tant de spéculations dogmatiques sur la « théorie du reflet ». « Le matérialisme consiste à admettre que la théorie est un calque, une copie approximative de la réalité objective ». Conception, disons-le franchement, périmée, car elle véhicule tout le vieil empirisme. Lénine a voulu souligner le caractère objectif de la connaissance, rappeler qu'elle a un répondant extérieur à elle et indépendant d'elle, ce qui est la juste définition du matérialisme, mais il a formulé cette thèse dans des termes qui lient le matérialisme à la conception caduque de l'empirisme. Ce n'est pas là seulement une maladresse de formulation, car cette thèse empiriste est présente dès les premières pages du livre, lorsque la « sensation » est définie comme « image » des choses (1). Même si l'on ajoute ce correctif que la sensation est « le reflet subjectif d'une réalité objective », on estompe « le moment actif » de la connaissance que Marx évoquait dès sa première « thèse sur Feuerbach », ce caractère « opérationnel » de la connaissance, cette « dialectique interminable », comme dira Bachelard, qui se substitue aux illusions de l'intuition sensible comme de l'intuition intellectuelle. Lénine fonde d'ailleurs sa polémique contre le positivisme agnostique et contre l'idéalisme de Mach sur une base beaucoup plus solide, lorsqu'il élabore la théorie des rapports entre vérité relative et vérité absolue. Il développe, sur ce point, le marxisme comme philosophie critique, c'est-à-dire comme un matérialisme qui se distingue fondamentalement du matérialisme « naïf », car il n'a pas la prétention dogmatique de s'installer dans les choses et de dire, une fois pour toutes, ce qu'elles sont. Lénine, comme Marx et comme Kant, n'oublie jamais que tout ce que la science dit des choses, ce sont des hommes qui le disent, et à un moment déterminé de leur développement historique. Il considère donc toute vérité comme étant à la fois relative et absolue : relative en ce sens qu'elle sera tôt ou tard dépassée par une théorie plus compréhensive qui l'intégrera et la réduira à n'être plus qu'un cas particulier d'une vérité plus générale, absolue en ce sens que la théorie qui la dépassera intégrera nécessairement tout ce que celle-ci explique et sur quoi elle nous donne prise. Lénine conclut : « La dialectique, comme l'expliquait déjà Hegel, intègre comme l'un de ses moments le relativisme..., mais ne se réduit pas au relativisme ; c'est-à-dire qu'elle admet la relativité de toutes nos connaissances, non point au sens de la négation de la vérité objective, mais au sens de la relativité historique, des limites de l'approximation de nos connaissances par rapport à cette vérité ».
Roger Garaudy / Lénine / PUF éditeur / pages 25 à 39    A SUIVRE Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest Libellés : Histoire, Roger Garaudy

Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Roger Garaudy A Contre-Nuit 571 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines