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Les Bienveillantes de Jonathan Littell : Histoire d'« une bévue ».

Publié le 04 juillet 2008 par Danielriot - Www.relatio-Europe.com

Les Bienveillantes de Jonathan Littell : Histoire d'« une bévue ».

par Johanna Lehr, avec la collaboration de Daniel Lehr.

 

L'événement de la rentrée littéraire française 2006 poursuit sa trajectoire internationale, la scansion des traductions imprimant son rythme aux polémiques qui naissent dans son sillage. À l'heure où Les Bienveillantes déferlent sur le marché israélien, les débats redoublent d'intensité douloureuse quant à la question de la légitimité même d'une telle écriture fictionnelle.

Pour Littell, « un nazi sociologiquement crédible n'aurait jamais pu s'exprimer comme (son) narrateur[1] ». Lanzmann avance la même idée, mais pour critiquer le livre : aucun des anciens nazis qu'il a rencontrés au cours du tournage de Shoah n'a jamais parlé[2].

Littell revendique en réalité sa liberté d'auteur, trop souvent oubliée par les divers critiques qui cherchent à lui faire endosser un costume d'historien qu'il s'obstine à repousser d'un revers de phrase : « Max Aue est un rayon X qui balaye, un scanner. Il n'est effectivement pas un personnage vraisemblable. Je ne recherchais pas la vraisemblance, mais la vérité. Il n'y a pas de roman possible si l'on campe sur le seul registre de la vraisemblance. La vérité romanesque est d'un autre ordre que la vérité historique ou sociologique.[3] » 

Nous ne nous attacherons pas ici à débusquer les « invraisemblances historiques » qui lui ont été reprochées ailleurs pour invalider le bien fondé ou la résultante de sa démarche littéraire : à notre sens, les critiques s'annulent d'elles-mêmes lorsqu'elles se placent sur ce terrain extérieur à la dimension littéraire de l'objet.

 Ces « invraisemblances historiques » sont cependant hautement intéressantes à nos yeux, mais pour une raison tout à fait inverse : elles constituent en tant que choix narratifs un point de départ significatif pour questionner la construction du roman. L'intentionnalité de l'auteur fonctionne comme un révélateur : une œuvre artistique, en s'inscrivant dans l'histoire, transcende forcément les limites du projet délibéré, et s'avère dépassée par les commentaires que l'œuvre suscite.

Invraisemblances historiques et construction romanesque.

Comme le réaffirme Himmler à Aue : « Vous savez, je n'accepte en principe jamais d'hommes qui ont du sang étranger dans mon état-major[4] », les membres de la SS ne pouvaient pas être autre chose qu'Allemands de père et mère. Or Aue, de père Allemand et de mère Française, est adoubé pour en faire partie, au mépris du respect des règles élémentaires de cohérence logique à la fois de l'histoire et de l'œuvre qui se réclamerait de l'histoire.

 La question affleure par conséquent immédiatement : pourquoi donc Littell affranchit-il son héros des limites du cadre imposé ? Pourquoi construit-il un personnage historiquement improbable ? Il semble qu'aucune critique ne se soit attachée à questionner le fait qu'il soit à moitié Français et plus précisément Alsacien.

Littell lui-même avance l'argument de l'identification : « Très pragmatiquement, comme je ne suis pas Allemand, je ne parle pas allemand, il est un peu difficile pour moi d'avoir des paramètres 100 % allemands. Ça m'aide un peu pour tricher, on va dire.[5] »

 L'auteur réaffirme ici un geste purement artistique : construire un personnage fictionnel. Et accueille, beau joueur, les hypothèses interprétatives soulevées par son texte en tant qu'œuvre romanesque : « J'ai lu l'article d'un historien français qui a émis l'idée très intéressante que Max mentait. Moi, je n'avais jamais pensé à ça. Un nazi qui n'est pas antisémite, qui ne lit pas Rosenberg et qui préfère Flaubert est-il crédible ? Il n'y a aucune raison de croire ce type sur parole. Peut-être qu'il ment, peut-être qu'il était complètement antisémite, qu'il lisait Rosenberg, Hitler, Streicher. C'est une possibilité du texte, et tout à fait valable, je trouve.[6] »

