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Marxisme et transcendance

Par Roger Garaudy A Contre-Nuit
Marxisme et transcendance La transcendance, pour un marxiste, n'est jamais absolue : elle est passage d'un ordre à un autre. La vie transcende le physico-chimique. L'homme n'est jamais simplement la résultante des conditions dans lesquelles il est né et a été formé. Marx n'est pas le continuateur de Spinoza s'enfermant dans la pure immanence. Comme Spinoza, il refuse toute finalité externe : l'homme crée, dans ce monde, son sens et sa liberté. Mais précisément il les crée, il ne les découvre pas tout faits. Marx ne s'oppose pas seulement à une certaine théologie dogmatique qui opposerait transcendance et immanence. Il s'oppose aussi à la philosophie de l'histoire de Hegel et à l'évolutionnisme positiviste. La transcendance et l'immanence ne s'opposent pas  comme le oui et le non delà logique classique; elles sont ) dialectiquement liées, en tension : elles s'excluent et s'impliquent, à la fois. La transcendance c'est la contestation intérieure de l'immanence. Elle n'est pas de l'ordre de l'être mais du faire. Pour un athée marxiste, la traduction la plus proche de la « présence de Dieu », c'est l'expérience de la création sous toutes ses formes : de l'invention scientifique à la création artistique, de l'amour à la révolution. Il ne dira pas : Dieu est là , mais : quelque chose de neuf émerge dans l'histoire et dans la vie des hommes. Une conception de la transcendance placée dans 1' « au-delà », la met en marge de la vie des hommes. Cette subjectivité active, qui est jaillissement sans fin de la transcendance, l'image du Christ en a donné l'exemple : lorsque avec lui le Dieu des transcendances lointaines est entré dans l'histoire quotidienne des hommes, il l'a fait en briseur d’idoles et de chaînes, en passeur de frontières, détruisant les tabous et se situant par-delà la justice, le bien et le mal, au nom d'un amour transcendant précisément toutes ces limites historiques, et faisant de lui, selon l'expression du théologien protestant Roland de Pury, le vrai homme, l'homme que Dieu lui-même, Dieu seul a pu être, toute autre humanité que la sienne ne pouvant être qu'inhumaine. Le marxisme ne peut être l'authentique briseur de chaînes que s'il est capable d'intégrer ce moment chrétien, ce moment divin de l'homme. Car l'attitude révolutionnaire, en politique comme en art, a encore plus besoin de transcendance que de réalisme. Aucune contradiction « objective » ne peut, à elle seule, engendrer une révolution. Marx, et Lénine après lui, ont montré que la misère ne se transforme pas automatiquement en mouvement ascendant pour renverser le système qui engendre la misère : il faut un projet révolutionnaire montrant qu'un autre régime, répondant aux voeux profonds des masses, est possible.
Aucune démonstration dite « scientifique » ne peut établir la nécessité de ce possible : Marx, dans le Capital ,analysant les contradictions du capitalisme, prouve que le développement interne du système le conduit à sa propre destruction. Mais il ne décrit pas la société qui en naîtra. Chaque fois qu'il évoque la société future, il n'a nullement la prétention d'employer une méthode scientifique. Pour ses anticipations, il pratique deux démarches : la dialectique proprement hégélienne de la négation de la négation ou la projection inspirée des utopistes. L'exemple le plus typique d'utilisation du schéma hégélien de la négation de la négation se trouve dans une oeuvre de jeunesse : Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel. Sa certitude de l'émancipation de la classe ouvrière s'exprime ainsi : « Il faut former une classe avec des chaînes radicales... une sphère qui ait un caractère universel par ses souffrances universelles... qui ne puisse plus s'en rapporter à un titre historique, mais simplement au titre humain, une sphère qui ne soit pas en une opposition particulière avec les conséquences, mais en une opposition générale avec tous les principes du système politique..., une sphère enfin qui ne puisse s'émanciper sans s'émanciper de toutes les autres sphères de la société et sans, par conséquent, les émanciper toutes, qui soit, en un mot, la perte complète de l'homme, et ne puisse donc se reconquérir elle-même que par le regain complet de l'homme. La décomposition de la société en tant que classe particulière, c'est le prolétariat. » La mission historique du prolétariat, la reconquête de l'homme total, est ici fondée sur la dialectique hégélienne qui, elle-même, est héritière de la dialectique chrétienne de la crucifixion et de la résurrection. C'est ce que soulignait Jaurès : « De même que cet abaissement infini de Dieu était la condition du relèvement infini de l'homme, de même, dans la dialectique de Marx, le prolétariat, le sauveur moderne, a dû être...abaissé au plus profond du néant historique et social, pour relever, en se relevant, toute l'humanité. » Dans le Capital, Marx, s'attachant à l'analyse économique des mécanismes qui acheminent le système vers sa décomposition finale, gardera l'armature hégélienne. La production capitaliste, négation de la propriété fondée sur le seul travail, engendre sa propre négation : « C'est la négation de la négation », écrit Marx.  