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Mai 68-Mai 2018 (2).Les partis politiques et les "évènements" de mai 68

Par Roger Garaudy A Contre-Nuit
SUITE DE: http://rogergaraudy.blogspot.fr/2018/02/mai-68-mai-2018-vivre-autrement-par.html

Les partis politiques apportent-ils réponse aux problèmes fondamentaux de notre temps ? Nous nous limiterons ici à l'expérience française, car, malgré les variantes, les trajectoires des partis politiques, dans les pays où ils existent, c'est-à-dire en gros dans l'Occident « libéral », présentent de grandes analogies. Et nous nous limiterons aux dernières années, en prenant pour point de départ 1968, parce que, avec le recul historique de cette décennie, au-delà des espérances messianiques des uns et de la nouvelle « grande peur des bien-pensants », il apparaît clairement que, pour la première fois depuis un demi-siècle, émergeait une alternative au modèle régnant de culture et au modèle de croissance. L'événement était d'autant plus significatif que cette colère ne naissait pas de la misère. En 1968, le monde occidental n'était pas en crise, mais en pleine croissance, et c'est alors qu'éclate une révolte généralisée dans tous les domaines de la vie : culturel, politique, social. Cette crise n'est pas une crise économique. Elle n'est pas née d'une dépression. L'aspiration à une « autre vie » se fait jour, sous des formes parfois apocalyptiques ou confuses, en pleine période ascendante du système, faisant éclater le contraste entre ce nouveau triomphalisme des dirigeants de la société et la prise de conscience de l'absurdité de la vie à l'intérieur de leur système. Pour la première fois dans l'histoire de l'Occident, le mouvement de mai 1968 mettait en cause à la fois le modèle de croissance et le modèle de révolution.
Il ne naissait pas dans le vide. Il avait pris sa source dans une crise non économique, mais globale et vitale, du capitalisme et dans une crise non économique, mais globale et vitale, du socialisme. En ce qui concerne le capitalisme, la guerre de la France en Algérie et la guerre des États-Unis au Vietnam dévoilaient de manière sanglante le mensonge du prétendu « libéralisme » qui pratiquait, sous des formes nouvelles, les esclavagismes anciens. Quant au « socialisme » sous la forme, où l'Union soviétique prétendait le construire, il ne pouvait plus apparaître comme une « alternative » à la « barbarie » capitaliste. Non seulement il s'était intégré à son modèle de croissance avec le mot d'ordre de « rattraper et dépasser » le monde capitaliste, c'est-à-dire suivre la même voie, mais les révélations du xx* congrès du parti communiste soviétique avaient mis au jour l'archaïsme et la barbarie de son système politique qui se révélera mieux encore après les invasions de la Hongrie puis de la Tchécoslovaquie. La fin du mythe du « socialisme soviétique », c'était la prise de conscience, par la jeunesse, qu'il n'apportait pas une solution aux problèmes de l'aliénation capitaliste du travail, de la politique, de la culture. Dans cette crise, au vrai sens du mot (c'est-à-dire le moment où l'on juge, le moment de la mise en question et du choix), la notion même de « politique » trouvait, au-delà du jeu des partis, son sens plénier, embrassant tous les aspects de la vie, du travail à la fête, du sexe à la culture. Cette faillite des deux grands mythes de l'Occident, le mythe libéral et le mythe soviétique, qui débouchait sur cette mise en cause du modèle de croissance et du modèle de révolution, était rendue plus apparente par le contraste avec les luttes des peuples du tiers monde : les luttes de libération des peuples d'Algérie et du Vietnam contre le colonialisme, la révolution maoïste, premier modèle original de révolution socialiste depuis la révolution d'Octobre 1917, et l'épopée lyrique de Che Guevara en Amérique latine. Le mouvement dépassa si largement les partis que la France connut alors la grève la plus « générale » de son histoire, par le nombre : 10 millions de grévistes, et par la diversité des couches sociales qui y participaient, avant que le mot d'ordre en soit donné, et moins encore que soient fixés des objectifs et des perspectives à la dimension des nouvelles espérances. A droite, après un flottement, les uns pensèrent à la répression (de Gaulle songea aux blindés cantonnés en Allemagne) ; d'autres, comme Pompidou, cherchèrent à temporiser, à faire des concessions en attendant qu'il devienne possible de tout noyer dans la mélasse d'une campagne électorale. Cette dernière solution se révéla efficace et permit, une fois de plus, de sauvegarder « l'ordre ». Cette triste victoire fut d'autant plus aisée que l'opposition « de gauche » avait été incapable de prendre en compte les vrais problèmes. L'aile réformiste, croyant avoir trouvé dans le mouvement des masses l'ersatz d'une majorité électorale, s'efforça de canaliser la protestation à son profit, et prétendit gérer le mouvement comme on gère une « victoire électorale » : par la politique des dépouilles, c'est-à- dire en se répartissant déjà les postes. L'autre aile de l'opposition, le parti communiste, dès le 3 mai 1968, dans un article de Georges Marchais, au lieu de jouer son rôle d'avant-garde, c'est-à-dire d'apprendre aux masses à penser clairement ce qu'elles avaient inventé confusément, rejeta en bloc tout ce qui était en train d'émerger du mouvement. Ce que Marx, nous dit Lénine,appréciait par-dessus tout : « l'initiative historique des masses », c'est ce que la direction du parti communiste redoutait par dessus tout. Aucun des mots d'ordre de la rue n'était valable puisqu'il n'émanait pas de la direction. C'est en quoi consiste l'essence du stalinisme : tout pouvoir et tout savoir viennent d'en haut. On peut dater de cet article de l'Humanité, 3 mai 1968, le jour où le parti communiste français, du fait de sa direction, est tombé en dehors de l'histoire pour n'avoir pas compris ce qui germait en elle : l'aspiration confuse, mais réelle, à un autre modèle de croissance et à un autre modèle de révolution. L'histoire ne pardonne jamais à un homme, à un parti ou à une église d'être en retard d'une mutation. Après que chacun, aux accords de Grenelle, eut plaidé non pas à partir de ce qui émergeait de nouveau à la base, mais à partir des vieux dossiers qu'il portait dans sa serviette, tous les partis, de la droite à la gauche, n'eurent d'autre préoccupation que d'arrêter les grèves pour qu'on imprime au plus vite les bulletins de vote ! La droite exploita à merveille la peur que l'on déchaînait dans tout le pays en exhibant l'image de quelques voitures incendiées comme si elles étaient le feu de l'enfer. La gauche crut naïvement comptabiliser dans les urnes tous les cris de colère qui avaient déferlé pendant deux mois, comme si l'on pouvait détourner la force d'un raz de marée en y emplissant ses seaux d'eau. A ce jeu la droite devait gagner à coup sûr. Elle gagna en effet et profita de ce répit pour récupérer tout ce qu'elle pouvait récupérer sans que l'ordre fondamental fût mis en danger. Le système ne pouvait, sans se nier lui-même, répondre aux aspirations sociales et culturelles du mouvement. Du mouvement ouvrier de mai avait émergé, avec une force jusque là inconnue, l'exigence d'une prise en main de son propre destin, de l'autodétermination des fins et de l'autogestion des moyens, à tous les niveaux : de l'entreprise, de la politique, de la culture. Les hommes du pouvoir se saisirent du mot de « participation » et le métamorphosèrent en illusoire « participation aux fruits de l'entreprise » et en une non moins illusoire offre de « cogestion », afin de l'intégrer mieux encore au système en le faisant mieux « participer » à la gestion du capitalisme. Du mouvement étudiant avait émergé une aspiration du même ordre. Et la tâche primordiale des partis qui se disaient révolutionnaires eût été, en mai, de saisir le dénominateur commun des revendications ouvrières et des aspirations des étudiants, des techniciens et des cadres, de la majeure partie des intellectuels afin de constituer un bloc historique nouveau, c'est-à-dire une union fondée sur une base de principe : la communauté d'une même visée historique. Le pouvoir leur octroya une « réforme de l'enseignement » dont l'exposé des motifs reprenait certains des slogans de mai, et dont les articles, en atomisant les universités sous prétexte de « décentralisation », rendaient chaque unité plus dépendante encore du pouvoir central. Les maîtres du jeu ne pouvaient, sans détraquer le moteur de leur sacro-sainte « croissance économique », faire vraiment place, à côté du travail, aux valeurs libératrices de « la fête », mais ils surent fort bien commercialiser les loisirs. Leur logique interne de croissance à tout prix ne leur permettait pas de prendre en compte une authentique politique de l'écologie, mais ils surent fort bien faire de la lutte contre la pollution une branche florissante de leur économie. L'émancipation sexuelle risquait d'ébranler les assises même du système en mettant en cause l'hégémonie du mâle, mais l'on pouvait aisément commercialiser la sexualité, et ce fut la politique « permissive»,
et inoffensive pour le pouvoir, du « feu vert » à la pornographie