Si l'on admet que Littell nous livre là ses règles du jeu entre auteur et lecteur, quelle analyse donner du choix de cette biographie narrative ? Notre champ lexical s'articule volontairement autour de la notion de jeu, parce qu'il doit installer le décor du terrain d'écoute sur lequel nous souhaitons nous placer : puisque Littell avoue avoir « triché », cherchons les « trucs » que l'œuvre recèle.

« Aue ».

La mention d'une référence à l'Alsace n'est en effet pas anodine. Il faut partir du mot dans le contexte de la langue. Or, le mot « Aue » en alsacien peut signifier « œil ». Si la métonymie fonctionne, Aue est donc associé à l'œil ; or que voit-il des choses qui l'entourent ? Au gré d'un cheminement par étapes, il expérimente un parcours physique et mental placé dès le départ sous le signe d'un certain aveuglement.

D'abord, notons qu'il n'en voit pas grand-chose par lui-même. Aue est guidé par son ami Thomas qui, en éclaireur, lui montre littéralement le chemin :

« Mon ami avait un génie étrange et infaillible pour se trouver non pas au bon endroit au bon moment, mais juste avant ; ainsi il semblait à chaque fois qu'il avait été toujours là, et que les revirements de la préséance bureaucratique ne faisaient que le rattraper. J'aurais pu le comprendre plus tôt si j'avais fait attention.[7] »

Thomas est encore celui qui l'aide à gravir les échelons bureaucratiques. Les deux personnages se croisent tout au long du roman dans diverses situations, mais Aue est constamment à la traîne hiérarchiquement derrière Thomas.

On pourrait croire que c'est le flair du personnage qui le sauve, mais rien n'est moins sûr. C'est l'œil l'attribut qui sous-tend la construction de ce personnage. À cet égard, le choix du prénom Thomas tient difficilement au hasard. Comment ne pas voir en ce personnage la métaphore de celui qui ne croit qu'en ce qu'il voit... c'est-à-dire Saint Thomas ?

« Thomas, appelé Didyme, l'un des douze, n'était pas avec eux lorsque Jésus vint. Les autres disciples lui dirent donc : Nous avons vu le Seigneur. Mais il leur dit : Si je ne vois dans ses mains la marque des clous, et si je ne mets mon doigt dans la marque des clous, et si je ne mets ma main dans son côté, je ne croirai point. Huit jours après, les disciples de Jésus étaient de nouveau dans la maison, et Thomas se trouvait avec eux. Jésus vint, les portes étant fermées, se présenta au milieu d'eux, et dit : La paix soit avec vous ! Puis il dit à Thomas : Avance ici ton doigt, et regarde mes mains ; avance aussi ta main, et mets-la dans mon côté ; et ne sois pas incrédule, mais crois. Thomas lui répondit : Mon Seigneur et mon Dieu ! Jésus lui dit : Parce que tu m'as vu, tu as cru. Heureux ceux qui n'ont pas vu, et qui ont cru ! » (Jn 20, 24-29)

Quand Aue lui prend in fine la vie, pour la faire sienne (il échange leurs identités), il lui subtilise aussi ce pouvoir à la fois visionnaire et pragmatique qui caractérisait Thomas : « [...] Je retournai Thomas dont les yeux étaient encore ouverts et déboutonnai sa tunique. Je dégrafai la mienne et fis rapidement l'échange avant de le retourner de nouveau sur le ventre.[8] »

Un homme sans gravité.

À l'épreuve du monde, son regard semble peu clairvoyant. Il donne sans cesse l'impression d'être ballotté au gré des rencontres sans chercher à les provoquer.