Ce qui a pour conséquence un nouveau renversement dialectique des rapports de l'objet et du sujet (de la machine et de l'homme) et le passage de l'aliénation (dont le fétichisme de la marchandise est un cas particulier) à l'épanouissement de 1' « homme total ». Nous sommes ici très proches du thème du passage de l'avoir à l'être dans les « Manuscrits de 1844 ». Lorsque Marx, au-delà de l'analyse du mouvement réel de la société capitaliste, explore les possibles futurs, il se réfère aux anticipations des utopistes antérieurs. Engels, dans Socialisme utopique et socialisme scientifique, les énumère : Thomas Miinzer, les « niveleurs » anglais, Morelly et Mably, Saint-Simon, Owen, Fourier, qu'il considère comme les « fondateurs du socialisme ». Il ajoute : « A l'immaturité de la production capitaliste, à l'immaturité de la situation des classes, répondit l'immaturité des théories. La solution des problèmes sociaux, qui restait encore cachée dans les rapports économiques, devait jaillir du cerveau... Il s'agissait d'inventer un nouveau système plus parfait de régime social et de l'octroyer de l'extérieur à la société, par la propagande et, si possible, par l'exemple d'expériences modèles. » Loin de ridiculiser ou de mépriser comme des « folies », ces anticipations, « nous préférons, dit Engels, nous réjouir des germes d'idées de génie et des idées de génie (souligné par Engels) qui percent sous l'enveloppe fantastique et auxquels les philistins sont aveugles ». Marx a puisé, pour imaginer l'avenir, dans ces projections : la conception d’une société sans classe et sans État chez Thomas Mùnzer, la conception de l'État de Fourier et celle de l'épanouissement de l'homme, les théories du travail et de l'éducation polytechnique d'Owen, etc. Marx, qui n'a jamais voulu constituer un « système », n'a pas toujours articulé la philosophie de sa jeunesse, les analyses économiques du Capital, et l'élaboration de modèles de l'avenir qu'exigeait sa vie de militant.
Chez ses successeurs, surtout lorsque la doctrine servit de fondement à des partis et à des États, le marxisme s'appauvrit : dans le contexte historique de la fin du XIXesiècle et du début du XXe, l'on voulut exploiter au maximum le prestige de la « science » mais dans son interprétation d'époque, c'est-à-dire dans un sens positiviste. Avec Kautsky déjà, ce n'est plus qu'un catalogue de lois économiques permettant des extrapolations à partir des faits présents. L'on substitue à la dialectique hégélienne le dualisme kantien d'un monde de phénomènes, soumis, en l'absence de l'homme, à un déterminisme mécanique, et d'un monde moral, purement subjectif, n'engrenant pas sur le réel. Avec Staline l'on juxtapose, sous le nom de matérialisme dialectique, une conception positiviste des sciences de la nature et une philosophie de l'histoire qui fonde la certitude de la victoire du socialisme sur une théologie laïcisée : la connaissance des lois les plus générales de la nature, de la pensée et de l'histoire.  A partir d'une telle vision fleurissent les perversions propres aux Églises : dogmatisme et cléricalisme, apologétique et satisfaction conservatrice de soi. Faute d'être reconnue comme telle, la foi, qui est au principe de toute action révolutionnaire, prend des formes dévoyées telles que le fanatisme sectaire, le culte de la personnalité, la certitude dogmatique de posséder la vérité totale et définitive, avec l'inquisition qui en découle nécessairement. Si les révolutionnaires ne veulent pas perpétuer ces conceptions dépravées de l'histoire comme de l'avenir, qui stérilisent et paralysent l'action révolutionnaire, il importe qu'ils prennent conscience du dynamisme et des possibilités de la foi qui est en eux. La véritable alternative à une religion opium du peuple, ce n'est pas un athéisme positiviste, car le positivisme ce n'est pas seulement le monde sans Dieu mais le monde sans l'homme. La véritable alternative c’est une foi militante et créatrice pour laquelle le réel ce n'est pas seulement ce qui est, mais tous les possibles d'un avenir qui apparaît toujours impossible à qui n'a pas la puissance de l'espoir.
Roger GARAUDY, L’alternative,Robert Laffont éditeur,pages 117 et suivantes Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest Libellés : Roger Garaudy

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