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La chanteuse ‘Itab, icône «Google» de la «nouvelle» Arabie saoudite

Publié le 01 janvier 2018 par Gonzo
La chanteuse ‘Itab, icône «Google» de la «nouvelle» Arabie saoudite‘Itab en icône sur la page de recherche de Google (avec la mention « stars égyptiennes » en rouge !!!)

Selon une tradition bien établie, Google choisit régulièrement d’honorer une personnalité en plaçant son portrait sous forme d’icône sur la page d’accueil de son moteur de recherche. Pour le monde arabe, il y a eu ainsi, entre autres exemples qui m’auront échappé, l’écrivain Taha Hussein en 2010 ou encore le chanteur Abdel-Halim Hafez l’année suivante. En ce moment, le géant des moteurs de recherche a eu l’idée de sortir de l’oubli la Saoudienne ‘Itab (ou encore Etab) à l’occasion du 70e anniversaire de sa naissance (en 1947 donc). Je ne sais qui préside, chez Google ou ailleurs, à l’élection des personnalités ainsi mises en vedette mais, sans l’ombre d’une hésitation, le choix de cette figure de la chanson populaire tombe à un moment rêvé pour tous ceux qui souhaitent du bien au nouveau pouvoir saoudien.

Depuis qu’il a pris, officiellement ou presque, les rênes du royaume, on sait que le prince régent, le désormais très célèbre Mohammed Ben Salman, fait de la « distraction » (tarfîh) et de l’industrie des loisirs une arme de combat économique et plus encore politique (voir ce billet et celui qui le suit). Après des décennies de rigorisme moral, et même de puritanisme, MbS a choisi de rompre avec le passé récent en espérant capter à son profit le soutien des « libéraux », notamment au sein de la jeunesse, tout en redorant le blason d’un Royaume devenu, aux yeux de l’opinion mondiale, le symbole d’un despotisme bigot et moyenâgeux. Il va de soi qu’un tournant aussi brutal suscite l’opposition, ouverte ou non, de tous ceux qui ont à y perdre, au sein de l’institution religieuse naturellement, mais également parmi les différents centres de pouvoir qui subissent les assauts d’un jeune leader pour le moins assez impulsifs (parmi les billets récents sur ce pays, voir en particulier celui qui précède, « Le funambule et les fatwas… »).

À travers la chronique de la vie culturelle saoudienne, le sort de nombreux projets qui aboutissent, sont annulés ou déprogrammés permet de se rendre compte des luttes sourdes que se livrent partisans du changement et hérauts de la tradition. Le combat est particulièrement intense sur la scène musicale, symbole, plus encore que le cinéma, de tout ce que le conservatisme wahhabite exècre. Ainsi, les médias (à la botte) du Royaume ont beaucoup relayé la prestation réussie à Jeddah, il y a quelques semaines, de la « chanteuse des Émirats », Belqis (بلقيس أحمد : née en réalité au Yémen et naturalisée émirienne depuis 2012 seulement). La jeune vedette – qui n’oublie pas d’interpréter les hymnes nationaux des Émirats et du Royaume saoudien dans ses tours de chant – est même apparue sur la chaîne nationale saoudienne, ce qui n’était pas arrivé à une chanteuse, selon cet article dans Al-Akhbar , depuis près d’un demi-siècle ! En revanche, dans l’autre sens si l’on veut, on vient d’apprendre (information dans The New Khalij) l’annulation des concerts que devaient donner (devant des publics féminins, n’exagérons rien !) trois grandes stars de la scène arabe, la Koweïtienne Nawal, la Syrienne Asala et la Libanaise Majida El Roumi (dans ce cas, il s’agirait seulement d’un report au mois de février).

Venant après des « géants » tels que Taha Hussein et Abdel-Halim Hafez, le choix par Google d’honorer la mémoire de la chanteuse saoudienne ‘Itab s’accompagne donc, incontestablement, d’un fort parfum de cuisine politique. Donner la vedette, sur la page la plus fréquentée par les internautes du monde, à cette figure saoudienne de la chanson arabe sera à coup sûr perçu par la société locale comme le signe que quelque chose est en train de changer dans l’image qu’on veut donner du Royaume. Ou bien, à l’inverse, comme le signe que l’impudence des modernisateurs, avec le soutien manifeste de l’industrie informatique des USA, ne connaît plus de limite.

Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler le parcours de cette star de la scène musicale arabe qui eut son heure de célébrité, surtout dans les années 1980. Née à Riyad, elle commence, dès l’âge de 13 ans, à se produire dans les fêtes familiales, accompagnée par deux autres musiciennes. Une carrière professionnelle en tant que musicienne étant une chose aussi inimaginable pour sa famille que pour le reste de la société saoudienne, c’est au Koweït, un pays particulièrement libéral pour la Péninsule à cette époque, que la jeune femme, âgée d’une vingtaine d’années, connaît ses premiers succès. Elle y rencontre notamment le grand chanteur égyptien, Abdel-Halim Hafez, un de ceux qui l’aideront quelques années plus tard lorsqu’elle s’installera au Caire, au début des années 1980. C’est là qu’elle donnera toute la mesure de son talent, en se produisant dans un style, celui du ghinâ’ isti3râdhî (un peu l’équivalent de ce qu’on appelle la « revue » dans la tradition française du spectacle).

À mille lieues par conséquent de la bigoterie régnant dans son pays natal, auquel elle restera attachée par sa manière de chanter et son accent qu’elle n’a jamais cherché à masquer en l’« égyptianisant » à la différence de bien d’autres vedettes de la chanson. C’est probablement la seule chose qui autoriserait l’actuelle Arabie saoudite à revendiquer aujourd’hui la mémoire de cette grande interprète noire (voir à ce sujet un beau papier de Gamal Nkrumah intitulé Daughter of Arabia : « Itab the Shulammite »). D’autant plus que plusieurs de ses biographies (ici par exemple) mentionnent le fait qu’elle aurait dû quitter le « royaume des hommes » sur l’ordre express du roi de l’époque, Khaled ben Abdelaziz Al Saoud.

Elle est magnifique dans cette interprétation de son grand succès (un traditionnel irakien), Gani al-asmar (جاني الأسمر : le beau brun est arrivé). Un autre visage de l’Arabie saoudite !


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