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Photographie et langage chez Roland Barthes : l’impossible adéquation

Publié le 12 mars 2018 par Frontere

La Chambre claire[1] soulève des questions quant au rapport entre photographie et langage. La réflexion qui suit vise à montrer comment chez Roland Barthes l’objet photographie part du langage pour s’en éloigner. Dans une optique strictement linguistique, Barthes reconnaît à la Photographie une ʺintentionnalitéʺ. Afin d’éclaircir ce premier point, il est nécessaire de commencer par expliciter cette notion de ʺlangageʺ.

Qu’est-ce qu’ʺunʺ langage ? L’article indéfini met l’accent sur le langage en général et donc sur la pluralité des langages. Un langage est une fonction de communication, dont les limites sont définies par la société, la culture et le goût dominant. Ainsi, un langage est nécessairement contingent et arbitraire, historiquement et socialement situé. Cette communication implique un code, un système de signes communs et répétables. Le signe linguistique est une image acoustique unie à un signifié, c’est-à-dire un concept. Dans le cas du langage humain, l’énonciation du signe linguistique, ou signifiant, présuppose une intention préalable, et c’est bien dans cette perspective que l’on pourrait situer une première approche de la Photographie dans La Chambre claire.

Barthes identifie un élément qui fonde une part de l’intérêt énonciatif dans la Photographie : il s’agit du « studium ». Ce terme latin renvoie à la Photographie comme produit conventionnel qui mobilise des savoirs. Voici ce que Barthes écrit à propos du « studium » dans le chapitre 11: « Reconnaître le « studium », c’est (…) rencontrer les intentions du photographe, (…) mais toujours les comprendre, les discuter en moi-même, car la culture (dont relève le « studium ») est un contrat passé entre les créateurs et les consommateurs. Le « studium » est une sorte d’éducation (savoir et politesse) (…) »[2] ; il y a bien, dans le « studium » d’une photographie, ʺintentionnalitéʺ et ʺsignifianceʺ au sens de transmission intentionnelle d’une information, d’un message à la fois social et culturel. Considérons, en guise d’exemple, la photographie de William Klein intitulée « Le premier mai 1959 », dont l’auteur parle un chapitre plus loin : Barthes soutient que le photographe lui apprend « comment s’habillent les Russes » et note « la grosse casquette d’un garçon, la cravate d’un autre, le foulard de la tête de la vieille, la coupe de cheveux d’un adolescent… »[3]. On est ici face à une ʺlectureʺ de la photographie observée, dans la mesure où un message d’une certaine nature est investi en elle. Mais à ce niveau, la Photographie est semblable à tous les autres supports de langage, dans la mesure où elle exprime une signification dont la lecture nécessite une activité de l’esprit.

À ce stade de la réflexion, on peut donc percevoir la Photographie comme une faculté d’exprimer une pensée. C’est là un aspect du langage que René Descartes développe dans le Discours de la méthode où il écrit qu’ « Il n’y a point d’hommes si hébétés et si stupides (…) qu’ils ne soient capables d’arranger ensemble diverses paroles, et d’en composer un discours par lequel ils fassent entendre leurs pensées ; (…) »[4]. Nous voici face à la Photographie entendue comme « discours », vecteur d’une « pensée ».

En résonance avec cette dernière considération, voici ce que l’on trouve de frappant dans le chapitre 15 : « (…) la Photographie est subversive, non lorsqu’elle effraie, révulse ou même stigmatise, mais lorsqu’elle est pensive. »[5] Cela signifie que, selon l’auteur, une photographie qui contient en elle-même une pensée, qui induit le spectateur à réfléchir, peut s’avérer dangereuse ; c’est le cas notamment des photographies qui dévoilent un engagement ou un parti pris politique : « Les nazis » écrit-il dans le même chapitre, « censurèrent Sander parce que ses visages du temps ne répondaient pas à l’esthétique de la race nazie. »[6]. Néanmoins, Barthes ne va pas s’intéresser à cette relation d’extériorité et aux messages véhiculés par la Photographie : il va s’attacher à l’examen de ses propriétés, au propre de l’énonciation photographique qui habite l’objet photographie de l’intérieur. Et, en conséquence, ce n’est pas dans le « studium » qu’il va le rechercher.

Barthes oppose le « punctum » au « studium ». Le « punctum » est un détail, un élément partiel qui vient perturber la grille socioculturelle d’une photographie. Le « punctum », c’est ce qui fait sens sans renvoyer à une signification. Établissons dès à présent une petite distinction pour clarifier ces deux termes : une signification est une idée intelligible qui vise à apporter une explication ou une définition ; ce qui fait sens, c’est ce qui donne l’intuition d’une chose sans la nommer. De ce point de vue, le « punctum » met en question le rapport entre langage et signification, entre signifiant et signifié : en effet, au-delà de tout code linguistique socialement défini, le « punctum » relève des mouvements de la subjectivité, il touche le ʺmoiʺ du récepteur. Voici un exemple de surgissement du « punctum » au sein du « studium » que l’on trouve dans le chapitre 19 : le « Portrait de famille » de 1926 de James Van der Zee[7] montre une famille noire américaine ; le « studium » y est évident : cette photo est un document historique en quelque sorte, qui donne à voir comment les Noirs américains s’efforcent de se hisser au même rang social que les Blancs, notamment par l’endossement des mêmes attributs vestimentaires.  Mais voilà que la ceinture et les souliers de la dame font irruption dans la lecture du « studium » : des accessoires aussi démodés éveillent chez Barthes « une grande bienveillance, presque un attendrissement.»[8] Une photographie devient ainsi un événement, une expérience de la singularité au-delà des universaux communs linguistiques. Cet affranchissement du code grâce au « punctum » révèle un potentiel communicationnel inédit de la Photographie, qui vient bouleverser le champ de la communication propre au langage.

En se tournant vers la spécificité de la Photographie, vers ce qui la caractérise, Barthes est en mesure de questionner le rapport de la Photographie à sa référence : car le « punctum » est un objet réel lui-même situé dans la réalité de l’objet photographie. Le référent de la Photographie, ou ce qu’on peut également appeler, rappelons-le, ʺle signifiéʺ, à savoir l’objet auquel renvoie le support expressif, se distingue à deux égards de celui des autres systèmes de représentation: le référent photographique est tout d’abord l’objet « nécessairement réel », explique l’auteur dans le chapitre 32, qui a nécessairement été placé à un moment donné devant l’objectif ; il n’est pas la chose « facultativement réelle » à laquelle peuvent renvoyer les signes d’un dessin, d’un discours ou d’un tableau, et Barthes insiste là-dessus dans le même chapitre : « La peinture, elle, peut feindre la réalité sans l’avoir vue. Le discours combine des signes qui ont certes des référents, mais ces référents (…) sont le plus souvent des chimères. Au contraire (…) dans la Photographie, je ne puis jamais nier que la chose a été là. Il y a double position conjointe : de réalité et de passé. Et puisque cette contrainte n’existe que pour elle, on doit la tenir, par réduction, pour l’essence même, le noème de la Photographie. »[9] Cela n’est que trop clair : on ne peut photographier un signe sans l’avoir vu. À partir de là, il y a incompatibilité entre photographie et discours: un discours, qui est un énoncé linguistique organisé, peut mentir quant à l’existence d’une chose, une photographie, elle, ne peut pas : elle est fondée sur l’authenticité.

Se dessine dès lors, une tension entre mensonge discursif potentiel et certitude photographique inévitable. Lorsqu’on a une photographie devant les yeux, le signifié nous est immédiatement donné à voir, en même temps que l’objet photographie. C’est bien ce que donne à entendre l’observation suivante, située dans le chapitre 2 : « On dirait que la Photographie emporte toujours son référent avec elle, (…) ils sont collés l’un à l’autre, (…) »[10] de plus, le référent nous est livré dans son être particulier et singulier, sans aucun recours à une structure langagière : « Dans l’image, l’objet se livre en bloc et la vue en est certaine – au contraire du texte ou d’autres perceptions qui me donnent l’objet d’une façon floue, discutable, et m’incitent de la sorte à me méfier de ce que je crois voir » précise l’auteur dans le chapitre 44[11]. Ainsi, l’objet photographié a certainement existé, son existence à un moment donné dans le passé est indubitable.

Et ce qui est le plus important, c’est bien cette certitude du ʺça a étéʺ : en effet, « (…) aucun écrit ne peut me la donner » soutient Barthes dans le chapitre 36, « c’est le malheur (mais aussi peut-être la volupté) du langage, de ne pouvoir s’authentifier lui-même. »[12]. Revenons à ce que l’on a mentionné plus haut : « (…) dans la Photographie, je ne puis jamais nier que la chose a été là. Il y a double position conjointe : de réalité et de passé. » Le fait que la Photographie nous mette face à un événement qui a été et qui ne pourra plus jamais être, qu’elle soit en mesure de reproduire « mécaniquement ce qui ne pourra plus se répéter existentiellement »[13], met l’accent sur l’intensité du rapport que la Photographie entretient avec le Temps.

C’est sur ce dernier aspect que l’on pourrait conclure cette réflexion : ce qui fait le propre de la communication photographique selon Barthes, ce ne sont pas des codes culturellement et socialement donnés, pas plus que la dimension visuelle ou le punctum : c’est bien ce rapport au Temps, qui rapproche tout appareil photographique des instruments de mesure du temps : les cloches, les horloges, les montres…

Une photographie présente un référent particulier ancré dans un passé à jamais inaccessible : c’est là la grande valeur de la Photographie à l’échelle de la civilisation.

Ainsi, voilà pourquoi la Photographie nous trouble : parce qu’elle constitue un retour de ce qui est révolu, de ce qui est mort. Elle dit d’une chose qu’elle est morte et qu’elle va mourir et ce, dans un même mouvement, comme le montre cet exemple impressionnant situé dans le chapitre 39 : « Devant la photo de ma mère enfant, je me dis : elle va mourir : je frémis, tel le psychotique de Winnicott, d’une catastrophe qui a déjà eu lieu. Que le sujet en soit déjà mort ou non, toute photographie est cette catastrophe. »[14] Une photographie est bel et bien un tombeau poétique.

[1] Édition de référence : « La Chambre claire », dans Roland Barthes, Œuvres complètes, Tome V, Paris, Éditions du Seuil, 1995

[2] Ibidem, p.810

[3] Ibid., p.811

[4] René Descartes, Discours de la méthode, Paris, Vrin, 1984, p.121

[5] « La Chambre claire », op. cit., p.818

[6] Ibidem

[7] Ibid., p.822-23

[8] Ibid.

[9] Ibid., p.851

[10] Ibid., p.793

[11] Ibid., p.875

[12] Ibid., p.858

[13] Ibid., p.792


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