 Il serait un « guerrier appliqué[9] », éprouvant une liberté qui ne se résout dans aucun devoir, et qui collectionne, indifférent, les honneurs de la carrière militaire. Aue n'est mû par aucune ambition dévorante, aucune passion idéologique ne l'habite. Un « homme sans gravité[10] » se promène, sans but ni repère, à l'ombre des crimes de la Deuxième Guerre mondiale.

 Son engagement dans le nazisme ne se nourrit apparemment d'aucun encadrement idéologique à caractère contraignant : il se montre étonnamment capable de distance et manifeste même à son égard défiance et ironie. Un « homme sans qualités[11] » à l'ombre des idéologues discourt, irrésolu, des crimes de la Deuxième guerre mondiale avec tous ses bâtisseurs et exécuteurs.

 Si Aue est incurablement « agnostique » (il observe autour de lui les allégeances idéologiques de type religieux sans parvenir réellement à adhérer au principe même de la croyance), Thomas croit : régi par le principe de rationalité instrumentale, il n'oriente son action qu'en fonction de ce qu'il voit.

Car le narrateur Aue est précisément quelqu'un qui n'a pas de vision des choses : l'espace dans lequel projeter ses intentions et actions et la latitude qui lui permettrait de s'inscrire dans un futur rendu opaque lui font singulièrement défaut.

 Bref, tout se passe comme si, par cette ambivalence perpétuelle, le personnage manquait de « jeu » dans son rapport au monde. Littell lui fait endosser tour à tour de multiples points de vue, qui pénètrent en lui en s'annulant, dans ce trou noir qu'est cette conscience non ancrée dans le réel, de sorte qu'Aue peut sans ambages faire miroiter tout le spectre des contours imaginaires prêtés à la figure du nazi, fut-il banal ou monstrueux.

C'est en raison de cette vacuité du regard qu'il est support et vecteur de toutes les prises de vue de la guerre ; d'où la sensation d'empilement invraisemblable d'événements historiques auxquels Aue est mêlé et qui a été rangée au nombre des invraisemblances historiques de l'œuvre : Paris occupé, l'Ukraine, le Caucase et la Crimée, Stalingrad, Hitler dans son bunker.

 À ce titre, il croise également tous les personnages essentiels du régime nazi. Aux dires de Littell, Max Aue est une « grille d'observation. [...] Je voulais un narrateur qui puisse être lucide, donc détaché, donc distancié par rapport à tous les autres. Une partie du travail qui a été pour moi extrêmement importante, c'est justement les autres.

Les lecteurs se focalisent beaucoup sur Max, mais pour moi tous les autres, tous ceux que Max décrit, étaient aussi importants. Que ce soit Eichmann, que ce soit Rebatet, que ce soit les gens que j'ai inventés, j'ai essayé de montrer toute la gamme des nazis qu'il pouvait y avoir. Du petit nazi de base jusqu'à Himmler. Et Max comme figure me servait à ça. Lui, il pouvait observer.[12] »

Ce n'est que lorsque Aue est blessé à Stalingrad par une balle qui l'atteint à la tête et lui transperce le crâne[13], qu'un nouveau canal, celui de la vue, s'ouvre. Car c'est précisément à ce moment qu'il acquiert une vision, au double sens du terme : il délire, et s'imagine alors à bord d'un zeppelin[14] puis en haut d'une haute falaise surplombant la steppe[15].

Or c'est la première fois qu'il voit quelque chose ; convalescent, il le constatera d'ailleurs à son réveil : « Je voyais les choses plus clairement ; alors, nouvel Adam, la capacité de nommer les choses me fut rendue (ou tout simplement donnée). [...] Je contemplai ce spectacle extraordinaire avec émerveillement ; puis je détaillai tout ce que mon regard pouvait rencontrer.[16] »

 Ce « troisième œil rayonnant[17] » que creuse sa blessure au front va s'affronter, médusé, à la Gorgone, identifiée au sexe féminin de sa sœur dans un combat final... œil pour œil et dent pour dent : « Je mordais sa vulve à pleines dents et mes yeux s'ouvraient enfin, s'éclairaient, et voyaient tout. »

Pied de nez romanesque.

