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Todd Hido, une photographie atmosphérique

Publié le 23 avril 2018 par Thierry Grizard @Artefields

Todd Hido, narration et photographie

Todd Hido, photographie, narration, cinématographique, Etats Unis | Publié par Thierry Grizard le 23 avril 2018 pour artefields.net


Todd Hido et l’entre-deux

La photographie est depuis ses origines aux prises avec une dualité intrinsèque entre l’objectivité supposée et le parti pris subjectif. Le travail de Todd Hido, (né en 1968, à Kent, Ohio), se situe au sein de cet entre-deux, entre une approche documentaire et une « esthétique » de l’atmosphère et de l’étrangeté du quotidien. Le parcours du photographe américain est une forme de narration par suspension et suggestion.

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La photographie est certes une reproduction mécanique du visible, mais l’œil qui cadre et décide du bref instant de la prise de vue est foncièrement subjectif et fragmentaire. Dès lors le partage entre la fonction documentaire et l’intersubjectivité — le moment empathique — voire l’imaginaire a pesé sur toute l’évolution de la photographie. La démarcation originelle sépare donc les pictorialistes de Marey ou Muybridge ; l’école de la Nouvelle Objectivité de Albert Renger-Patzsch des surréalistes, etc.

Todd Hido oscille entre ces deux pôles, il pratique des prises de vues, (au Pentax 6 x 7), sans mise en scène — sinon le cadrage —ni retouches lourdes à la Gursky. Il part donc d’une base documentaire, notamment sur le suburbain, mais avec le projet délibéré de trouver un contexte propice à suggérer une humeur, une atmosphère, souvent très cinématographique, susceptible d’amener une narration de « l’avant », sur ce qui a précédé ce moment d’étrangeté et qui permettrait d’en saisir précisément le mystère. Tout le travail de Todd Hido relève du « ça me fait penser à ça ! »

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Déambulation et cinématographie

Les images très composées de Todd Hido, évoquent des scènes de film, il revendique d’ailleurs les influences de David Lynch, Hitchcock mais surtout de Charles Laughton avec « The Night Of The Hunter » ; par ailleurs, ses clichés semblent formellement se rapprocher de la « Staged Photography ». Pourtant le photographe américain travail à l’instinct, sans idée préconçue. Il déambule en voiture dans les banlieues américaines, aux périphéries, là où l’habitat est quelconque, sans ostentation sociale. Cette partie du corpus est aussi à considérer dans la perspective de l’héritage de Lewis Baltz, Ed Ruscha, William Egglestone, et Robert Franck. Influences que le photographe assume sans difficulté.

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Todd Hido accomplit la majorité de ses périples la nuit, ou à la tombée du jour, quand la lumière devient « cinématographique », soit en rappelant les codes des thrillers quand il s’agit de la lumière artificielle ; ou en utilisant la lumière du coucher de soleil si appréciée des cinéastes, qui allonge les ombres, les assombrit, tout en nimbant les contours d’irisations diverses. Or le propre de ces lumières nocturnes, urbaines ou crépusculaires est de dramatiser la « scène ». C’est la raison pour laquelle Todd Hido dit qu’il travaille comme un documentariste mais qu’il « rend », traite, ses images comme un artiste. C’est aussi pourquoi certaines de ses photographies présentent des similitudes avec le travail de Jeff Wall qui recompose entièrement le réel pour ensuite le photographier comme un documentariste. Todd Hido quant à lui procède comme un reporter du périurbain mais pour le théâtraliser.

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Les poses longues nocturnes participent de cet effet d’artificialité, elles procurent au lieu une lumière de surcroît qui n’existe pas, elle transforme les fenêtres éclairées — toujours occultées par un rideau — en énergie que la demeure semble presque émettre, à l’instar d’une pulsation intime. Les fenêtres de Todd Hido ne sont pas de celles à travers lesquelles on épie les habitants, elles sont des adresses au « spectateur ». Il y a fréquemment dans les îlots d’intimité que capture l’artiste un aspect anthropomorphique.

Une autobiographie atmosphérique

Todd Hido est un enfant des banlieues typiquement américaines. Il a connu une adolescence relativement agitée, et ne cessait de déambuler en BMX, (dont il a été champion de l’état d’Ohio à plusieurs reprises). Il dit lui-même qu’il était un mauvais garçon, que le vélo sportif et la photographie l’on sauvé d’une vie de délinquant. D’ailleurs en guise d’explication touchant ses images il n’hésite pas à livrer de longs récits détaillés sur son enfance ou sur les conditions et moments de prise de vue. C’est que pour Todd Hido les banlieues et paysages périurbains qu’il parcourt sont comme autant de remémorations, à tel point que dans une conférence donnée en 2013, il dévoile la carte d’un de ses lieux d’errance photographique qu’il considère comme la reproduction de ses itinérances de jeunesse. Il est, par conséquent, dans une intimité subjective profonde avec ces lieux considérés par beaucoup comme impersonnels, « sans âme ». La photographie fonctionne pour lui sur le registre de la résonance émotionnelle délibérée. Il crée des récits atmosphériques.

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Paysages de pluie

Si le travail de Todd Hido est, à travers une pratique de reporter à l’affût d’un lieu évocateur, le fruit d’une rencontre hasardeuse, la facture n’est absolument pas celle du document ou du reportage, la manière est, tout au contraire, cinématographique bien qu’il n’utilise aucun artifice pour y parvenir. C’est un des tours de force du travail du photographe, les effets très élaborés sont directs, pas d’éclairage d’appoint, pas d’accessoires en général, aucun assistant, etc.

