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Jean d'Ormesson, quelques fragments

Par Pmalgachie @pmalgachie

Jean d'Ormesson, quelques fragments

Photo : Georges Seguin (Okki)

Tout n'est pas à jeter chez Jean d'Ormesson, qui vient de mourir à 92 ans. Tout n'est pas à prendre non plus. Relisant, dans mes archives, les articles que j'ai consacrés à ses livres, je retrouve des jugements variés. A-t-il trop écrit, pour le plaisir d'aligner des phrases sonores? J'aurais tendance à le penser. Et, l'instant suivant, à dire le contraire. Pour l'avoir rencontré quelquefois, pour avoir parlé avec lui de Marguerite Yourcenar, qu'il avait contribué à faire entrer à l'Académie français, au moment de la mort de celle-ci, je ne peux en tout cas que continuer à le considérer que comme un extraordinaire vivant. C'était peut-être sa plus grande qualité - et on y ajoutera de l'humour, une culture enviable, un réel talent, quelques autres encore, et laissons de côté aujourd'hui les défauts, dont on retrouvera cependant quelques-uns épinglés dans les articles ci-dessous. La poésie à l’aube du XXe siècle (2001) En reprenant, par petites tranches, Une autre histoire de la littérature française, Jean d’Ormesson laisse une grande place à l’information. Son texte, constitué de brefs chapitres, n’occupe en effet qu’un tiers du volume environ. Le reste se compose de biographies, d’extraits d’œuvres et de bibliographies. C’est donc un outil précieux, en dix volumes, qui est proposé dans une édition peu coûteuse. Il faut quand même dire combien les commentaires de Jean d’Ormesson, intelligents et vifs, donnent envie de retourner vers les écrivains dont il parle (Claudel, Valéry, Péguy, Apollinaire, Larbaud, Aragon…). Mêlant l’anecdote et l’analyse, il se promène comme chez lui dans la littérature…
Une autre histoire de la littérature française (2005) Toute la littérature française en quatre-vingts chapitres d’une dizaine de pages chacun, un authentique tour de force. En complément, dans la même collection, une anthologie poétique qui récuse ce nom : « Et toi mon cœur pourquoi bats-tu ». Jean d’Ormesson affiche ses passions à toute allure. Il fait mieux qu’enseigner : il partage, il donne envie de lire ou de relire. De Villehardouin à Georges Perec, les siècles défilent et s’éclairent grâce à des anecdotes subtiles. La vitesse n’exclut pas les nuances, les admirations de l’auteur ne sont pas toutes au même niveau. Mais on ratisse large, et on ratisse bien. Les œuvres et les biographies sont intimement mêlées, loin des débats théoriques. Ces retrouvailles avec l’histoire littéraire sont une fête de l’esprit, à chaque instant.
Une fête en larmes (2006) L’écrivain ressemble beaucoup à l’auteur et a d’ailleurs son œuvre. Dont l’intervieweuse ne connaît pas tout. En forme de dialogue, ce retour sur le passé ne dédaigne pas les digressions. Celles-ci sont parfois un peu longues. Que voulez-vous ? Quand on aime Chateaubriand ! Une existence ne se résume pas. Mais elle s’éclaire de lumières dansantes sous lesquelles la tristesse se vit en riant. Jean d’Ormesson reste celui qu’on connaît : badin et cultivé en surface, attentif et grave au fond.
Odeur du temps (2007) Si les yeux clairs de Jean d’Ormesson pétillent souvent à la télévision, sa plume alerte en est l’exact équivalent, en particulier dans les nombreuses chroniques qu’il donne en abondance depuis des dizaines d’années. Et dont un choix nous redonne le goût en même temps qu’il restitue L’odeur du temps. Ce temps, c’est notre époque telle qu’on peut l’habiter quand on aime les livres. « Qu’est-ce qui a compté pour moi ? Les livres. Je leur ai voué un culte. » Quiconque partage ce culte aimera plonger dans un gros volume où l’ami Jean (il aime parfois s’adresser directement à ceux dont