C'est précisément cette lucidité (re)trouvée qui éclaire ce qui se joue dans la scène tant décriée du bunker mettant en scène l'agression d'Hitler : qualifiée de grotesque par d'aucuns, mystérieuse pour d'autres, la rencontre manquée ne laisse d'intriguer. Est-ce le lecteur que Littell mène par le bout du nez, interroge Florent Bayart dans Libération[18] ?

Au mépris de toute vraisemblance historique, Aue est décrit comme le jouet improbable d'une pulsion désarmante de puérilité : il pince le nez de Hitler entre ses doigts repliés comme les adultes le font affectueusement aux enfants[19].

La scène n'est pas absurde, au contraire ; elle est comique du fait même qu'elle s'entend comme elle se parle : voici un homme qui ne peut réfréner le désir de toucher chez l'autre, et pas n'importe qui, l'instigateur de la catastrophe mondiale, le symbole minuscule de la finitude de son propre regard. En effet, Aue n'a guère vu dans cette affaire plus loin que le bout de son nez...

 La disproportion entre l'immensité du désastre provoqué par Hitler et la bévue d'un Aue, qui, au sens premier du terme, n'a rien vu (mené par le bout du nez donc), se résout ironiquement dans cette scène d'une confidentialité et d'une insignifiance apparente extrêmes.

Petite mise en scène de psychanalyse appliquée.

Littell répète à l'envi avoir voulu faire de Aue un personnage ordinaire, certes intelligent et membre d'une classe sociale intermédiaire, mais ni grand bourgeois ni aristocrate.

Il admet certes lui avoir conféré une certaine spécificité psychologique, qui ne semble pourtant pas déterminer chez lui la qualification de son personnage sous un vocable autre qu' « ordinaire ».

Tout se passe comme si, chez Littell, conformément à la logique du clivage dans la perversion, la normalité était avant tout sociale plutôt que psychologique. Et chaque fois qu'on oppose à l'auteur le qualificatif « homosexuel », il botte en touche, narquois : ainsi, récemment encore, lorsque Cohn-Bendit présente Max Aue comme un « intellectuel très cultivé et homosexuel », Littell le contre immédiatement : « Vous êtes sûr... ? » Et Cohn-Bendit de faire marche arrière : « Disons qu'il a de temps en temps des velléités d'homosexuel[20] »...

Cependant, malgré ses dénégations, Littell ne construit pas au plan psychologique un type banal, névrosé, qui appliquerait les ordres sans broncher, à l'instar de la figure d'Eichmann érigée par Arendt, à laquelle on pourrait objecter d'ailleurs de ne pas développer le fait qu'il ne fût pas que le calme fonctionnaire zélé du IIIe Reich.

En effet, on oublie qu'en février 1939, lorsque Eichmann reçut les responsables juifs allemands à Vienne pour leur exposer le plan d'émigration forcée, il est décrit par les témoins comme « métamorphosé », insolent, impoli, violent[21] ; de même qu'on occulte la gifle qu'il assena au docteur Josef Löwenherz, dirigeant de la communauté juive de Vienne.

Au contraire, loin de le décrire comme un bureaucrate obsessionnel, Littell fait volontairement d'Aue un véritable pervers, et la normalité sociale dont il le revêt en est justement un marqueur. C'est précisément en cela que l'homosexualité de type pervers d'Aue est un élément central de son livre.

L'auteur en avance pourtant une vision purement fonctionnelle : selon lui, l'homosexualité présenterait l'avantage de conférer à son narrateur un recul, une lucidité que ne pouvait pas avoir un brave père de famille comme Eichmann[22]. Et Julia Kristeva observe, lors d'une rencontre avec Littell organisée par le Centre Roland Barthes à l'École Normale Supérieure le 24 avril 2007[23], que « la féminisation victimaire de cette homosexualité passive confère au narrateur une réceptivité aiguisée par la souffrance d'autrui ».