C’est encore plus frappant dans le cas des photographies de paysage. Concernant les clichés des périphéries, Todd Hido utilise un subterfuge technique d’une rusticité déconcertante, en effet dans ses trajets narratifs en voiture il capture des scènes de nature, plus ou moins altérées et toujours solitaires, à travers son pare-brise embué ou couvert de gouttes d’eau. Il en résulte des images depuis la cabine, délimitées par la carrosserie et effilochées ou floutées par la condensation. La métaphore est évidente, ces images de paysages sont des images « intérieures », des états de conscience.

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Lorsque Todd Hido déclare qu’il rend ses images tel un artiste, cela se vérifie dans le travail paysager, lequel est éminemment pictural. On pourrait, sans trop extrapoler, faire un parallèle avec les paysages de Gerhard Richter. Le peintre allemand s’est durablement penché, dans la partie « photo réaliste floue » de son œuvre, sur la surface de représentation, sur le mince plan de figuration du réel que constitue le cadre de la toile. Or Todd Hido, dans son désir d’ouvrir des perspectives narratives à partir d’un état suspendu des choses, utilise dans les séries paysagères un procédé pictural similaire. Le pare-brise est comme la projection mentale du film — aux deux sens du terme — de la pellicule où la réalité étiolée ne peut, en vérité, être reproduite mécaniquement. Toute réalité humaine est un état perceptif, émotionnel, socialement et culturellement déterminé, l’impression photographique ne peut délivrer aucun fait de cet ordre. Pourtant en reproduisant un état, en soi insignifiant, le photographe peut rendre, sinon visible, tout du moins « perceptible », une singularité en la projetant mécaniquement — précisément   — sur le film de la pellicule.

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Les traces du lieu et la lumière

Todd Hido, dans sa série sur les intérieurs, a développé un sujet similaire aux paysages. Travail qui s’est étiré sur plusieurs années comme chacune des « séries » que le photographe a constituées. Avec les intérieurs, le photographe a demandé à un agent immobilier de lui faire visiter une grande quantité de logements après déménagement des précédents propriétaires ou locataires. Il lui fallu beaucoup de temps pour obtenir satisfaction, il ne voulait ni de demeures apprêtées, ni trop délaissées. En effet, Todd Hido est intéressé, avant toute chose, par les traces qu’ont laissées les résidents du lieu, en particulier les marques d’usure, les encadrements de portes salis, les plinthes décaties par les chocs, les fils électriques esseulés, etc. C’est encore une fois pour lui l’occasion d’ouvrir des lignes narratives. Toutefois, il ne se contente pas des scènes de lieux abandonnés, dans chacun de ces clichés la lumière joue le rôle principal. Les fenêtres sont souvent dans le cadre, à l’instar de nombreux plans de film de Kubrick, « Shining » notamment. La lumière vient presque toujours vers le « spectateur » chez Hido, qu’il s’agisse des maisons vues depuis la rue, ou depuis l’intérieur d’habitats inhabités.  Le photographe américain, dans un de ses clichés, ira jusqu’à citer explicitement Hiroshi Sugimoto et ses « Theaters» où il exposait la pellicule pour toute la durée de la projection d’un film, ne conservant sur l’image finale que l’architecture comme vestige et la lumière intemporelle. Cette référence constitue une clé d’interprétation du travail de Todd Hido, qui est, en partie, articulé sur le temps, la mémoire, l’intersubjectivité.

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Portraits, l’entre-deux encore

La « série » des portraits a été le fruit d’un long travail de maturation, elle est comme un aboutissement lent et probablement difficile du travail sur les maisons anthropomorphiques et les paysages « intimes » ou « intérieurs ». Todd Hido dans ces portraits de femmes, parfois vêtues comme dans un film des années 1960, se permet d’être plus explicite. On pénètre dans les maisons qui demeuraient jusque-là interdites et les intérieurs vides se peuplent de personnages qui délivrent quelques éléments supplémentaires à l’intrigue. On peut supposer que le photographe, dans ces reconstitutions ou mises en scènes rapides avec très peu d’accessoire, a tenté de dresser une forme plus directe d’autobiographie, qui demeure cependant insaisissable. Là encore la lumière joue un rôle essentiel, non seulement elle est fréquemment dans le champ, quelque fois à l’instar d’un Edward Hopper, (d’autant plus que quelques poses rappellent certaines toiles), mais elle rythme l’image, tout en découpant les modèles, exactement comme on le faisait dans les films des années 1950.

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Hormis ces références plus ou moins implicites et la dominante cinématographique, pour Todd Hido l’essentiel est avant tout le « Between The Two », c’est à la fois le titre de la monographie abordant cette série et le sujet lui-même. A l’image d’un Emmet Gowin, qu’il admire, Todd Hido veut, exactement comme dans les paysages urbains ou les maisons, atteindre une forme d’épiphanie, une relation qui fait émerger un moment singulier. Cependant à la différence d’Emmet Gowin qui est un véritable reporter, presque mystique, de l’intime, Todd Hido intègre ses images dans un fil explicitement narratif qui se perçoit très bien dans les monographies, en particulier « Between The Two » qui alterne vues de rues, paysages, lieux intérieurs et modèles dans des relations elliptiques évoquant les effets de montage du cinéma.

Todd Hido maintient donc ensemble des lignes de forces apparemment contradictoires, le documentariste et l’onirisme, le dépouillement et la sophistication, l’autobiographique et l’ellipse, le photographe américain fait de ces conflits, potentiellement déstructurant, des paradoxes visuels envoutants.

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Photographies : © Todd Hido

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