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D’Ahmed Abou Hashima au Septième voisin : la nationalisation des pertes des médias égyptiens

Publié le 10 janvier 2018 par Gonzo
D’Ahmed Abou Hashima au Septième voisin : la nationalisation des pertes des médias égyptiensSissi : « Quand j’ai un peu de temps libre… J’aime la liberté ! » (caricature de Mohamed Kandil محمد قنديل illustrant l’article original).

Dans le cadre de ses « bilans de l’année », le quotidien libanais Al-Akhbar a publié le 5 janvier dernier, sous la plume de ‘Issam Zakaria (عصام زكريا : original en arabe ici), un sombre panorama de la situation des médias égyptiens. J’en propose la traduction, accompagnée de quelques liens. À ce tableau particulièrement pessimiste, il faut ajouter depuis la publication de cet article le tout nouveau scandale des enregistrements qui prouveraient l’intervention directe des services de sécurité égyptiens dans le contenu des médias. (Heureusement, ça n’arrive qu’en Égypte, vous pensez bien !)

Comme si leurs difficultés, tant sur le plan de la qualité que du point de vue de leur situation économique,  ne suffisaient pas, on a beaucoup évoqué, durant les derniers jours de l’année 2017, une série de faits qui présagent d’un avenir encore plus difficile pour les médias égyptiens et pour la liberté d’expression dans ce pays en général. On a ainsi longuement analysé l’étrange accord qui a permis à l’homme d’affaires Ahmed Abou Hashima [أحمد أبوهشيمة : voir ce billet de juin 2016] de vendre ses parts de la société Egyptian Media (propriétaire de plusieurs publications, chaînes de télévision et de radios) à Eagle Capital, une société d’investissements récemment créée dont le nom ainsi que celui de ses propriétaires (notamment une ex-ministre épouse d’un ex-président de la Banque centrale) montrent bien la proximité avec les autorités égyptiennes puisqu’il s’agit fort probablement d’une simple façade masquant la présence de l’un des appareils de sécurité de l’État. Les spécialistes des médias en étaient encore à faire part de leur pessimisme quand ils ont été rattrapés par une autre nouvelle. Ce qu’on appelle désormais le Conseil supérieur pour l’organisation des médias (Al-majlis al-a’lâ li-tandhîm al-i’lâm) – formé il y a un an environ sous la présidence de Makram Muhammad Ahmad (مكرم محمد أحمد ), un journaliste chevronné connu pour son allégeance totale au régime et son hostilité à la « révolution de Janvier » [2011] – a en effet décidé d’interdire la diffusion d’une publicité pour une société de téléphonie mobile. [Il s’agit de Vodaphone : voir cet article et la vidéo à la fin de ce billet.] Intitulée « Oui, vraiment, le Net n’est pas juste ! », la campagne, avec pour vedette la marionnette Abla Fahita [voir ce billet de février 2015], aurait « contenu des propos et des scènes contraires aux bonnes mœurs (al-dhawq al-‘âm), défié toutes les valeurs [de la société], incité à de mauvais comportements et enfreint la pudeur ».

L’information est arrivée le lendemain du jour où l’on apprenait que le réalisateur ‘Amr Salama (عمرو سلامة ) avait été déféré devant le Procureur général à la suite d’une plainte pour « affront aux religions » (ازدراء الأديان ). En cause, une scène de son film de fiction Cheikh Jackson où le fantôme du célèbre chanteur nord-américain apparaît dans une mosquée. La veille, on avait appris qu’un avocat avait également déposé une plainte contre le programme intitulé Duplex, présenté là encore par la marionnette Abla Fahita, alors qu’une chaîne égyptienne avait annoncé peu auparavant qu’elle cessait temporairement d’émettre l’émission Septième voisin (سابع جار) au prétexte des fêtes de fin d’année (en réalité, selon des personnels de la chaîne en question, parce que ladite émission avait fait l’objet de critiques à cause de son « immoralité »). Voilà également plusieurs semaines que circulaient des rumeurs selon lesquelles la société Falcon (une branche des services de sécurité spécialisée dans les questions de surveillance) aurait acquis indirectement les chaînes Al-Hayat [nouvelle confirmée depuis, même si les détails restent encore obscurs : voir cet article] et Al-‘Âsima, à l’image de ce qui s’est passé ensuite pour l’achat d’Egyptian Media par Eagle. Dans le même temps, on évoque jour après jour un projet de loi sur « l’organisation de la presse et des médias ». Le gouvernement est en train de le préparer pour le faire passer devant le Parlement et il suscite bien des inquiétudes quant aux libertés en principe défendues par différents paragraphes de la Constitution car, une fois voté, il pourrait accroître encore la répression et restreindre les libertés d’expression.