il parle, pourquoi nous interdire un peu de familiarité ?) caresse souvent dans le sens du poil mais se révèle tout à fait capable de semer du poil à gratter. Il y a même, dans la première partie, précisément intitulée « Poil à gratter, dans le sens du poil », de vraies rosseries (réjouissantes). Le chat ne fait pas toujours patte de velours, il lui arrive de sortir les griffes. Bernard Frank était son ennemi intime. Ils ont sorti les fleurets (mouchetés) dans un beau duel d’amour-haine dont les passes d’armes étaient des articles : « Bernard Frank n’écrit pas. Il republie ce qu’il a déjà publié. » Pan sur le bec ! comme on dirait ailleurs. Jean pardonne tout à Sollers « parce qu’il aime la littérature », ce qui n’empêche pas les remontrances sur sa manière d’épouser la mode : « on connaît sa défense, qui n’est pas si loin de celle de Mitterrand à Vichy : c’était pour rire, pour se moquer, pour jouer double jeu et pour faire éclater, agent secret du temps, les choses de l’intérieur ». Patrick Besson ? « Un schizophrène cossard qui a déjà écrit une cinquantaine de livres dont beaucoup ne valent pas grand-chose et dont quelques-uns sont très bons. » Les assassinats sont élégants. Un art, en somme. Mais, si la vacherie attire toujours, elle ne domine pas dans cet ouvrage. Bien au contraire : les exercices d’admiration y sont bien plus nombreux. Les circonstances s’y prêtent souvent : une élection à l’Académie française (Marguerite Yourcenar), un prix Del Duca (Borges), la parution d’un nouveau livre pour nombre d’autres écrivains ou, tout simplement, des passions chevillées au cœur, parmi lesquelles Chateaubriand occupe une des premières places. Bref, quand il parle de littérature, tout est bon chez Jean. Les nombreuses caresses comme les rares coups de dents. Il est beaucoup moins convaincant quand il aborde des terrains moins familiers. Reconnaître qu’il est trop nul pour expliquer la mécanique ondulatoire selon Louis de Broglie ne l’empêche pourtant pas de rendre hommage à celui-ci. Hommage, dommage, qui sonne creux puisqu’il ne repose, au fond, que sur un ouï-dire. Mais c’est peut-être cela aussi, l’Odeur du temps. D’ailleurs, Jean s’intéresse à tout, pourvu que cela lui donne du plaisir, maître-mot de son existence. Comment le lui reprocher ? Sa gourmandise voluptueuse est contagieuse. Il brille et aime se voir briller. Un peu de son éclat rejaillit sur nous.
La création du monde (2007) Cette fois, ça ne prend pas. Le brillant érudit valse une fois encore avec le savoir et les hypothèses, science et philosophie mêlées. Mais son livre bourdonne comme un insecte qui tenterait en vain de s’arracher à une surface poisseuse. Le jeu tourne à vide. Heureusement, ils sont quatre personnages à découvrir le texte en même temps que le lecteur. Pour celui-ci, certaines réactions sceptiques, voire énervées sont un réconfort. Jean d’Ormesson lui-même aurait-il douté ?
Saveur du temps (2010) De 1948 à nos jours, Jean d’Ormesson n’a guère changé. C’est toujours le même regard à la fois sérieux et amusé, une identique boulimie de lectures, une inépuisable curiosité. Il a un avis sur tout : la crise du roman, l’assassinat de Sadate, l’Inde, le goût du scandale… Il est parfois plus pétillant que profond. Mais on ne se lasse pas de ses traits d’esprit et de son regard malicieux qui débusque dans l’ombre de l’oubli des œuvres méritant bien d’être remises en valeur.