Elle fait alors essentiellement de cette homosexualité  le soubassement au développement d'une tournure stylistique : Aue serait ainsi en mesure d'être réceptif à la réalité sensible, émotion qui se traduit dans des pages descriptives d'une grande beauté et dans l'empathie - limitée - qu'on le voit parfois manifester aux victimes. Dans les deux cas, le choix quasi arbitraire de l'homosexualité d'Aue répondrait à l'exigence romanesque d'un cohérence psychologique du personnage. Or, l'homosexualité d'Aue ne peut pas être accidentelle.

« Wendung ».

Cette homosexualité de type pervers est un trait du personnage d'Aue que l'auteur n'a pas choisi au hasard. Il suffit pour s'en convaincre d'examiner comment il la met en scène. Si l'auteur se divertit à égarer ses critiques en taisant les clés qui permettraient de déchiffrer l'énigme du son livre, l'écriture de la scène du miroir est par contre un petit bijou, très clair, de transposition littéraire d'une leçon de psychanalyse appliquée.

Voyons le tableau : Aue, blessé au front, marqué par cet « œil pinéal, vagin béant » demande à jeune homme de le pénétrer debout, appuyé sur une commode, « face à l'étroit miroir qui dominait la chambre ». La scène de délire surgit au moment de la jouissance, quand derrière le visage de sa sœur dont il cherche les traits à travers les siens, surgit celui de la mère. « Entre ces deux visages et leur fusion parfaite vint se glisser, lisse, translucide comme une feuille de verre, un autre visage, le visage aigre et placide de notre mère, infiniment fin mais plus opaque, plus dense que le plus épais des murs.[24] » La haine de sa mère est telle qu'il brise le miroir, et plus tard, transposant l'acte dans le réel, la tue pour de vrai.

Voir sa mère en train de jouir dans son corps à lui : la fusion des visages, celui de la sœur n'étant qu'un intermédiaire avec de la mère, met en image de manière détaillée le mécanisme sur lequel l'homosexualité masculine est construite. Car le phénomène d'identification à la mère est à son fondement. Freud l'a identifié du nom de Wendung, « retournement » : voici ce qu'il en dit.

« Le jeune homme a été fixé à sa mère, au sens du complexe d'Œdipe, d'une manière inhabituellement longue et intense. Mais vient enfin, la puberté enfin achevée, le temps d'échanger la mère contre un autre objet sexuel. Il se produit alors un retournement (Wendung) soudain ; l'adolescent n'abandonne pas sa mère, mais s'identifie à elle, se transforme en elle et recherche maintenant des objets qui puisent remplacer pour lui son propre moi et qu'il puisse aimer et choyer, comme il en avait fait l'expérience grâce à sa mère.[25] »

L'homosexuel, en tant qu'il s'identifie à une mère ayant le phallus, c'est-à-dire possédant l'objet qui la place au point de mire de l'attention, va précisément s'intéresser à son phallus mais, « chose curieuse », écrit Lacan, ce dont il s'agit alors, c'est « du sien en tant qu'il va le chercher chez un autre[26] ». C'est donc cet objet qu'il va chercher chez ses partenaires.

Ici opère le retournement : non pour en jouir à son propre compte, mais pour faire jouir la mère. En ce sens, l'identification ne porte pas sur le désir de la mère ou son amour : il est identification à sa jouissance.

La coïncidence entre le moment où Aue jouit et celui où il aperçoit avec effroi sa mère dans le miroir ne fait que mettre en scène cet instant précis de l'immixtion de l'autre dans son propre corps puisqu'il se voit jouir littéralement pour la mère. Il lui donne corps pour qu'elle puisse jouir de l'objet qu'elle a désigné comme désirable et souhaité qu'il lui ramène. Car la mère peut subtilement indiquer à son enfant l'objet de sa jouissance, comme le rapporte finement Philippe Julien dans une lecture de Jacques Lacan[27] à propos de « l'étrange identité » dégagée par l'historien d'Henry de Montherlant entre les désirs et rêves de sa mère et ceux de son fils Henry[28].

En l'occurrence, l'amour entre la mère et le fils se double de la passion éprouvée par le jeune garçon pour un camarade d'école qu'il embrasse un jour sur les paupières closes. « L'étrange identité » apparaît lorsque la mère, confiant à son fils un de ses rêves, révèle avoir superposé les deux enfants en les confondant dans l'octroi d'un même baiser sur les paupières. Le fils, que le rêve de sa mère conforte dans l'idée de son droit à aimer son camarade, reconstruit alors dans la jouissance pour ce jeune garçon la répétition de la jouissance de la mère, qui a désigné à son fils ce garçon comme objet de sa jouissance.

Si le roman ne nous livre pas clé en main l'événement à partir duquel pourrait se dater le retournement chez Aue, il n'illustre pas moins irréfutablement en acte, décor et miroir compris, le tableau quasi clinique du mécanisme caractéristique de l'homosexualité masculine de perpétuation de la jouissance de la mère.

Utilité fonctionnelle et regrets littéraires.

Littell revendique donc doublement l'utilité fonctionnelle de la construction romanesque de son héros.

Premier bénéfice avancé : il est une figure souple et intelligente, où peuvent se répercuter et dialoguer de manière contradictoire les discours et débats des acteurs de l'histoire, mais aussi de leurs exégètes historiens. Cependant, le choix de l'idéologie « liquide[29] » du personnage ne fait-il paradoxalement pas manquer sa cible littéraire à Littell, peut-être justement pris ici au piège de la tentation d'une reconstruction historique ?

En effet, Littell déploie une galerie de personnages ayant réellement existé qui ne cessent à travers le récit par Littell de leurs actes d'exposer les supposées raisons idéologiques qui les sous-tendent. L'auteur met sans cesse l'accent, au niveau individuel et collectif, sur les conditions de production de l'action. Le mal se conçoit donc comme résultante d'une action et non comme essence. Mais la question du mal n'est pas le fond de notre propos ici : elle nous intéresse dans sa mise en forme.

Or, si Littell donne de la voix à ces personnages, il ne nous livre à l'inverse aucune information sur les motivations à agir d'Aue. C'est bien simple : jamais Aue n'explicite la source intellectuelle et morale de sa propre adhésion politique au nazisme en tant qu'elle justifie sa participation matérielle à la guerre. On peut se demander s'il est pertinent, dans la construction psychologique de son objet littéraire, que Littell ait soulagé son narrateur du poids de l'idéologie, dans la mesure où il s'est alors privé des moyens de déployer l'articulation de l'idéologie et de l'acte criminel du point de vue littéraire.

Deuxième bénéfice retiré : l'homosexualité perverse d'Aue lui ouvrirait la voie à une humanisation forcée et partant à une condition partagée entre « frères humains[30] »...

Littell voudrait-il réellement nous faire croire qu'Aue est « un homme comme les autres[31] » ? La perversion spécifique du personnage dénie cette affirmation. Tout lecteur qui, d'aventure, se serait laissé dériver au fil des pages vers une insidieuse identification à Aue ne peut manquer de sursauter, sérieusement dégrisé, et rompre sur-le-champ cette intimité devenue écoeurante lorsque notre homme bien ordinaire assassine monstrueusement mère et beau-père. Pourtant, Littell maintient son cap : « Max, même s'il est très intelligent, très cultivé, et en plus assez spécial du point de vue psychologique, est quand même un type ordinaire.

