Magazine Politique

La lutte de classe pour la pureté de l’arabe en Égypte

Publié le 14 février 2018 par Gonzo
La lutte de classe pour la pureté de l’arabe en ÉgypteClassique ou dialectal pour parler d’amour ? (cadeau de la Saint-Valentin !)

Les Algériens (évoqués la semaine dernière) sont loin d’être les seuls à avoir des problèmes avec leur(s) langue(s) ou, plus exactement, avec la difficulté à faire cohabiter les usages publics et plus ou moins officiels de « l’arabe standard » avec les très nombreuses « parlures » du quotidien où l’expression peut se décliner selon d’innombrables registres sociaux et régionaux, éventuellement très éloignés de la norme officielle. Les Égyptiens, apparemment, découvrent le problème, et c’est plutôt une nouveauté.

L’heure doit être grave, en effet, pour que l’Académie de langue arabe du Caire ait soumis, en octobre dernier, un projet de loi pour la défense de l’arabe. S’il venait à être discuté rapidement par les parlementaires – ce que personne n’a l’air de croire – l’usage (exclusif) du « bon arabe » serait obligatoire dans la plupart des activités publiques : les médias naturellement, mais aussi l’ensemble des formalités administratives, les activités éducatives, la vie associative, les commerces, la publicité et autres signes dans l’espace public, etc. Les infractions pourraient entraîner des sanctions allant jusqu’à 6 mois de prison et l’équivalent de 9 000 euros, dans un pays où, selon les statistiques officielles, presque un tiers de la population de plus de 10 ans souffre d’illettrisme !

Un tel projet met en évidence la crise profonde d’un pays qui tourne à ce point le dos à ses réalités. Plus que jamais, et en particulier depuis la révolution du 25 janvier 2011 qui aura au moins eu cet effet, l’expression en égyptien est présente dans l’espace public, dans les médias et même dans la littérature où l’on voit se multiplier de nouvelles écritures qui inventent des combinaisons originales entre les registres linguistiques (outre celle-ci, voir les nombreuses références à l’onglet « langue » sur le côté gauche de ce billet). Les membres de l’Académie de langue arabe peuvent s’en inquiéter, et avec eux ceux qui pensent plus largement que la question linguistique et la lutte contre le « régionalisme » sont au cœur du projet politique arabe, mais il faut être vraiment désemparé pour imaginer que la loi des hommes puisse imposer le strict emploi de la langue du Coran au temps où les effets de la révolution numérique se combinent avec l’explosion démographique !

Ce repli sur la défense craintive de la pureté linguistique est plutôt inédit pour l’Égypte. Le pays a en effet connu, durant les premières décennies des luttes contre l’occupant étranger au tournant des XIXe et XXe siècles, une étonnante et très méconnue mobilisation populaire qui avait pour principal véhicule l’égyptien. Comme l’explique Ziad Fahmy dans un livre essentiel et trop peu connu (Ordinary Egyptians, Stanford UP, 2011), l’Égypte a inventé son identité moderne, entre les années 1870 et 1920, à la faveur d’un « média-capitalisme » où régnait en maître l’expression dialectale. Sa position plus que dominante au sein du système culturel régional, avec l’essor du cinéma parlant, a ouvert à l’âge d’or de la chanson arabe durant les décennies qui suivirent. Cette histoire a doté les Égyptiens d’une extraordinaire confiance dans leur propre langue, au point d’arriver à persuader la majorité des arabophones qu’elle était à coup sûr la plus belle, la plus romantique et même la plus authentiquement « arabe » notamment aux yeux de ceux qui avaient mis leur foi dans le projet national incarné par Nasser (lequel privilégiait l’expression dans le registre égyptien) !

Aujourd’hui, comme on le devine à la lecture de cet article (en arabe), le sentiment, très neuf encore une fois, d’une décadence linguistique associe indissociablement deux phénomènes : d’un côté la perte du prestige de l’égyptien sur le plan régional, de l’autre, la dégradation du dialecte national devenu de plus en plus « vulgaire ». Le premier aspect est celui qui a fait l’objet du plus grand nombre de commentaires. Pour le résumer, il suffit de rappeler que la disparition conjointe de Nasser et d’Oum Koulthoum au début des années 1970 marque symboliquement la perte du leadership égyptien sur la région. Au fil des décennies, il sera remplacé par la montée en puissance des monarchies pétrolières qui, en exploitant nombre de savoir-faire locaux (libanais et palestiniens notamment), vont imposer leur main-mise sur les médias d’abord, l’industrie des loisirs ensuite et, de plus en plus aujourd’hui, sur le réseau des institutions culturelles de prestige (musées, festivals…). Ce déplacement au détriment de la centralité égyptienne se note sur le plan linguistique par une présence et un « prestige » plus grands des parlers syro-libanais mis en vedette par les starlettes de la chanson et plus encore dans les feuilletons (même s’ils sont turcs car ils sont alors doublés en syrien).

Le second volet du nouveau « malaise linguistique » égyptien me semble moins souvent traité. A partir des années 1970, on assiste à la conjonction de différents facteurs : la massification de l’exode rural et les progrès de l’enseignement qui créent des viviers de clientèle pour de nouvelles pratiques culturelles ; les politiques culturelles sur le long terme qui cèdent la place à des actions sur le registre de l’éphémère et du spectaculaire (la dialectique du tathqîf et du tarfîh en arabe) ; les industries culturelle locales qui se développent dans le contexte de la mondialisation… Sur le plan culturel, les conséquences sont une marginalisation des anciennes formes culturelles légitimes, plutôt élitaires et partagées par les bourgeoisies urbaines, au profit des pratiques populaires destinées au marché de la consommation de masse. Dans un contexte de grande crise, et pas seulement économique, la petite-bourgeoisie égyptienne ne se reconnaît même plus dans « son » dialecte, celui des vedettes de la comédie musicale « de papa ». À en croire ces nouveaux nostalgiques, dont certains voudraient comme on l’a vu un improbable retour à une mythique pureté linguistique, celle du « bon arabe », les succès d’aujourd’hui ont pour véhicule une langue « souquie » (سوقي, du mot souq pour « marché », à comprendre comme l’équivalent de vulgaire, grossier voire ordurier). Un mot extrêmement fort par conséquent, pour déclasser les registres de l’expression populaire en les assimilant à la « racaille » sociale, celle des « sauvageons » de banlieue pour reprendre le vocabulaire hexagonal.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Gonzo 9879 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines