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Le troc dans le marché en Russie post-soviétique

Publié le 06 juillet 2008 par Anonymeses

Le troc dans le marché. Pour une sociologie des échanges dans la Russie post-soviétique

Un ouvrage de Caroline Dufy, avec une préface de Florence Weber (L’Harmattan, coll. "Pays de l’Est", 2008)

[A paraître sur Liens Socio]
Economiste de formation, spécialiste de la Russie et ethnographe, Caroline Dufy nous propose avec Le troc dans le marché. Pour une sociologie des échanges dans la Russie post-soviétique un ouvrage extrêmement consistant, issu de sa thèse de sociologie dirigée par Jacques Sapir et soutenue en 2004 en présence de Natalia Chmatko, Directrice de l'Institut de sociologie de Moscou, Philippe Steiner, Laurent Thevenot, et Florence Weber, Professeure à l'Ecole normale supérieure. Cette thèse, consacrée à l'émergence du problème du troc dans les années 1990 en Russie, vise à éclairer les évolutions du phénomène dans le contexte économique de l’époque, tout en expliquant les raisons politiques et théoriques du succès considérable du débat sur le troc dans les années 1990 en Russie. Fondé sur une enquête de terrain menée dans des entreprises de la région de l'Oural et sur des entretiens effectués auprès de chefs d'entreprise et de professionnels russes du marché, ce travail s’inscrit dans le courant de la Nouvelle Sociologie Economique (NSE) qui, dans le sillage du sociologue américain Mark Granovetter, a cherché à investir les champs du monde contemporain auparavant réservés aux économistes tels que la monnaie ou la finance. Elle s’inscrit également avec Florence Weber, qui préface l’ouvrage, dans le courant de l’ethnographie économique[1].

Ni les scientifiques, ni les réformateurs n'avaient prévu la croissance rapide et importante du troc dans l'économie russe des années 1990. Au contraire, la transition au marché était supposée éradiquer un troc résiduel, issu de l'économie soviétique. Dès lors, la croissance du troc dans toute la décennie 1990 est considérée par les économistes, les statisticiens et les dirigeants politiques comme un archaïsme, une anomalie de l'économie russe, incompatible avec la transition à l'économie de marché.

Le troc a d'abord été constitué en indicateur statistique homogène. Les économistes s'en sont emparés pour l'ériger en « problème économique ». La première partie de l’ouvrage revient sur le processus d'objectivation et de normalisation du phénomène original que constitue le troc. Inédit statistique, la mise en place d’une comptabilité du troc fait débat. Le choix de la mesure du troc au début des années 1990 apparaît comme un hasard, qui s’inscrit dans le contexte de construction d’un système capitaliste. La construction du marché en Russie guide les décisions de recherche mais également les formulations adoptées ainsi que les principes théoriques sous-jacents. L’influence théorique dominante est occidentale et libérale, ce qui explique la modalité d’appréhension du troc essentiellement négative. A partir de 1996, la problématique du troc fait l’objet d’une littérature importante, dans la presse scientifique russe et internationale. Les interprétations proposées du troc attestent d’une diversité étonnante. Le troc est perçu comme la conséquence des insuffisances des réformes accomplies et des politiques adoptées, il est perçu comme la preuve de la continuité avec la période soviétique ou au contraire comme une force de déstabilisation due aux réformes. Caroline Dufy propose une typologie des interprétations, en restituant, leur cadre théorique, mais également le cadre institutionnel qui les soutient. Elle distingue sept analyses différentes du troc assez consistantes pour être ordonnées en types idéaux. Indéniablement bien documentée, cette partie de l’ouvrage est dense et complexe. Caroline dévoile les arcanes des interprétations concurrentes d’un phénomène inédit, en cartographiant le paysage embrouillé de la Russie post-soviétique, mettant à jour les enjeux de la compréhension et du monopole interprétatif du troc. La seconde partie de l’ouvrage reconstruit la prise en charge politique du troc en le traduisant comme un rapport de force politique et social. L’objet troc a accédé à la sphère politique où il a acquis le statut d'objectif de politique économique pour être enfin l'objet d'une codification juridique destinée à encadrer les transactions économiques. La catégorisation juridique du troc se différencie de sa définition statistique, étudiées en première partie : elle procède d’une logique de classification, de requalification du phénomène.

Le milieu de la décennie 1990 est marqué par la défaite des régions dans le rapport de force politique et le passage à la lutte contre le troc. Mais plusieurs modèles de normalisation étaient possibles. Les autorités fédérales pouvaient faciliter l’accès des régions à la monnaie centrale, il était possible de ratifier et de réglementer les monnaies émises par en-bas et de s’appuyer sur la participation des régions au processus de normalisation monétaire. Enfin une méthode radicale consistait pour le Centre à interdire les monnaies alternatives. C’est le schéma de contrainte par le haut qui a été adopté. Les cas de figure sont nombreux parmi les 89 régions que compte la Fédération de Russie. Ils se déclinent depuis les situations les plus conflictuelles, comme celles de la Tchétchénie et à un moindre degré de la République du Tatarstan, jusqu’à des comportements d’allégeance vis-à-vis du Centre. Cet effort d’unification vise à contrer les tentations de désintégration appuyées sur des partitions monétaires. Dans cette perspective, le troc serait alors un signe tangible de fragmentation, territoriale, sociale, économique ou ethnique. Le troc porte en germe la menace d’une contestation de l’autorité de l’Etat central. La standardisation des transactions renforce l’Etat détenteur du monopole d’émission monétaire. La normalisation a été réalisée par étapes. La première moitié de la décennie est marquée par l’utilisation de monnaies parallèles au rouble. Dans la période suivante, les schémas d’échange se sophistiquent pour faire face à la contrainte budgétaire.

La troisième partie de l’ouvrage s’attache à montrer les conséquences pratiques de la normalisation monétaire. Comment ce phénomène s'incarne et est vécu dans la réalité des pratiques des professionnels des échanges marchands. Quels sont les effets concrets des réformes comptables ? On rentre alors proprement dit dans l’analyse ethnographique du troc, dans la région de l’Oural. L’enquête de terrain est approfondie, mêlant observation participante, recueil d’entretiens et analyse de documents auprès de quatre entreprises. Pour les professionnels de l'échange, les discours économiques sur le marché informent beaucoup moins les transactions, que ne le font la comptabilité et les dispositifs juridiques.

Le livre de Caroline Dufy ouvre une fenêtre de compréhension sur une réalité multiforme, aux interprétations concurrentes et aux usages dépendants des rapports de force. Comme le souligne Florence Weber dans sa préface, ce « grand livre » offre un cadre d’analyse riche, dont nombre de recherches pourraient s’inspirer : éudier ensemble les représentations politico-scientifiques d’un phénomène économique, sa réglementation et les pratiques économiques concrètes qui prennent appui sur les dispositifs matériels et juridiques existants et exploitent les zones d’ombre comme marges de manœuvre.

par Frédérique


[1] L’ethnographie économique, Caroline Dufy et Florence Weber (La Découverte, coll. "Repères", 2007, 122 p.)


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