Dans le genre ordinaire, on inclue aussi les intellectuels qui sont aussi ordinaires que les autres. Ce n'est pas parce qu'il est plus intelligent qu'il est moins ordinaire. Ce que je ne voulais pas, par contre, c'est un psychopathe, quelqu'un qui fait cela parce que cela lui fait plaisir. Je ne pense pas qu'il soit anormal ; je connais beaucoup de gens comme lui.[32] »

On peut regretter cette contradiction, sur le plan littéraire. S'incarnant dans la chair d'un personnage à l'enracinement psychologique bancal, elle restreint de fait la portée heuristique du livre. En effet, l'ouvrage ne rate-t-il pas ainsi le coche de ce qui aurait pu être le premier éclairage littéraire de ce phénomène central du IIIe Reich : la production, au sens donné par Christopher R. Browning[33], de criminels ordinaires ?

Johanna Lehr,

doctorante en science politique, Université Paris 1 Panthéon-La Sorbonne.

Daniel Lehr,

psychanalyste.

« Les Bienveillantes », de Jonathan Littell, Gallimard, 2006.



[1] Jonathan Littell, « Entretien avec Le Monde », Le Monde 31/08/06.

[2] « Claude Lanzmann juge Les Bienveillantes », Le Nouvel Observateur 21/09/06.

[3] Le Monde des livres 17/11/06.

[4] Jonathan Littell, Les Bienveillantes, Paris : Gallimard, 2006, p. 497.

[5] « Daniel Cohn-Bendit - Jonathan Littell : Les Bienveillantes, l'Allemagne et sa mémoire » Le Figaro, 03/03/08.

[6] Ibid.

[7] Jonathan Littell, op. cit., p. 61.

[8] Idem, p. 893 et 894.

[9] Jean Paulhan, Le guerrier appliqué, Paris : Gallimard, 1982, p. 58.

[10] Charles Melman, L'homme sans gravité. Jouir à tout prix, Paris : Denoël, 2002.

[11] Robert Musil, L'homme sans qualités, Paris : Points, 1995.

[12] « Daniel Cohn-Bendit - Jonathan Littell : Les Bienveillantes, l'Allemagne et sa mémoire » art.cit..

[13] Jonathan Littell, op. cit., p. 379.

[14] Idem, p. 388.

[15] Idem, p. 392.

[16] Idem, p. 400.

[17] Idem, p. 832.

[18] « Littell pas si bienveillant », Libération 01/11/06

[19] Dans l'édition de poche sortie par Gallimard en 2008, Littell a tenu à renouer avec la version initiale de l'épisode refusée par l'éditeur : il fait mordre Hitler par Aue.

[20] « Daniel Cohn-Bendit - Jonathan Littell : Les Bienveillantes, l'Allemagne et sa mémoire » art. cit.

[21] Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, Paris : Gallimard, 1966, p. 78.

[22] Jonathan Littell, « Cosmopolitaine », France Inter, 12/11/06.

[23] La conférence portait le titre : « À propos des Bienveillantes. De l'abjection à la banalité du mal ». Le texte de la conférence a été publié dans Infini n° 99, été 2007.

[24] Jonathan Littell, op. cit., p. 474.

[25] Sigmund Freud, « Psychologie des foules et analyse du Moi », Essais de psychanalyse, Paris : Payot, 1981, p. 171 et 172.

[26] Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre IV, La Relation d'objet, p. 272.

[27] Philippe Julien, Psychose, perversion, névrose. Une lecture de Jacques Lacan, Paris : Érès, 2000, p. 114 à 117.

[28] Pierre Sipriot, Montherlant sans masque (tome 2), Paris : Laffont, 1990, p. 440.

[29] Au sens donné par Zygmunt Bauman dans La vie liquide, Paris : Rouergue, 2006. Liquide, l'idéologie se déformerait pour ne plus faire sens, par l'usage même qu'Aue en fait. Liquide, elle est proprement informe.

[30] Jonathan Littell, op. cit., p. 11.

[31] Idem, p. 30.

[32] Jonathan Littell, « Cosmopolitaine », France Inter, 12/11/06.

[33] Christopher R. Browning, Des hommes ordinaires. Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en Pologne, Paris : Les Belles Lettres, 2005.


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