écrite ou filmée. Nous pourrions aisément poursuivre cette énumération des réussites du pouvoir. Sur ce plan de la récupération, son succès fut tel, et la jeunesse ouvrière et étudiante de mai si bien reprise en main, que l'heureux héritier de l'habile Pompidou put se donner les gants d'accorder le droit de vote à dix-huit ans sans courir le risque de déséquilibrer le rapport des forces. Dans le même temps, les deux principales composantes de l'opposition dite de gauche ne donnaient une fois de plus à leurs troupes que la perspective d'autres élections, ne demandant une fois de plus à leur électorat, en échange d'une victoire, qu'un nouveau chèque en blanc, une nouvelle abdication du pouvoir de chacun, sa délégation, son aliénation à un parti et à ses élus : votez pour nous, et nous ferons le reste... Et Dieu sait si ce « reste » était rayonnant : pour que ça change, votez pour nous, disait l'un, et l'autre de riposter : voter pour nous, c'est changer la vie. Chacun s'empêtrait dans d'innombrables contradictions : pour les réformistes l'idéal eût été, après le grand avortement de mai, une société en laquelle aucune issue révolutionnaire n'était prévisible à vue humaine, de laquelle n'émergeait aucun projet (de ce point de vue le parti communiste donnait toutes garanties) et où une élévation du taux de croissance permettait de promettre une élévation du niveau de vie, créant l'illusion que l'on pouvait « changer la vie » sans changer le système, c'est-à-dire en gérant le capitalisme mieux que les capitalistes eux-mêmes. De ce côté, la conjoncture ne servait pas ce réformisme idéal : s'il eût été au pouvoir, c'est la crise qu'il eût fallu désormais gérer. Prolonger la cure dans l'opposition était préférable, et mettre à profit l'attente pour enlever à son voisin et rival de gauche une partie de sa clientèle. Cette opération fut d'autant plus aisée que le parti communiste était aux prises avec des contradictions plus profondes encore, dues à ses erreurs en chaîne depuis mai 1968. Ayant déjà cessé, depuis lors, de constituer une alternative « révolutionnaire » crédible au système, bien qu'en paroles il continuât à le proclamer, et voulant à tout prix retenir sa clientèle électorale dont une partie croissante allait grossir les rangs du parti socialiste, il commit l'erreur fatale de rivaliser de réformisme avec les réformistes. Alors commença la grande braderie : un beau jour, la direction décréta qu'il fallait se rallier à l'arme atomique combattue depuis trente ans ; un autre jour (et toujours selon la méthode stalinienne déjà définie), un autre décret jetait pardessus bord la « dictature du prolétariat », ce qui, en soi, pouvait être une excellente chose si l'on avait proposé une solution de rechange pour résoudre les problèmes pour lesquels Marx et Lénine avaient forgé ce concept, alors que cet abandon, faute de toute discussion qui eût permis à la base de suggérer une alternative, conduisit au plus plat électoralisme. Les abandons succédaient aux abandons : après avoir « réprouvé » l'invasion soviétique en Tchécoslovaquie, on acceptait la « normalisation»,
c'est-à-dire la mise au pas du pays par la répression systématique.
L'internationalisme prolétarien ne se définissait plus par un alignement inconditionnel sur l'URSS (encore que sa politique extérieure de puissance n'était jamais mise en cause), mais il se renversait en nationalisme, depuis le mot d'ordre de « défense nucléaire tous azimuts », jusqu'aux slogans du type « produisez français... achetez français », et au refus de l'entrée de la Grèce, de l'Espagne et du Portugal dans une « Europe » que l'on avait combattue longtemps avant de s'y rallier sans condition, sauf verbale, et de prendre rang, sur ce point, à côté des gaullistes les plus chauvins et les plus inquiétants. Enfin, dernière contradiction, et non la moindre : après avoir reconnu qu'étaient quotidiennement bafoués en URSS les plus élémentaires droits et qu'il n'y existait point de démocratie, même formelle, on la considérait néanmoins comme « socialiste », et l'on déclarait que le bilan du régime était « globalement positif ». Ainsi, après avoir défini le socialisme comme une démocratie véritable et non plus formelle, pénétrant l'économie et la culture comme la politique, on prétend qu'un pays peut être socialiste en foulant aux pieds toute liberté. Étrange visage du socialisme !

Roger Garaudy, Appel aux vivants                             A SUIVRE Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest Libellés : Histoire, Roger Garaudy

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