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Le Cinquième principe. Quel style pour une dystopie ?

Par Balndorn

Le Cinquième principe. Quel style pour une dystopie ?
Résumé : Terre, 2043. Yarin Radeanu est un riche voyageur originaire de Diaspar, ville extraordinaire où l’aristocratie débauchée néglige le reste miséreux de la planète, et prêt à tuer pour s’emparer de l’Antarctique – devenue la ressource essentielle d’eau potable. Diaspar gère directement ou indirectement la planète et ses habitants tandis que les gouvernements officiels sont des organes vidés de tout pouvoir. La diffusion rapide dans le monde entier des PEM (Prothèses Électroniques Mémorielles), implants cérébraux permettant de communiquer instantanément par un simple acte de volonté, a rendu l’esprit de chaque personne vulnérable aux attaques externes, tel un ordinateur. Les spéculations financières ont perduré : tout le monde peut s’endetter sans contrôle et émettre des obligations personnelles à long terme ; l’esclavage est légalisé dans le monde entier, ce qui a officialisé des conditions de vie terribles pour une grande partie de la population. Dans ce scénario infernal font irruption les E.E. (Événements Exceptionnels), des phénomènes physiques inexpliqués, peut-être les premières preuves d’une nouvelle théorie physique, le soi-disant Cinquième Principe, tandis que la découverte d’une réalité parallèle, le monde B, promet paix et bonheur à des millions de déshérités.
Suffit-il d’avoir une vision méchamment sombre de l’avenir pour écrire une bonne dystopie ? Non, bien entendu. Il faut du style. Ce dont manque Le Cinquième principe, de Vittorio Cattani.
À trop coller l’esth-éthique du capitalisme…
Le Cinquième principe se plaçait pourtant sous de bons auspices. Une publication aux éditions La Volte, où paraissent les ouvrages d’Alain Damasio (dont le groupe rebelle de La Zone du Dehors a fourni le nom), augurait d’un ouvrage très critique du capitalisme contemporain. Effectivement, Catani regorge de détails accablant l’ennemi : la mode des PEM – prothèses électroniques mémorielles – qui asservissent plus qu’elles ne libèrent leurs utilisateurs ; Diaspar, anagramme de « paradis », mégalopole occulte du capitalisme mondialisé ; les skycars, avec lesquels on débarque en Afrique en à peine quelques heures pour contempler une catastrophe naturelle…Malheureusement, le romancier italien s’abîme sur un écueil : à trop vouloir décrire le vide qui ronge cette société, il s’y précipite lui-même. Son écriture est aussi aseptisée que la civilisation qu’il rejette. Il y manque la « gniaque », cette énergie verbale chère à Damasio qui anime ses personnages à vivre malgré les forces hostiles – ou plutôt, grâce aux forces hostiles, comme dans La Horde du Contrevent. Inversement, Cattani ne pratique pas l’écriture blanche à un aussi degré de perfection qu’une Marguerite Duras, dans un tout autre genre. L’autrice de Moderato Cantabile trace un écrin de blancheur, sculpte le vide avec des mots dont elle épuise le sens pour les emplir de sensations nouvelles.Dans Le Cinquième principe, ni énergie vitale, ni sublimation formelle. Trop factuel, trop narratif, le roman ne parvient pas à subvertir esth-éthiquement le modèle capitaliste, dont, paradoxalement, il reprend les traits. Prenons une description au hasard, par exemple celle qui ouvre le premier chapitre consacré à Manu et Laurì :
« Manu tendit une main de l’autre côté du lit avant de se rappeler avec résignation qu’il était seul. La lumière lui blessait les yeux. Une odeur de feuilles humides filtrait de l’embrasure de la fenêtre, à moitié obturée par une natte aux couleurs passées. Il avait dû y avoir pendant la nuit un semblant de pluie, un crachat phtistique du ciel, et il fallait maintenant nettoyer les filtres du filet hydrotopique, vingt mètres carrés d’un tissu qui attirait l’humidité nocturne pour l’acheminer vers les conteneurs d’eau. Il devait au moins remplacer les épurateurs chimiques, encrassés par les saloperies que la pluie avait récupérées dans l’air. »
C’est l’une des très rares descriptions détaillées de l’ouvrage. Qu’y voit-on ? Pas grand-chose, justement. Sinon la fascination de l’auteur pour un vocabulaire factuel (« vingt mètres carrés ») d’ordre scientifique (« phtisique »), bourré de néologismes technologiques (« hydrotopique »). En revanche, on n’apprend rien du physique de Manu (comme des autres nombreux personnages), ni du décor de la pièce. À l’image de cette chambre, l’univers du Cinquième principe a des « couleurs passées » : des ruines d’une sensation, qui jamais ne reviendra.
… on en épouse les traits
Privés de vie, dépourvus de caractère, les personnages ne dépassent pas le rang d’êtres-de-papier. Involontairement (ou non), Cattani reproduit un processus en cours dans le capitalisme numérique : la dé-corporation des êtres humains. Les PEM, par lesquelles on transmet directement des pensées (entre autres), en marquent l’aboutissement : plus besoin de parler, plus besoin d’avoir recours à ce corps encombrant, tout va plus vite par la pensée… On pourrait espérer qu’à rebours de cette primauté des facultés et sensations intellectuelles, Le Cinquième principe mette en avant la beauté des corps. Il se trouve qu’un petit groupe de résistants, les Déraisonnables, pratique l’art de la Gestalt, qui consiste à fusionner sensations et pensées au sein d’un groupe. Or, là encore, malgré la puissance sexuelle qui émane de la Gestalt, la description demeure trop abstraite :
« Tout autour, la lumière du crépuscule sans fin dessinait des ombres aux mouvements acharnés, et chacune de ces ombres était un organisme vivant et chargé de sensations, d’expériences vitales, de joie de la liberté, d’enthousiasme pour la diversité des esprits, tout comme cela se passait pour lui. »
On évoque de grandes idées, on convoque des émotions, mais on ne fait qu’en parler, sans les éprouver. La puissance de la Gestalt, purement textuelle, ne se transmet pas au lecteur.Ce qui échoue dans les descriptions de la Gestalt vaut pour le roman tout entier. Le Cinquième principeressemble au rêve d’un ingénieur : mathématiquement précis, sensoriellement vide. De belles idées laissées sur le papier, qui n’arrivent pas à prendre forme, encore moins à engager le lecteur.
Le Cinquième principe, Vittorio Cattani, traduction de l’italien par Jacques Barbéri, 2018, La Volte, 576 p.
Maxime
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