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En avant, calme et fou, de Sylvain Tesson et Thomas Goisque

Publié le 21 janvier 2018 par Francisrichard @francisrichard
En avant, calme et fou, de Sylvain Tesson et Thomas Goisque

Et très vite, nous comprîmes que rien ne valait de se tenir sur la selle, pendant des heures, bras tendus, regard fixe, torse droit, immobile, lavé par les rafales.

En avant, calme et fou.

La doctrine du Cadre de Saumur, fixée au XIXe siècle par son commandant, le général Alexis L'Hotte, est: le cheval calme, en avant, et droit.

En 1987, François Nourrissier s'en est inspiré pour son roman intitulé : En avant, calme et droit.

Pour leur ouvrage, où la moto prend la place du cheval, l'écrivain Sylvain Tesson et le photographe Thomas Goisque remplacent le dernier terme et cela donne: En avant, calme et fou...

Ainsi, comme leur monture n'est pas la même, substituent-ils à une posture un ingrédient psychique...

En avant? Le mouvement était notre religion. Nous ne demandions rien d'autre que de fendre l'air, assis sur une selle. Nous savions que le monde est fait pour circuler. La sédentarité est un destin de cul-de-jatte transformé en principe de civilisation.

Calme? La mécanique est une métaphysique. Tous les motards méditent cette vérité. C'est pourquoi ils avancent sans jamais s'ennuyer, pendant des heures, calmes et silencieux, laissant ronfler le minuscule univers dont ils sont l'expansion.

Fou? L'Autre n'est pas. Ce qui existe, en revanche, c'est la multiplicité des visages diffractés sur le vitrail du monde. Il y en a de beaux et il y en a de laids, il y a des salauds et il y a des saints et celui qu'on rencontre n'a rien de commun avec celui que l'on vient de quitter. Le seul droit de l'Homme devrait être de ne pas devoir ressembler à son prochain.

Dans la défunte Union Soviétique, il y avait des asiles psychiatriques pour de tels réfractaires à la pensée égalitariste... 

Sylvain Tesson aggrave son cas en écrivant: Il n'est nullement étonnant qu'une société qui hait le Verbe, combat l'imaginaire et méprise la poésie s'en prenne avec tant de soin à la fumée et à l'alcool... 

Il associe des poètes à des lieux parcourus: Virginie Despentes et le Pamir tadjik, Jean Genet et la Mongolie, Houellebecq et la Serbie, Péguy et la Russie, Chardonne et les Andes... 

Quoi qu'il en soit, par la vertu (ou la magie?) des mots de Tesson et des images de Goisque s'élabore avec ce beau livre, bien écrit et bien illustré, Une esthétique de la bécane. L'expression n'est pas excessive puisque le mot esthétique vient du grec αίσθησιs (aisthesis) et qu'il signifie beauté, sensation...

Pourquoi, pendant vingt-cinq ans, les auteurs ont-ils, à moto, sillonné la Terre (Inde, Russie, Finlande, Bhoutan, Mongolie, Sibérie, Chine, Serbie, Chili, Asie centrale, Népal, Madagascar, Asie du Sud-Est...)?

Ils avaient une raison précise à cela, celle de jouir du moment où, le soir, nous allions préparer le bivouac:

Le pilotage appartenait à ces choses que l'on fait dans l'unique espoir de goûter le moment où elles prendront fin. La course à pied, l'alpinisme, la natation, les réunions professionnelles sont de cet ordre-là: des activités dont la valeur tient à leur achèvement davantage qu'à leur accomplissement.

Au contraire du coureur à pied, de l'alpiniste ou du nageur, le motard est un mal-aimé:

Pour les vieilles dames, les motards sont des voyous.

Pour les intellectuels, des abrutis.

Pour les abrutis, des "privilégiés" (ce mot!).

Pour les hygiénistes, des alcooliques.

Pour les alcooliques, des éléphants rosses.

Pour les pouvoirs publics, des dangers du même nom.

Pour les bourgeois, des anarchistes.

Pour les gauchistes, des individualistes.

N'étant jamais aimé,

il ne faut pas s'étonner que le motard

s'enfuie toujours plus loin,

poussant ses feux sans cesse,

traçant droit devant lui

à la recherche d'une amie.

Ces deux motards-là ne sont pourtant pas si haïssables que ça, puisque leur porte-plume dit, de façon très proustienne:

Il nous semblait que, dans la vie, les choses n'étaient vraiment vécues que si elles étaient écrites...

Et que la dernière légende d'une photo représentant des motos, de nuit, sous un ciel étoilé, est une citation de Philippe Sollers:

La beauté est toujours bizarre. On l'attendait, et elle n'est pas là. On ne l'attendait pas, la voilà.

Francis Richard

En avant, calme et fou, Sylvain Tesson et Thomas Goisque, Albin Michel

Livres précédents de Sylvain Tesson:

Aux éditions Équateurs:

Une très légère oscillation (2017)

Aux éditions Gallimard:

Dans les forêts de Sibérie (2011)

S'abandonner à vivre (2014)

Sur les chemins noirs (2016)

Aux éditions Guérin:

Berezina (2015)


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