Un jour je m’en irai sans en avoir tout dit (2013) Jean d’Ormesson avait un rêve, peu importe s’il l’a exprimé ou non : écrire un livre qui engloberait l’histoire du monde, où seraient réunis les hommes avec leur allégresse et leur angoisse et où les avancées de la science, de la connaissance, rythmeraient le temps. Il n’est pas certain d’y être arrivé, mais il essaie encore. Il le veut tant qu’il y investit toute son énergie. Et cela se voit un peu trop au début de son nouveau roman : il reprend ses fondamentaux, rabâche, ennuie… Où est donc la flamme follette qui avait tant séduit depuis plus d’un demi-siècle de fictions libres et diverses ? Elle est un peu plus loin, on la rencontre après l’effort consenti pour traverser des premières pages éreintantes, quand l’auteur retrouve la chasse au bonheur qui l’a conduit à travers toute son œuvre et la légèreté que Marie, son interlocutrice dans ce texte, lui conseille de reconquérir. Elle a raison sur toute la ligne, cette Marie, elle est sa première lectrice et la plus pertinente. Ses réflexions sont la meilleure critique de l’ouvrage. Elle lui dit : « Tu te répètes. » Elle insiste : « On t’aime parce que tu es léger. Tant de gens sont si lourds ! Tu es léger. Reste-le. » Alors, bien qu’il fasse mine de ne rien vouloir entendre, le narrateur s’envole vers ses rêves et on reconnaît là le meilleur de Jean d’Ormesson, peut-être appliqué à vouloir trop bien faire dans d’autres parties de son livre. Son côté faussement brouillon, qui le porte à la digression heureuse, lui convient à la perfection. Et à nous aussi, si bien qu’on finit par lui pardonner ses pesanteurs.
Je dirai malgré tout que cette vie fut belle (2016) Aragon appelait Jean d’Ormesson : « Petit », dans une relation amicale dont le second prend prétexte pour aligner, dans sa bibliographie, des titres poétiques : C’est une chose étrange à la fin que le monde, en 2010, Un jour je m’en irai sans en avoir tout dit, en 2013, et maintenant Je dirai malgré tout que cette vie fut belle, trois vers extraits du même poème d’Aragon dont ils sont les deux premiers et le dernier. Il en reste. L’avant-dernier : « N’ayant plus sur la lèvre un seul mot que merci », pourrait encore servir. A moins que ce soient les lecteurs de Jean d’Ormesson qui aient ce mot sur la lèvre. Car l’écrivain enchante même quand il irrite. A moins qu’il irrite même quand il enchante. Ce qui brille chez lui peut être rangé au rayon des tics, voire des tocs. Il ne peut s’empêcher de citer ses auteurs préférés à longueur de pages. Son nouveau livre, qui peut donc aussi faire office d’anthologie, est un dialogue entre lui et lui, ou Moi et Moi, ce dernier étant le « Sur-Moi » du premier, son juge, son interpellateur de mauvaise conscience. Jean d’O, comme on le surnomme familièrement, surtout quand on n’est pas son familier, n’a besoin de personne pour le relancer sur les chemins familiers de sa vie. Il a déjà utilisé celle-ci, avec ses annexes historiques, et comment ne pas se répéter quand on a déjà tant puisé dans la matière dont on dispose ? Le reproche en est fait à l’accusé, dans une parodie de procès, il s’en sort en racontant les mêmes histoires. Il est l’oncle qui, à chaque repas familial, repose la question : et celle-là, vous la connaissez ? Puis embraie sur le récit dix fois entendu précédemment. Mais l’oncle, pardon : Jean d’Ormesson, a du talent, et l’effet d’écho qui circule entre ses livres ne lasse pas. Après tout, bien des lecteurs ignorent une bonne partie de son œuvre, et l’écrivain trouvera toujours des candidats réceptifs à ses anecdotes. L’anecdote, c’est là où l’auteur pléiadisé de son vivant est le meilleur : il campe une situation en quelques phrases, déroule les faits, précise certains détails avec une gourmandise partageuse. Il a trop le sens de la nuance pour imposer les idées générales qui ne sont souvent que des généralisations. Et, à peser les ingrédients de l’ouvrage, on constate qu’il parle plus souvent des autres que de lui. Une grande capacité à admirer, une aussi grande à se déprécier : le secret, peut-être, de notre plaisir.


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