Voilà des mois que les journalistes, les intellectuels et les réseaux sociaux utilisent l’expression « nationalisation de la presse et des médias » pour évoquer les manœuvres, plus ou moins déclarées, du gouvernement et des services de sécurité, non seulement pour contrôler le contenu de ce que diffusent les médias du pays, mais aussi pour prendre le contrôle financier d’entreprises de presse, de journaux, de chaînes télévisées ou encore de radios. Sans doute, ceux qui utilisent cette expression le font-ils, en général, par comparaison avec les mesures prises par le président Nasser en 1957 dans le contexte d’un système socialiste, mesures sur lesquelles le gouvernement est revenu durant les années 1970. Pourtant, ceux qui connaissent les rouages du pouvoir égyptien et le milieu des médias savent qu’il ne s’agit pas simplement d’une image rhétorique. On assiste bien en Égypte aujourd’hui à une « nationalisation » décidée au plus haut niveau et selon un plan soigneusement calculé.

Les liens qui unissent le triangle formé par le pouvoir, les hommes d’affaires et les médias existent depuis l’époque Moubarak. Durant les dernières années de sa présidence, la plupart des journaux, des chaînes de télévision et des radios étaient ainsi la propriété d’hommes d’affaires proches du régime et des différents services. La chose était connue mais ce n’était pas ouvertement reconnu. La différence c’est que cela se pratique aujourd’hui au grand jour, personne ne se donnant la peine de se cacher. Au contraire, on s’en vante, à l’image de ces médiocres journalistes qui évoquent au café leurs rencontres et leurs discussions avec des officiers de police ou encore comme ces responsables qui se félicitent sans complexes d’avoir pris le contrôle des médias et de les avoir « nationalisés ».

La transaction qui a permis l’achat de la part détenue par Ahmed Abou Hashima dans le groupe Egyptian Media constitue leur dernier succès dans ce domaine. Cela s’est fait progressivement, d’abord par des pressions sur la chaîne ONtv pour l’inciter à sélectionner ses contenus et à se débarrasser de certains journalistes, puis par son achat, avec d’autres médias, par un homme d’affaires servant de couverture et, enfin, par la vente du tout à une autre société encore plus proche du pouvoir. Avec pour résultats que les médias en question viennent rejoindre ceux qu’il contrôle déjà, par le biais de certains services de sécurité ou bien à travers ses réseaux économiques.

Cette domination du pouvoir politique et économique sur les médias n’a rien de nouveau en Égypte. Le problème qui se pose est surtout celui des pertes financières que subit le secteur, à tel point que la plupart des entreprises sont totalement incapables d’investir sur le contenu qu’elles diffusent ou même seulement de régler le salaire de leurs employés. Leurs pertes s’accumulent après des transactions marquées par l’absence de compétence, de ligne éditoriale claire et de liberté d’expression. Elles ne sont même plus capables d’offrir à leurs clients des programmes de distraction. Quant à ce qui s’est passé avec Abla Fahita, une des très rares réussites, grâce à une forme originale basée sur un comique un peu leste, cela prouve qu’il n’y a plus de place pour la satire politique depuis l’éviction de Bassem Youssef (billet de juin 2014). Même une série aussi légère que Septième voisin s’est vu accusée d’être vulgaire et de ternir l’image du pays ! À tel point que la chaîne CBC a dû se résoudre à l’interrompre provisoirement un peu avant la fin de l’année. L’interminable feuilleton de la censure se conjugue ainsi avec celui de l’effondrement économique des médias égyptiens alors qu’on parle de millions, de milliards de livres égyptiennes dépensées sans qu’on en voit le moindre résultat sur les écrans ou même dans la poche des employés. La situation pourrait bien empirer avec la création, au sein du Conseil supérieur des médias, du « Conseil des feuilletons ». Sous la présidence du metteur en scène Mohammed Fadel (محمد فاضل), il se chargera du « contrôle des feuilletons ». Une décision, il faut le redire, qui n’annonce pas seulement une diminution de la liberté d’expression mais qui fait craindre également des pertes, par millions, pour l’industrie égyptienne du feuilleton, laquelle en a déjà beaucoup perdu au cours de l’année 2017.

Ci-dessous, le spot publicitaire de la compagnie Vodaphone dans laquelle la gentille marionnette Abla Fahita parle de films « coquins » et autres choses terriblement vulgaires !


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